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‘Abd Allâh b. Buluggîn, dernier souverain ziride de Grenade (1073-1090) : trajectoire d’un émir des Taifas

Par Delphine Froment
Publié le 03/01/2017 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Le dernier souverain ziride de Grenade (1073-1090)

Education et accession au trône

‘Abd Allâh b. Bullugîn est le dernier souverain du royaume de Grenade. Né en 1056, il est désigné à l’âge de 8 ans, en 1064 à la mort de son père Buluggîn Sayf al-Dawla, comme l’héritier présomptif de son grand-père, Badîs b. Habûs. ‘Abd Allâh b. Bullugîn est alors préféré à son oncle, Mâksan, auquel on reproche une mauvaise conduite et même une certaine cruauté, et à son frère aîné Tamîm al-Mu’izz. Considérant qu’il sait déjà écrire et réciter le Coran, on le retire de l’école ; mais malgré cette légère éducation, il est très cultivé, ainsi que le démontre sa capacité à citer des versets du Coran, des hadîth, de la poésie ou des proverbes. Il peut également disserter sur maints sujets : sa connaissance ne se réduit pas au fiqh (droit) ou à l’adab (culture arabe classique), et s’étend à la médecine, à l’astrologie, à l’astronomie. Son éducation montre combien les maisons royales et les familles aristocratiques d’Al-Andalus ont pu, au temps des Taifas, atteindre un haut niveau de culture.

En 1073, à la mort de Bâdis b. Habûs, ‘Abd Allâh b. Buluggîn lui succède sur le trône. Le royaume de son grand-père est néanmoins divisé en deux territoires : celui de Grenade est attribué à ‘Abd Allâh b. Bullugîn, tandis que celui de Málaga est attribué à son frère aîné. Henri Terrasse, dans un article de 1965, fait observer que ‘Abd Allâh est porté très jeune au trône, et du fait de sa faible expérience, doit faire l’apprentissage de son métier de roi sur le tas (1).

Les premières années du règne : s’imposer à Grenade et au sein des Taifas

Son règne est assez représentatif des enjeux auxquels sont confrontés les princes des Taifas au XIe siècle : troubles internes, guerres avec les autres royaumes voisins, et alliances compromettantes avec le roi de Castille Alphonse VI pour se protéger des Taifas rivales.

En effet, dès son arrivée sur le trône, les princes voisins tentent de se saisir de son territoire. L’émir de Séville al-Mu’tamid b. ‘Abbâd, en particulier, s’allie avec Alphonse VI de Castille pour attaquer le royaume de Grenade ; il se replie cependant rapidement pour se tourner vers Cordoue, et ‘Abd Allâh b. Bullugîn en profite alors pour conclure un accord avec les Castillans, qui promettent de ne pas attaquer Grenade en redevance d’un tribut annuel de 10 000 dinars et de quelques forteresses qui seraient laissées à al-Mu’tamid b. ‘Abbâd. A la suite de cet accord, il s’impose face aux princes d’Almería et de Málaga qui avaient essayé de conquérir son territoire.

Surtout, il se débarrasse rapidement de son vizir Simâja pour s’accaparer la totalité du pouvoir : il accuse notamment Simâja d’être un despote, qui aurait essayé d’ôter la réalité du pouvoir aux princes de Grenade ; Simâja avait pourtant empêché l’invasion de l’émirat de Grenade au moment de la mort de grand-père de ‘Abd Allâh b. Buluggîn. La manière qu’a l’émir de tenter de justifier sa décision de renvoyer et de condamner Simâja est un indice des troubles internes que connaît alors le royaume de Grenade, où les Zirides (qui sont des Berbères) sont peu appréciés de la population andalouse.

D’après les propres mots de ‘Abd Allâh b. Bullugîn, la période de son règne qui précède la conquête de Tolède par Alphonse VI de Castille (1085) est un temps de grande prospérité, troublé uniquement par la menace castillane qui plane sur Al-Andalus.

La menace almoravide et la fin des Zirides de Grenade

En 1086, al-Mu’tamid b. ‘Abbâd de Séville est attaqué par Alphonse VI de Castille : il appelle à son secours les Almoravides menés par leur émir Yûsuf ibn Tashfîn et qui viennent de prendre le contrôle du Maghreb. ‘Abd Allâh b. Buluggîn répond lui aussi à l’appel. Les troupes des Taifas et des Almoravides tiennent en échec les Chrétiens du Nord lors de la bataille de Zallâqa (ou de Sagrajas), le 2 novembre 1086. Les Mémoires de ‘Abd Allâh b. Buluggîn sont très intéressantes pour le récit de cette grande bataille, en ce que l’émir de Grenade est plus objectif que la plupart des autres chroniques musulmanes : comme le remarque Amin T. Tibi, il ne dit pas que cette bataille fut particulièrement décisive (ainsi qu’elle a souvent été présentée) mais commente très simplement que Yûsuf ibn Tashfîn en ressorti « indemne et victorieux » (2).

