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Aux origines de la crise du Qatar : entre rivalité pour l’hégémonie régionale et enjeux de politique intérieure

Par Camille Lons
Publié le 22/09/2017 • modifié le 16/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Egyptian Foreign Minister Sameh Shoukry © reads a statement while giving a joint press conference with Saudi Foreign Minister Adel al-Jubeir (L), UAE Minister of Foreign Affairs and International Cooperation Abdullah bin Zayed Al-Nahyan (2nd-L), and Bahraini Foreign Minister Khalid bin Ahmed al-Khalifa (3rd-R) after their meeting in the Egyptian capital Cairo on July 5, 2017, discussing the Gulf diplomatic crisis with Qatar, as Doha called for dialogue to resolve the dispute.

Khaled ELFIQI / POOL / AFP

Chronique d’une rupture annoncée : retour sur le déroulement de la crise

Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Bahreïn et l’Egypte annoncèrent la rupture de leurs relations diplomatiques avec le Qatar, et déclarèrent un blocus terrestre, aérien et maritime à l’encontre de celui-ci, lui reprochant de soutenir des mouvements terroristes et de maintenir des relations étroites avec l’Iran, bête noire des régimes du Golfe.

La crise fait suite à la publication par le site de la Qatar News Agency le 23 mai 2017, de propos conciliants envers l’Iran, le Hamas et Hezbollah, attribués à l’émir Tamim ben Hamad Al-Thani. Malgré le démenti immédiat du Qatar, et les affirmations que le site aurait été piraté par les Emirats arabes unis, les pays voisins du Golfe réagirent aussitôt par la rupture de leurs relations diplomatiques avec l’émirat. Les relations s’étaient déjà tendues en avril 2017 lorsque le Qatar avait négocié avec des groupes chiites soutenus par l’Iran la libération de plusieurs otages retenus en Irak. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis avaient alors reproché au Qatar la somme importante payée pour sécuriser la transaction, la considérant comme une forme de financement masqué. Ils publièrent le 23 juin une liste de treize demandes, comportant notamment la cessation de tout soutien à des groupes terroristes, la réduction des relations avec l’Iran, la fermeture de la chaîne Al Jazeera et la fermeture d’une base militaire turque. Cependant, face à la fermeté du Qatar et aux pressions de la communauté internationale, les pays furent rapidement contraints de faire marche arrière et de se restreindre à une liste de six principes aux contours flous.

L’émir du Qatar continue à ce jour à maintenir le bras de fer diplomatique en refusant toute conciliation et en développant ses relations avec d’autres alliés régionaux, notamment l’Iran et la Turquie. Le 7 juin, la Turquie approuva le déploiement de militaires au Qatar en vertu de l’accord de défense signé en 2014 avec l’émirat. De même le 11 juin, l’Iran annonça l’envoi de plusieurs centaines de tonnes de vivres par avion et bateau. Une timide détente fut amorcée le 16 août avec la réouverture de la frontière avec l’Arabie saoudite pour permettre les pèlerinages à La Mecque. Le 24 août 2017 cependant, la décision du Qatar de rouvrir ses relations diplomatiques avec l’Iran semble indiquer que la crise n’est pas prête de se résoudre et que ses implications sur les équilibres de forces régionaux pourraient avoir des conséquences durables.

De leur côté les Etats-Unis, l’Europe et la Russie, qui partagent des intérêts économiques et stratégiques forts avec les deux parties au conflit, observent la crise avec inquiétude et prudence, appelant au dialogue et à l’apaisement. Les positions anti-Qatar prises initialement sur Twitter par le président américain Donald Trump furent rapidement pondérées par son entourage politique, les Etats-Unis possédant au Qatar la base militaire clé d’Al-Udeid et ayant lancé les négociations avec l’émirat sur un important contrat d’armement peu de temps avant le déclenchement de la crise. Huit pays, dont les Etats-Unis, la Turquie, l’Allemagne, la France et la Russie, envoyèrent leur ministre des Affaires étrangères dans la région pour tenter de trouver une solution à la crise, en vain. Déclaré responsable de la médiation, le Koweït n’est pas parvenu à contraindre les pays du Golfe à rouvrir le dialogue. Si Donald Trump parvint à convaincre l’émir qatarien Tamim et le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman de s’entretenir par téléphone le 8 septembre, la discussion déboucha à nouveau sur une impasse.

