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Charif Majdalani, Le dernier seigneur de Marsad

Par Delphine Froment
Publié le 27/09/2016 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

L’intrigue

Les premières pages du roman reviennent justement sur la longue édification de la fortune des Khattar. C’est à la fin du xixe siècle, aux alentours de 1870, que le grand-père de Chakib, originaire du quartier de Marsad, parvient à s’enrichir dans l’import-export de cargaisons de bois, et à atteindre les hauts rangs de la société libanaise en épousant la fille d’un notable beyrouthin grec-catholique. Habile négociant, ce « parvenu né dans la roture » (p. 25) fait fructifier ses gains, auxquels il ajoute la petite fortune de sa femme, et peut bientôt s’offrir une villa et un mobilier parmi les plus luxueux de Beyrouth. Son alliance avec sa belle-famille est le socle d’une puissance politique en devenir. A sa mort, son fils Mkhayel Khattar prend la relève et triple la fortune des Khattar par une audacieuse décision – celle d’abandonner le commerce du bois pour se tourner vers celui du marbre, importé d’Italie – et par de redoutables spéculations sur le blé pendant la Première Guerre mondiale. Non content de s’imposer peu à peu sur la scène politique de Beyrouth, Mkhayel se trouve, à Kfar Issa, dans la plaine de la Bekaa, dans la partie orientale du Liban, une solide clientèle rurale sur laquelle appuyer son pouvoir et son prestige. Les Khattar s’affirment durant l’entre-deux-guerres comme d’incontournables notables en leur quartier de Marsad, où ils ont su tisser un vaste réseau clientélaire. Plus généralement à Beyrouth, seuls quelques clans chrétiens peuvent leur faire face, parmi lesquels le clan des Matar.

Mais à mesure que la puissance du clan grandit naissent aussi de nombreuses jalousies, et les hostilités, nourries de vieilles rancœurs, se font jour. Le narrateur lui-même semble d’ailleurs avoir un certain ressentiment vis-à-vis de Chakib Khattar, créancier impitoyable de son père ayant contribué à la ruine de sa famille. Parmi les autres ennemis déclarés des Khattar, Costa Rjeili, un simple menuisier qui a peu goûté aux spoliations commises par Mkhayel Khattar au moment de la Première Guerre mondiale : ce dernier, profitant de la famine générale, avait, « pour un sac de blé ou un peu de viande » (p. 71), acheté à leurs propriétaires affamés de nombreuses maisons du quartier de Marsad, dont celle de Costa Rjeili. Après des années de guérilla entre les deux camps, et une fusillade de trop, une trêve est finalement conclue. Or, en 1964, c’est justement l’idylle entre Simone Khattar et Hamid Chahine qui rompt cette trêve, portant alors un premier coup à l’autorité et la puissance politique de Chakib Khattar. Car après avoir enlevé Simone, Hamid Chahine commet l’irréparable en se réfugiant auprès de Costa Rjeili, faisant remonter à la surface les mauvais souvenirs. Etait-il conscient de la portée symbolique de son geste ? Toujours est-il que la hache de guerre est à nouveau déterrée entre les Khattar et Costa Rjeili.

Le combat n’est finalement que de courte durée pour Chakib, qui parvient facilement à mater Costa et à séparer pour de bon les deux amants. Mais il s’agit là d’une victoire à la Pyrrhus, car les événements l’ont contraint à avouer à sa fille un vieux secret : Hamid Chahine n’est autre que le fils caché de Chakib, fruit d’une ancienne liaison avec la belle Lamia, l’épouse de son régisseur. Si elle met un terme définitif à l’amour incestueux entre Simone et Hamid, cette révélation affecte l’autorité et le prestige des Khattar. D’autant plus que Chakib est intimement persuadé que Lamia a jeté une malédiction sur la dynastie des Khattar pour se venger du crime de son adultère ; toute la suite de l’histoire du clan Khattar, il la lira donc au prisme de cette malédiction, assistant impuissant à la lente déliquéfaction de sa descendance. En effet, tant son fils aîné Michel que ses deux gendres s’avèrent parfaitement incapables d’assurer la succession de Chakib et de reprendre la charge des affaires paternelles : l’oisiveté et l’attrait pour les soirées mondaines les tiennent éloignés des basses considérations économiques et politiques. Meilleur exemple de l’indifférence de Michel pour les intérêts de son clan : sa menace de se convertir à l’islam et de renier la religion chrétienne pour pouvoir devenir polygame et épouser la femme qu’il aime, sans avoir à divorcer de celle qu’on lui a imposée ! Ces nombreux scandales sont autant de sources d’embarras pour les Khattar que de motifs de réjouissance pour leurs ennemis : au début des années 1970, Chakib voit son assise politique s’étioler dangereusement au sein du quartier de Marsad, tandis que de nouvelles forces politiques émergent, la plupart affiliées au parti nassérien.