Après leur victoire de 1086, les Almoravides repartent au Maroc, laissant les souverains des Taifas en place. Mais très vite, Alphonse VI de Castille revient vers ‘Abd Allâh b. Buluggîn et exige qu’il lui paye un tribut annuel très élevé, arguant que si l’émir ne lui donnait pas cette somme, il ne pourrait pas résister aux Chrétiens du Nord, d’autant plus que les Almoravides n’avaient laissé aucune armée en Al-Andalus. ‘Abd Allâh s’exécute, payant le tribut de sa propre poche et en taxant les Juifs, mais se refusant néanmoins à imposer les Musulmans.

‘Abd Allâh b. Buluggîn est de plus en plus isolé : des intrigues sont fomentées contre lui par Ibn al-Qulay’î, un faqîh de sa cour, et son frère Tamîm, prince de Málaga, lui est très hostile. L’émir de Grenade fait ainsi renforcer ses fortifications, et fait stocker de nombreuses provisions pour anticiper un probable siège. Par ailleurs, il réorganise ses effectifs : alors que l’administration et l’armée du royaume de Grenade étaient depuis longtemps composées de nombreux Berbères Zanâta, ‘Abd Allâh b. Buluggîn décide de recruter davantage de Berbères Sanhâja parmi ses fonctionnaires pour contrebalancer ces proportions ; il s’agit là d’une tentative pour se montrer conciliant vis-à-vis des Almoravides : en effet, les Almoravides sont eux-mêmes des Berbères Sanhâja, ennemis traditionnels des Berbères Zanâta.

Cependant, et malgré ses efforts pour se rapprocher d’eux, c’est finalement des Almoravides que viendra la déchéance de l’émir : s’apercevant que les royaumes des Taifas ne peuvent plus se gérer eux-mêmes, les Almoravides reviennent en 1090 et déposent les princes les uns après les autres. Grenade est ainsi assiégée par Yûsuf ibn Tashfîn. ‘Abd Allâh b. Bullugîn oppose d’abord une certaine résistance, mais ses forteresses se rendent et ses troupes berbères désertent le camp ziride pour rejoindre les Almoravides. En outre, la population de l’émirat réclame le départ des Zirides qui accablent de taxes et d’impôts les habitants ; d’ailleurs, dès l’arrivée au pouvoir des Almoravides, ceux-ci abrogeront les taxes non-coraniques (c’est-à-dire les taxes qui ne sont pas présentées comme légales dans le Coran). Incapable de se maintenir au pouvoir plus longtemps, ‘Abd Allâh b. Buluggîn se rend à son tour. C’est la fin des Zirides de Grenade : il est alors détrôné, et envoyé en résidence forcée à Aghmât dans le Sud du Maroc. Il y meurt à une date inconnue.

C’est en exil, probablement quatre ans après sa déposition, qu’il rédige ses Mémoires qui sont aujourd’hui une source extrêmement importante pour l’histoire du règne des Zirides en Al-Andalus.

Les Mémoires de ‘Abd Allâh b. Buluggîn

Une source importante pour l’histoire de l’Espagne musulmane au XIe siècle

Intitulée al-Tibyân ‘an al-hâditha al-kâ’hina bi-dawlat banî Zîrî fî Gharnâta, l’autobiographie de ‘Abd Allâh b. Buluggîn constituait au moment de sa redécouverte « la somme documentaire la plus considérable et la moins déformée que l’on possède sur l’histoire de la seconde moitié du XIe siècle hispanique » (Evariste Lévi-Provençal). Cette source permet en effet de retracer la vie intérieure du royaume des Zirides de Grenade.
Cinq fragments de ces Mémoires ont été retrouvés à la mosquée de la Qaraouiyn à Fès, où ils avaient été abandonnés, à une date inconnue, dans une soupente avec d’autres manuscrits : l’historien Evariste Lévi-Provençal les a identifiés, traduits, analysés et publiés.
Les Mémoires demeurent incomplètes : le début et la fin manquent, ainsi que des passages entre les cinq fragments.
Cependant, ces écrits sont une source fondamentale pour connaître l’histoire de la Taifa de Grenade, son organisation politique et son évolution. En 1965, Henri Terrasse s’est ainsi fondé sur les Mémoires pour décrire le royaume et en analyser la vie politique ; il présente notamment l’organisation de l’administration et de la cour, les relations entre l’émir et ses vizirs, les très nombreuses intrigues autour du pouvoir, et le rôle que les femmes jouent dans la vie politique.