Une rivalité ancienne pour l’hégémonie régionale

L’Iran et les Frères musulmans : l’argumentaire contestable de l’Arabie saoudite

Dans leurs discours officiels, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis placent l’Iran et les Frères musulmans au centre de la crise. Cet argumentaire est cependant largement contestable et les deux pays entretiennent eux-mêmes une relation ambiguë avec leurs rivaux qui laisse supposer que la cause principale de la crise se trouve ailleurs.

Malgré les accusations de l’Arabie saoudite, les liens entre le Qatar et l’Iran se sont jusqu’à présent principalement limités à la sphère économique, et notamment à la coopération autour du gisement gazier qu’ils partagent. Les liens politiques entre les deux pays sont, eux, très limités. A partir de janvier 2016, le Qatar avait d’ailleurs réduit ces relations en rappelant son ambassadeur en Iran suite à l’attaque contre l’ambassade saoudienne. A l’inverse, il faut noter que les liens commerciaux entre les Emirats arabes unis et l’Iran sont en comparaison bien plus développés que ceux du Qatar, les Emirats étant le second importateur de biens iraniens après la Chine. De même, l’Arabie saoudite a récemment pris plusieurs initiatives de rapprochement avec l’Iran, dont il est encore difficile pour le moment de comprendre l’objectif exact.

Concernant les Frères musulmans, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont entretenu des relations pour le moins ambiguës avec la confrérie. Les deux pays avaient en effet eux-mêmes soutenu les Frères musulmans dans les années 1950-60 lorsqu’il s’agissait de s’opposer à leur grand rival de l’époque, l’Egypte de Nasser. Ce n’est que lorsque les Frères musulmans commencèrent à contester les régimes du Golfe et leur leadership sur le monde musulman que ces derniers commencèrent à réprimer la mouvance. Cependant, la défiance à l’égard de la confrérie n’empêche pas à l’heure actuelle l’Arabie saoudite de coopérer avec le parti al-Islah au Yémen dans la lutte contre les Houthis. En décembre 2016, le roi Salman s’était même déclaré prêt à dialoguer avec les Frères musulmans. Les Emirats se sont par ailleurs rapprochés indirectement du Hamas, la branche palestinienne des Frères musulmans, en soutenant le rival de Mahmoud Abbas, Mohammed Dahlan. Ces récents développements montrent ainsi que les considérations idéologiques ou sécuritaires avancées par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis servent avant tout à légitimer une crise diplomatique dont les sources sont plus profondes, et qui résulte d’une rivalité de longue date pour l’hégémonie régionale.

Hamad bin Khalifa et la genèse du Qatar comme puissance régionale indépendante

Jusqu’à la fin des années 1980, le Qatar s’inscrivait parfaitement sous la tutelle saoudo-émirienne, au point qu’il fut même question pendant plusieurs années de l’intégrer aux Emirats arabes unis. A partir de 1987 cependant, la montée en puissance du prince héritier Hamad bin Khalifa al-Thani, dont l’ambition était de faire du Qatar une puissance régionale influente et indépendante de ses voisins, conduisit à une rapide dégradation des relations avec les pays voisins du Golfe. Plusieurs incidents relatifs aux frontières avec l’Arabie saoudite éclatèrent entre 1992 et 1994. La prise de pouvoir de Hamad suite au coup d’Etat contre son père Khalifa en 1995 fut mal accueillie par le royaume, qui y voyait un dangereux précédent dans une région où la stabilité des régimes autoritaires constituait une priorité. Le royaume saoudien, avec l’aide des Emirats arabes unis et du Bahreïn tentèrent même d’orchestrer un contre coup d’Etat afin de rétablir l’ancien émir. A cette défiance s’ajoutait une grille de lecture tribale des tensions saoudo-qataries : Hamad avait en effet rompu la tradition de se marier avec une femme de la famille Attiyah, considérée comme proche du pouvoir saoudien, symbolisant ainsi une prise de distance vis-à-vis de l’alliance traditionnelle entre les familles dirigeantes qatarienne et saoudienne.

