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Compte rendu du film de Jocelyne Saab, « Un dollar par jour » (2016)

Par Mathilde Rouxel
Publié le 16/09/2016 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Jocelyne Saab, Un dollar par jour, 2016, Des dieux et des hommes (détail) ©Collection d’artiste

On connait et l’on suit depuis maintenant plus de cinq ans le problème des réfugiés de guerre, particulièrement le parcours des Syriens, qui sont entrés massivement en Turquie, en Jordanie, mais aussi, de manière disproportionnée lorsque l’on considère la superficie et le taux de population du pays, au Liban. Sur une population de quatre millions d’habitants, le Liban se trouve aujourd’hui avec près de deux millions de réfugiés sur son territoire (2). Les migrations intensives des victimes de la guerre civile syrienne qui, jusqu’en 2015, n’avaient pas besoin de visa pour s’installer au Liban (3), sont perçues – de façon explicable lorsque l’on considère l’impact social et économique de cet afflux de population dans un pays déjà très instable (4) – comme un « fardeau » (5) difficile à gérer. En outre, les aides de la communauté internationale destinées à la gestion de cette crise sont depuis le début insuffisantes. La situation politique et économique du pays s’en trouve fortement bouleversée et la sécurité des Libanais eux-mêmes est fragilisée.

Reporter de guerre pendant la guerre du Liban, engagée dès la fin des années 1960 pour la cause palestinienne, Jocelyne Saab est libanaise. Elle vit et travaille aujourd’hui en tant qu’artiste et cinéaste entre Paris et Beyrouth, et parcourt depuis toujours son pays d’origine pour le questionner et donner une voix ou une autre image des minorités. Bien que consciente des difficultés auxquelles doivent faire face les autorités et le peuple libanais, elle propose avec Un dollar par jour un film d’art qui évoque la situation des réfugiés au Liban. Davantage que de culpabiliser, cette vidéo travaille à provoquer une réaction interrogative, perplexe de la part des Libanais qui, dans leur quotidien, ne sont pas toujours mis face, frontalement, à cette réalité parallèle. Le film ne propose pas de solution ; il cherche seulement la poésie, qu’il trouve dans la glorification de ces peuples déplacés, ces individus, femmes et enfants, sur lesquels la cinéaste propose artistiquement de poser un autre regard.

Les images défilent, la plaine de la Békaa s’écoule depuis les vitres, sans doute, d’un véhicule qui la traverse. Rapidement, les paysages déserts se peuplent, se meublent : des tas de pneus entravent la paix du lieu. A leur faîte, des enfants s’y abandonnent. Ils ne semblent pas jouer.
Une femme, deux femmes, trois femmes voilées et plus encore nous permettent de saisir l’ampleur des dégâts qui abîment la terre libanaise : chacune d’entre elles affiche, voire exhibe, le papier de l’UNHCR qui lui donne le droit d’exister, pour un an, sur le sol libanais.

Comme à son habitude, Jocelyne Saab investigue afin de susciter la réflexion. La situation des réfugiés syriens au Liban est, à ses yeux, difficilement soutenable : ce papier de l’UNHCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies) est un permis de circulation temporaire, valable un an. Il donne également droit à des cartes de rationnement journalières, d’un montant d’un dollar, qui permet à ces familles de s’approvisionner quotidiennement en denrées de première nécessité. Un dollar par jour, c’est peu, c’est déshumanisant.

Déshumanisées, ces femmes semblent l’être d’elles-mêmes : emmaillotées dans des voiles qui cachent leur visage dans leur quasi-intégralité, elles semblent vouloir se dissimuler, pour se protéger sans doute. Dans ces camps de réfugiés où la construction est illégale, sur des terrains que ces familles démunies et désespérées doivent louer à des propriétaires libanais qui les entassent, la sécurité n’est nulle part et l’angoisse ronge jusqu’au paysage même de ces plaines désertiques : le papier qu’elles brandissent sans réserve est le permis de leur précarité. Mais aucun cri ne vient briser le silence ; aucune larme, aucune marque apparente de désespoir.

Jocelyne Saab ne filme pas que les camps, elle filme aussi Beyrouth. Dans les rues des quartiers reconstruits de Hamra ou du centre-ville, où les boutiques de luxe avoisinent les plus grandes chaînes de restaurants américaines ou canadiennes, les hommes et les femmes se détendent au pied des panneaux publicitaires. Jocelyne Saab est audacieuse : c’est à ces icônes qu’elle s’attaque, en retournant contre lui-même le système de surconsommation. En lieu et place des plus belles mannequins et des nouvelles marques de yaourts se dressent en lettres blanches et or, sur un fond noir des plus neutres, ces quelques mots : « Comment vivre avec un dollar par jour ». Cette phrase n’est pas une question – la question, au milieu des nouvelles rues joliment pavées du centre-ville, ne se pose pas vraiment. Evoquant une réalité, cette courte phrase heurte le spectateur. Elle vient prendre la place des icônes de la publicité, gigantesques visages au grain frôlant la perfection informatique. Les panneaux de Jocelyne Saab envahissaient effectivement la ville, ils ont pris place en novembre 2015 au milieu des affiches publicitaires pendant près d’une semaine ; comme on le voit à l’image, peu de gens se sont pourtant sentis mobilisés par la réalité que la réalisatrice soulève.