La question de la succession de Chakib se fait dès lors toujours plus pressante et inquiétante : qui pour prendre la relève du vieux et puissant notable ? Qui pour assurer les intérêts futurs du clan Khattar, et faire perdurer ce vieux pouvoir dynastique à Marsad ? Il y a bien le benjamin des Khattar, Elias, mais celui-ci ne s’intéresse qu’à la littérature et à la philosophie ; plus grave encore, Chakib le voit s’acoquiner avec les Palestiniens de l’OLP et participer aux combats entre l’armée et les organisations palestiniennes au début des années 1970 ; hors de question pour Chakib de tolérer de tels agissements : Elias sera banni de la demeure familiale. Quant à Hamid, Chakib ne peut se résoudre à le reconnaître officiellement comme son fils. Pourtant, il avait démontré, lorsqu’il travaillait à l’usine auprès de Chakib, qu’il aurait parfaitement pu assurer la relève ; d’ailleurs, ayant fui Beyrouth et le Liban après l’échec de son idylle avec Simone, Hamid est parti s’enrichir dans les pays du Golfe, où il a bien compris que se trouvait l’avenir économique de la région – Chakib l’apprend avec amertume lorsqu’il se rend à Kfar Issa auprès de Lamia, la mère de Hamid et finalement le seul véritable amour (déçu) de Chakib.

Le contexte de la guerre civile libanaise

Le titre du roman prend alors tout son sens : ne trouvant pas de solution pour assurer sa succession, Chakib est habité par « la certitude sur le fait qu’il ne resterait plus rien après lui de la grandeur des Khattar » (p. 135). D’autant que le paysage social et politique évolue rapidement : partout, dans le pays, la tension monte, notamment entre les chrétiens et les musulmans. Bientôt, en 1975, la guerre civile éclate. Le quartier de Marsad n’est plus ce qu’il était : situé dans Beyrouth-Ouest, Marsad est bientôt le point de chute de nombreux musulmans chassés par les Phalanges et milices chrétiennes de Beyrouth-Est. De nouveaux groupuscules musulmans, affiliés à l’OLP ou sympathisants du parti nassérien, imposent leur autorité dans le quartier, s’appropriant les maisons abandonnées et les redistribuant aux réfugiés. Mais si la plupart des notables chrétiens ont fui Marsad, Chakib ne se résout pas à partir et parvient, dans un premier temps, à faire jeu égal avec les nouveaux venus, nouant même une alliance de raison avec un petit chef de milice, Achraf Labbane. La situation se détériore cependant rapidement, au tournant des années 1980, et Chakib, dans sa détermination à ne pas laisser faire les spoliations et à préserver l’ancien monde que dominaient les Khattar, devient un obstacle un peu trop encombrant pour les milices : il est finalement assassiné en sa demeure, quelques jours seulement après que le reste de sa famille ait fui loin de Beyrouth.

Après sa mort, ses enfants n’ont que faire de ce qu’il reste de la puissance des Khattar à Marsad et vendent tout. Mais les domaines que Chakib détenait à Kfar Issa (peut-être ses biens les plus précieux, tant il gardait d’heureux souvenirs des moments passés autrefois auprès de Lamia), c’est finalement Hamid qui en hérite. Le narrateur s’y rend, dans le dernier chapitre, et y découvre un havre de paix, loin des troubles de la guerre civile : Hamid est bel et bien le seul des enfants de Chakib à avoir su gérer son héritage.

La force de l’écriture nous ferait presque oublier qu’il s’agit là d’un roman d’à peine plus de 200 pages. Dans un style concis mais brillant, Charif Majdalani parvient à revisiter, à travers cette saga familiale, l’histoire du Liban au xxe siècle – ce qui n’est pas sans rappeler Le Guépard de Tomasi di Lampedusa (1958), ainsi que l’a fait remarquer Le Temps (2). Comme le prince de Salina face au Risorgimento, Chakib Khattar s’obstine à ne pas accepter le changement du monde sur lequel il régnait et assiste, sans reconnaître tout de suite son impuissance, à la lente chute de son clan. Cette narration du déclin est d’ailleurs habilement construite : aux six premiers chapitres qui s’efforcent de décrire la montée en puissance et l’apogée du clan Khattar, répondent en écho les six chapitres suivants qui racontent le lent et irrémédiable effacement de cette famille de notables libanais, autrefois maîtres du jeu sur la scène politique, sociale et économique. Un ultime revirement, dont on taira la teneur pour ménager un peu de suspense au lecteur, achève de faire la transition d’un monde à l’autre : le patrimoine foncier et politique des Khattar s’avère définitivement perdu pour ses descendants, et aux mains de ceux qui, autrefois, les servaient.

En somme, un très bel ouvrage sur le crépuscule d’un monde, mêlant drames familiaux, jeux de pouvoir et histoire libanaise.

Charif Majdalani, Le dernier seigneur de Marsad, Paris, Seuil, 2013.

Notes :
(1) Auteur libanais né en 1960 ayant fait ses études de lettres modernes en France, Charif Majdalani est actuellement professeur à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, ainsi que président de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth.
(2) Le Temps, 8 novembre 2013 : https://www.letemps.ch/culture/2013/11/08/chute-maison-khattar

Publié le 27/09/2016


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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