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Avicenne / Ibn Sina (980-1037)

Par Florian Besson
Publié le 02/03/2013 • modifié le 23/01/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Statue de Avicenne, Hamadan, Iran

TIBOR BOGNAR / PHOTONONSTOP / AFP

Une brillante carrière

Ibn Sina est né près de Boukhara, dans le Khorasan, dans une famille de hauts fonctionnaires proches des milieux du pouvoir samanide [2]. Sa famille est chiite, de la branche ismaélienne ; quant à lui, il se convertira au chiisme duodécimain. Il fait des études brillantes, d’abord dans son village, puis à Boukhara. Il a notamment pour professeur Abu Mansur al-Hasan ibn Nuh al-Qumri, médecin à la cour du prince de Boukhara, qui lui dédie son traité de médecine. Doté d’une mémoire prodigieuse, il reçoit l’enseignement de grands maîtres, Boukhara étant à l’époque une grande métropole, riche et puissante, attirant artistes et intellectuels. Son père lui paye les meilleurs professeurs disponibles. Il étudie le droit religieux (le fiqh), la culture de cour (l’adab), le Coran, mais aussi la philosophie gréco-romaine que le monde arabe découvre et traduit à la même époque. Il aurait ainsi relu plus de quarante fois la Métaphysique d’Aristote, et il avoue qu’il a eu le plus grand mal à comprendre ce texte : il se serait aidé d’un traité d’Al-Farabi, célèbre philosophe arabe. Sa carrière est fulgurante : à 16 ans, il est déjà un médecin célèbre, et il rédige son premier traité de philosophie à 21 ans. Il n’a cependant pas le triomphe modeste : il écrit ainsi « la médecine n’étant pas une des sciences difficiles, j’y montrais donc promptement ma supériorité, si bien que des médecins éminents l’étudièrent bientôt sous ma direction ».

Il a la chance de guérir le prince samanide de Boukhara, Nuh ibn-Mansûr : celui-ci le récompense en le nommant médecin du palais, ce qui lui donne accès à la très riche bibliothèque du palais. Cette charge était généralement réservée à un chrétien, qu’on pensait moins susceptible de vouloir empoisonner le prince : le fait que Ibn Sina obtienne ce poste est révélateur de son talent. Quelques années plus tard, la mort du prince coïncide avec la mort du père de Ibn Sina, ce qui le pousse à quitter Boukhara et à se lancer dans une vie itinérante. Il voyage un peu partout autour de la mer d’Aral, et notamment dans le Kharezm, qui est à l’époque un petit Etat indépendant. A Hamadan, en Perse, il est nommé vizir par l’émir bouyide [3] Chams al-Dawla. Au plus proche du pouvoir, Ibn Sina est lié aux intrigues de cour : lorsque Chams meurt en 1021, et que les soldats de la ville se rebellent contre le nouveau prince, Ibn Sina est jeté en prison. Il réussit à s’enfuir, déguisé en derviche, et se réfugie à Ispahan, en Perse. Il y redevient vizir, et le restera jusqu’à la fin de sa vie. Véritable bourreau de travail, il réussit à concilier les devoirs des plus hautes charges de l’Etat et ses travaux littéraires, rédigeant des centaines d’œuvres, de logique, de médecine, de métaphysique. Sa réputation est très étendue : des princes de tout le Dar al-Islam le consultent, des élèves viennent suivre son enseignement. Sa réputation devient internationale : dès la fin du XIème siècle, Constantin l’Africain, un moine du monastère du Mont-Cassin (en Italie), traduit des textes de médecine arabe, et note « on parle beaucoup d’un nouveau prodige de la médecine, né parmi les païens, mais je n’ai pu me procurer ses écrits ». Ibn Sina meurt en 1037, alors qu’il mène une expédition militaire contre Hamadan, d’une crise intestinale – qu’il n’a pas su soigner –, épuisé par l’excès de travail, mais aussi de plaisirs. Sa sépulture devient très vite le lieu d’une vénération populaire, ce qui est toujours le cas aujourd’hui.

Une œuvre médicale majeure

Avant même d’être un homme politique, Ibn Sina est un médecin, remarquablement doué. Il traduit lui-même certaines œuvres de Galien et d’Hippocrate, pratique la dissection pour « pénétrer les secrets du corps humain ». Son apport en médecine est fondé avant tout sur ses propres observations, sur son expérience directe, mais aussi sur une utilisation rigoureuse de la logique (il pose des prémisses dont il déduit ensuite les conséquences logiques). Son œuvre majeure reste le Canon de médecine (Kitâb al-Qanûn fi Al-Tibb, littéralement le Livre des lois médicales). Ce livre, ramené en Occident par les croisés, et traduit en latin entre 1150 et 1171 par Gérard de Crémone, aura une influence clé en Occident, remplaçant Galien, jusqu’à ce que les savants de la Renaissance le contestent (Léonard de Vinci notamment).