Jocelyne Saab, Un dollar par jour, 2016 ©Collection d’artiste
Photo peinte des camps

Lorsque la caméra se retourne sur la Békaa, le contraste est intriguant. Derrière ces groupes de femmes et d’enfants qui se sont rassemblés, se dressent, tant bien que mal, les tentes qui les abritent. Des tentes faites des toiles en tissu plastifié des grands panneaux publicitaires qui inondent la capitale libanaise. Une marque de bijou, un shampooing, le dessin d’un visage retravaillé par ordinateur, trop lisse et trop maquillé pour que le contraste avec la poussière qui colore les joues des jeunes réfugiées qui posent pour la caméra de Jocelyne Saab n’intrigue pas : au côté de ces visages humains, trop humains, les icônes publicitaires semblent monstrueuses. La cinéaste entre dans ces maisons, filme les femmes qui y travaillent. La quotidienneté des gestes filmés est là pour questionner le spectateur ; une fois encore, c’est le silence lisse et naturel qui parle de lui-même. Confrontée elle-même, perplexe, à la force qui a permis à ces individus de travailler les différentes dimensions d’un « nouvel urbanisme » dont ces milliers de réfugiés ont dû s’accommoder, Jocelyne Saab met en image leur fierté d’être humain, qui même dans les conditions les plus difficiles tient à s’offrir un confort minimum : une maison propre, une nourriture correcte – dans la mesure du possible. Les enfants s’amusent de la présence de la caméra, jouent autour des cahutes de fortune. Comme pour leur rendre justice, Jocelyne Saab les éternise eux-aussi : aux images mouvantes s’ajoutent quelques clichés en noir et blanc, merveille d’émotion qui arrache au plastique de l’image publicitaire le seul droit d’exister comme icône.

Un dernier retour sur Beyrouth nous permet de constater que la cinéaste a tenu à rendre leur place à ces enfants oubliés ; derrière les jeux de ceux qui ont la chance de grandir loin des bombes, les images de ces jeunes syriens rappellent la place et la responsabilité de chacun dans cette guerre et dans ce monde. Arrimés aux grues du port de la capitale, ces mêmes clichés s’envolent enfin sous les yeux du tout-Beyrouth, teintés d’or cette fois, sacrés et élevés au Panthéon des images de la société moderne, bien plus réels et douloureux que les images publicitaires dont le monde est abreuvé. Enrichies de couleurs et de peinture, ces images rendent à l’espoir sa place : les enfants de réfugiés apparaissent comme des anges dorés dans un univers où ce qui devient précieux ne sont plus les bijoux, mis en valeur sur les bâches publicitaires sur lesquels ils s’adossent, mais la grâce qui touche ces enfants, éclairés d’or comme des icônes byzantines. La dernière affiche annonce le titre du film, « How to live with one dollar a day » : tout cela n’est qu’un film auquel les spectateurs sont forcés d’assister. Ce travail avec les réfugiés de la Békaa fut aussi à l’origine d’une série de photographies peintes, qui feront prochainement l’objet d’une exposition et dont les images de cet article sont issues, avec l’aimable autorisation de Jocelyne Saab.

Fiche technique :
Un dollar par jour – 6 min 34 – Liban/France
Un film de Jocelyne Saab, avec la participation de Etel Adnan – Image : Meryem Yavuz – Montage : Barbara Doussot – Musique : Hélène Blazy (Partir-Revenir) – Conseiller artistique : Javier Ruiz – Etalonnage : Tomasz Sobczak – Producteur exécutif Liban : Bashar Abu Saifan – Assistants de production : Sara Salloum, Matt Rajeh – Fixeur : Hikmat Shreif – Production : Jocelyne Saab (Collection d’artiste, Liban) et Mickaël Robert-Gonçalves (Lowave, France) – Avec le soutien du Centre national des arts plastiques – Image/mouvement (CNAP, France).

Notes :
(1) Le Festival International du Film de Résistance Culturelle (Cultural Resistance International Film Festival, http://culturalresistance.org).
(2) Voir les chiffres annoncés par l’UNHCR : http://www.unhcr.org/fr/lbn.html. Le Liban compte 1,3 millions de réfugiés syriens en 2015 (avant l’imposition de visas) et plus de 700 000 réfugiés palestiniens pour un taux de population libanaise d’à peine plus de quatre millions d’habitants sur le territoire.
(3) Mohamed Azakir, « Le Liban impose des visas aux Syriens », 03/01/2015, RFI, http://www.rfi.fr/moyen-orient/20150103-le-liban-impose-visas-syriens
(4) Voir “Corruption et instabilité plombent le classement du Liban », 03/10/2015, L’Orient-Le Jour, http://www.lorientlejour.com/article/947457/corruption-et-instabilite-plombent-le-classement-du-liban.html
(5) Patricia Khoder, « Réfugiés syriens : le fardeau que porte le Liban est réellement gigantesque », 18/04/2016, L’Orient-Le Jour, http://www.lorientlejour.com/article/981528/refugies-syriens-le-fardeau-que-porte-le-liban-est-reellement-gigantesque.html

Publié le 16/09/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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