Un testament politique et littéraire de ‘Abd Allâh b. Buluggîn

Notons cependant qu’au-delà d’être une description de l’histoire du royaume de Grenade, et d’être ainsi une source unique pour les Taifas, les Mémoires ont aussi été l’occasion, pour ‘Abd Allâh b. Buluggîn, de justifier sa conduite en tant qu’émir de Grenade. Alors qu’il a souvent été accusé de couardise, de luxure et d’homosexualité par les chroniqueurs de la fin du XIe siècle et du XIIe siècle, ‘Abd Allâh b. Buluggîn tente dans ses écrits de réhabiliter son héritage politique (3). Il avait par exemple été accusé par les Almoravides de compromission et de collusion avec les Chrétiens contre les Musulmans : il se défend, dans ses Mémoires, d’une telle condamnation, et accuse en retour les intrigues du faqîh Ibn al-Qulay’î et d’autres juristes auprès des Almoravides pour le mener à sa perte. Par ailleurs, s’il admet qu’il est de nature mélancolique et pessimiste, il insiste sur les batailles qu’il a menées contre les Chrétiens ou contre les Taifas rivales. De fait, il a notamment combattu les Chrétiens du Nord à la bataille de Nívar à un moment où les autres princes andalous rechignaient largement à se battre pour défendre le territoire d’Al-Andalus. Dans le dernier chapitre de son livre, il se présente également comme un souverain juste et bon, n’ayant jamais versé de sang innocent, exproprié des terres de ses sujets ou enfreint les lois du Coran. Il se défend enfin de toute luxure, insistant notamment sur sa non-addiction au vin. Il semblerait effectivement qu’il n’ait pas commis d’extravagances particulières, contrairement à d’autres princes andalous contemporains (4).

Au-delà de sa volonté de justifier ses actes politiques, ‘Abd Allâh b. Buluggîn montre dans ses Mémoires l’étendue de son savoir. Le dernier chapitre est justement l’occasion pour l’auteur de montrer l’étendue de sa science ; il promet d’ailleurs d’y citer quelques uns de ses propres vers, mais ceux-ci ne figurent malheureusement pas dans le manuscrit retrouvé.

Dernier souverain ziride de la Taifa de Grenade, ‘Abd Allâh b. Buluggîn a connu un règne relativement représentatif de ceux des princes des Taifas, qui firent face aux mêmes enjeux que lui : rivalités entre Taifas, menace des Chrétiens du Nord, menace des Almoravides, impopularité auprès des habitants du fait des impôts et de l’incapacité à maintenir la sécurité des frontières, déposition par les Almoravides… Avec ses Mémoires, il nous laisse une source exceptionnelle de ce que fut la période des Taifas. Un témoignage d’autant plus important qu’il est extrêmement rare à l’époque médiévale qu’un souverain musulman raconte de son propre point de vue et écrive de sa propre main les souvenirs de son règne et de sa dynastie.

Notes :
(1) Henri Terrasse, « La vie d’un royaume berbère au xie siècle espagnol : l’émirat ziride de Grenade », Mélanges de la Casa de Velázquez, 1965, 1, 1, p. 78.
(2) Amin T. Tibi, The Tibyân, Memoirs of ‘Abd Allâh b. Buluggîn, Last Zîrid Amîr of Granada, Leiden, E.J. Brill, 1986.
(3) Ibid.
(4) Ibid.

Bibliographie :
 Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dir.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
 Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001.
 Pierre Guichard, Bruno Soravia, Les royaumes de Taifas : apogée culturel et déclin politique des émirats andalous du XIe siècle, Paris, Geuthner, 2007.
 Amin T. Tibi, The Tibyân, Memoirs of ‘Abd Allâh b. Buluggîn, Last Zîrid Amîr of Granada, Leiden, E.J. Brill, 1986.
 Henri Terrasse, « La vie d’un royaume berbère au xie siècle espagnol : l’émirat ziride de Grenade », Mélanges de la Casa de Velázquez, 1965, 1, 1, pp. 73-85.

Publié le 03/01/2017


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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