L’arrivée au pouvoir de l’émir Hamad en 1995 confirma ce tournant de la politique étrangère du Qatar. Celui-ci, ainsi que son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Sheikh Hamad bin Jassim, furent les architectes de cette nouvelle politique visant à faire du petit émirat une puissance régionale et internationale majeure, en s’appuyant notamment sur ses importantes réserves gazières, les troisièmes mondiales. L’objectif principal de l’émirat était alors de préserver sa sécurité et son indépendance vis-à-vis des deux principales puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite. Le partage du champ gazier avec l’Iran le contraignit à développer rapidement des relations avec celui-ci, malgré les mises en gardes de l’Arabie saoudite qui voyait d’un mauvais œil ce rapprochement avec son principal rival.

A l’échelle régionale, le Qatar chercha à s’imposer de manière croissante dans une position de médiateur entre acteurs traditionnellement opposés, s’éloignant notamment des positions officielles de ses voisins du Golfe. Il accueillit ainsi le Trade office Israélien à une époque où il servait aussi de terre de refuge pour le leadership du Hamas. Cette position de médiateur en fit progressivement un allié incontournable pour les puissances occidentales dans la région. Suite à l’interdiction par Riyad de la base aérienne de Prince Sultan par les avions américains en 2003, les Etats-Unis commencèrent à utiliser la base qatarienne d’Al-Udeid pour faire décoller leurs avions dans le cadre des conflits en Afghanistan et en Irak, faisant du Qatar un relai stratégique majeur dans la région.

Le tournant des Printemps arabes : mouvements islamistes et stratégie d’influence

A partir des révolutions arabes de 2011, le Qatar est progressivement passé d’une position de médiateur à celle d’une puissance plus affirmée dans la région. Contrairement aux autres pays du Golfe qui percevaient les mouvements révolutionnaires comme potentiellement subversifs pour leurs propres régimes, le Qatar y voyait un moyen de gagner en influence. Il fournit une aide financière et logistique plus ou moins directe aux mouvements révolutionnaires en Libye, Syrie, Tunisie et Egypte. Il prit par ailleurs l’habitude d’offrir l’asile à de nombreux dissidents politiques et islamistes de pays arabes, développant notamment une relation particulière avec la confrérie des Frères musulmans. Le célèbre prêcheur égyptien Yusuf al-Qaradawi réside ainsi au Qatar depuis le début des années 1960, et a trouvé dans Al Jazeera une plateforme d’expression dès la fin des années 1990. Doha accueillait cependant les membres de la confrérie à la condition tacite qu’ils n’interviennent pas dans la politique interne du pays. Ces liens étroits avec les principaux leaders islamistes et révolutionnaires lui ont ainsi permis de maintenir une influence indirecte dans les différents pays de la région. Le Qatar a cependant veillé à ne pas s’opposer trop frontalement aux intérêts de l’Arabie saoudite dans les pays frontaliers. Il s’aligna ainsi scrupuleusement sur les actions du CCG au Bahreïn et plus récemment au Yémen.

Au-delà de la dimension militaire ou diplomatique de la politique étrangère du Qatar, celui-ci prit soin de développer une stratégie d’influence à travers la multiplication des investissements économiques à l’étranger et le financement de grandes campagnes de communication et de relations publiques. La création d’Al Jazeera en 1996 s’inscrivait dans cette ambition de rayonnement. La chaîne devint rapidement une plateforme d’expression pour divers dissidents politiques venus de toute la région. Sa liberté de ton envers les régimes et son rôle central dans le relai des Printemps arabes, déplurent aux voisins du Qatar qui y voyaient un instrument de subversion à l’égard de leurs régimes, mais assurèrent au petit émirat une renommée mondiale. Parallèlement à cela, les investissements massifs réalisés par le Qatar dans le domaine du sport, notamment du football, constituaient un élément de pouvoir non négligeable. La remise en question de l’organisation de la coupe du monde de football de 2022 dans l’hypothèse d’une aggravation de la crise, pourrait constituer un revers majeur pour l’image de marque du pays.