Ses travaux marquent de grandes avancées dans plusieurs domaines : en gynécologie, par exemple, ou encore en ophtalmologie, un domaine extrêmement investi par les savants arabes qui multiplient les recherches sur l’optique et la lumière. Ibn Sina expose avec précision le rôle du cœur dans la circulation du sang, pressent le rôle des rats dans la propagation de la peste, multiplie les expériences pharmacologiques : le livre IV de son canon énumère ainsi plus de 760 médicaments. Ibn Sina mène également de complexes recherches en mathématiques (notamment sur les corps infinitésimaux) ou en physique. Il porte une grande attention à la prophylaxie : « la médecine est l’art de conserver la santé, et éventuellement de guérir la maladie » écrit-il ainsi. Il rédige un « poème de médecine » (Urdjuza fi-tib) destiné aux princes, dans lequel il expose les meilleurs moyens de conserver la santé au sein du peuple. Par ces recherches, Ibn Sina est au plus près de l’actualité : le monde arabe a d’immenses villes (Bagdad est la plus grande ville du monde à l’époque) dans lesquels les maladies se multiplient. Ibn Sina est également l’un des premiers à s’intéresser aux maladies psychiatriques, dont il identifie rigoureusement les symptômes, et parmi lesquelles il classe l’amour, comparé à la mélancolie ou à l’amnésie.

Ses propos ne sont pas toujours très originaux, mais sa force réside surtout dans leur ordonnancement rigoureux, chaque partie étant subdivisée en plusieurs sous-parties et sous-sections. C’est ce qui va séduire les philosophes socratiques occidentaux : Roger Bacon le qualifie par exemple de « prince des philosophes », pas des médecins.

Un grand philosophe

Le monde arabe est à l’époque animé par un intense mouvement de traduction des textes grecs et latins, philosophiques ou scientifiques (voir l’ouvrage de D. Gutas). Les premiers califes, qui ont découvert le papier au milieu du VIIIème siècle, font traduire des centaines d’ouvrages, et attirent auprès d’eux scientifiques et intellectuels. Les différents princes, pour les imiter, se font eux aussi mécènes. C’est à cette époque, en particulier à Bagdad, que se forme la culture arabe classique, divisée entre adab (culture littéraire), ‘ilm (culture religieuse) et hikma (sciences profanes, dont la médecine et la philosophie). On a vu que Ibn Sina s’y inscrivait en plein : il traduit lui-même des textes, et est à la fois grand médecin et grand philosophe. Cet âge d’or culturel profite aussi de l’émulation entre culture arabe et culture persane : le persan est la langue vernaculaire d’Ibn Sina, mais il écrit le plus souvent en arabe classique. Enfin, le savoir est à l’époque extrêmement valorisé socialement : Ibn Sina accède à de hautes charges politiques grâce à ses qualités intellectuelles.

Dans cette redécouverte de la culture antique, Aristote occupe une place clé. Il est surnommé « le premier maître » : al-Farabi est le second maître, et Ibn Sina sera le troisième. Celui-ci écrit notamment une immense Philosophie orientale, composée de 28 000 réponses à autant de questions, qui disparait lors du sac d’Ispahan en 1034. Sa philosophie métaphysique est articulée autour de la distinction entre essence et existence, et il développe une complexe théorie faisant de Dieu, « l’Être nécessaire », la force première inspirant l’intelligence de l’homme. C’est notamment cette construction, qui interroge l’unicité divine et son rapport à l’humanité, que l’Occident découvrira avec intérêt, la croisant avec celle d’Averroès : on parle de l’avicennisme, un courant d’idées qui influence notamment Guillaume d’Auxerre. Ibn Sina reprend l’héritage d’Aristote, par exemple pour la philosophie politique : l’être humain est pensé comme un animal social. On pourrait dire qu’il passe l’aristotélisme au filtre du monothéisme : c’est grâce à de telles réflexions que le monde arabe intègre et s’approprie la philosophie antique. Ses propos se font aussi avis politique, lorsqu’il écrit par exemple que le successeur du prophète, le calife, doit être désigné par le Prophète lui-même, et régner avec l’accord du peuple : c’est là un problème qui a divisé l’Etat islamique depuis ses débuts.

Ibn Sina est aussi un professeur, avec des élèves qui le suivent un peu partout. Dans ses écrits, il dit que former de nouveaux esprits est le devoir du scientifique : « ainsi, comme médecin, je soignais le corps de mes patients et, comme professeur, je préparais l’âme de mes élèves ». On reconnaît là l’influence de Platon. Il rédige de petites fables philosophiques pour développer ses idées d’une façon pédagogique, et développe également toute une réflexion sur l’éducation, sur les soins à apporter aux enfants, liant pédiatrie et pédagogie. Il construit une véritable paideia (réflexion sur la place de la musique et du sport dans l’éducation des jeunes enfants, sur les différents âges de la vie, sur l’équilibre entre le corps et l’esprit,…), ce qui donne au philosophe un rôle clé dans la cité.

Conclusion

Ibn Sina incarne l’âge d’or culturel de l’Islam, par ses qualités personnelles, l’ampleur de ses recherches, sa brillante carrière. Sa réflexion participe de l’intégration de l’héritage gréco-romain et de la formation de la culture arabe classique. Très vite, il est connu dans tout le monde arabe, voire même au-delà, et ses écrits médicaux et philosophiques auront une grande influence par la suite, notamment en Occident. « Quand je grandis, aucune cité ne fut à ma mesure » écrit-il lui-même.

Bibliographie :
 D. Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive, Paris, 2001.
 D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian tradition : introduction to reading Avicenna’s philosophical works, New York, 1988.
 Y.T. Langermann, Avicenna and his Legacy. A Golden Age of Science and Philosophy, Brepols, 2010.
 P. Mazliak, Avicenne et Averroès. Médecine et biologie dans la civilisation de l’Islam, 2004.

Publié le 02/03/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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