La résurgence des tensions à l’aune d’un contexte régional et domestique particulier

Si la nouvelle crise entre le Qatar et ses voisins du Golfe découle d’un long passé de rivalités pour l’hégémonie régionale, elle s’inscrit cependant dans un contexte régional aux enjeux bien particuliers.

Tout d’abord, le royaume saoudien se trouve au moment du déclenchement de la crise dans une position de faiblesse sur le plan interne et régional, qui le pousse à chercher autant que possible à maintenir sa crédibilité. Le plan économique Vision 2030 lancé par le jeune prince héritier Mohammed bin Salman n’a pour le moment pas donné de résultats satisfaisants, et de nombreuses coupes budgétaires ont dû être annoncées par le royaume. Malgré l’accord de l’OPEC avec la Russie en décembre dernier, les prix du baril de pétrole ne parviennent pas à remonter. Le pays s’enfonce dans un conflit au Yémen coûteux et impopulaire, et perd la main en Syrie face à un Iran de plus en plus présent. Cette montée en puissance de l’Iran sur la scène régionale et son influence croissante suite à la signature de l’accord sur le nucléaire en juillet 2015, inquiète particulièrement le royaume. La crise du Qatar témoigne ainsi d’une tentative de réaffirmer son leadership dans son voisinage immédiat.

Sur le plan de la politique intérieure saoudienne, la crise du Golfe coïncide avec la montée en puissance du jeune prince héritier Mohammed bin Salman, en vue probablement d’une très prochaine passation de pouvoir. Le 21 juin 2017, deux semaines seulement après le déclenchement de la crise avec le Qatar, le prince héritier et vice-Premier ministre Mohammed bin Nayef, homme d’expérience, respecté et possédant d’excellentes relations avec les Etats-Unis, se fait déposer de manière brutale par le roi Salman au profit de son fils, Mohammed bin Salman, alors ministre de la Défense. Cette montée au pouvoir rapide du jeune prince âgé d’à peine trente et un ans a provoqué de fortes critiques au sein de la famille royale saoudienne. Le prince Mutaib bin Abdullah, à la tête de la garde nationale, ou encore le Prince Ahmad Abdulaziz, frère du roi Salman, ont clairement exposé leurs réserves à l’égard de ce jeune prince inexpérimenté et impulsif.

Certains observateurs voient la crise du Qatar comme une stratégie pour détourner l’attention et soutenir la montée au pouvoir de bin Salman. D’autres au contraire insistent sur le rôle clé joué par les Emirats arabes unis, considérant Mohammed bin Zayed, puissant prince héritier d’Abu Dhadi, comme l’instigateur principal de la crise. Certains observateurs considèrent également que l’objectif principal des régimes du Golfe à l’origine du blocus était avant tout un changement de régime au Qatar.

Conclusion

L’opacité des intrigues de palais et la multiplication des fausses informations rendent la compréhension de la crise du Golfe particulièrement difficile. Celle-ci apparaît cependant nettement comme le résultat de tensions anciennes latentes, et de l’imbrication d’enjeux multiples. Tous les scénarios semblent aujourd’hui possibles, mais il est certain que la rivalité de fond qui divise les régimes du Golfe n’est pas prête de se résoudre. Celle-ci pourrait avoir un impact majeur sur les jeux d’alliances complexes qui lient les pays du Moyen-Orient. Elle remet surtout en question la lecture des conflits de la région qui tendait jusque-là à analyser les dynamiques régionales à travers l’opposition entre le monde chiite et le monde sunnite.

Publié le 22/09/2017


Camille Lons est programme officer Moyen-Orient et Afrique du Nord du European Council on Foreign Relations (ECFR). Elle y coordonne le travail du think tank sur la région du Golfe Persique.
Elle a travaillé auparavant aux Emirats arabes unis, au Liban et en Jordanie, où elle a notamment publié des recherches de terrain pour les centres Lebanon Support-Daleel Madani et Tamkeen for Legal Aid, sur les conséquences du conflit syrien dans les pays de la région.


 


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