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Emergence et enracinement de l’Etat islamique (3/3)

Par Matthieu Saab
Publié le 20/06/2017 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Raqqa Museum is destroyed in air strikes by Syrian army warplanes on the ISIL-held northern city of Raqqa, Syria on November 25, 2014.

STRINGER / ANADOLU AGENCY / AFP

Lire les parties 1 et 2 :
Emergence et enracinement de l’Etat islamique (1/3)
Emergence et enracinement de l’Etat islamique (2/3)

L’EI et les Iraniens

Sur le champ de bataille irakien, l’EI a subi de violents revers en mai-juin 2017 à Mossoul, en grande partie grâce à l’intervention des Gardiens de la Révolution iraniens. L’attentat terroriste du 7 juin qui a endeuillé Téhéran et qui a été revendiqué par l’EI, exprime sans doute la défaite du mouvement terroriste en Irak. Les terroristes s’en sont pris aux deux symboles de la Constitution iranienne : le principe islamique (la sépulture de Khomeiny) et le principe de la représentation populaire (le Parlement iranien). Il faut signaler que les élections présidentielles iraniennes du 19 mai 2017 ont permis au Président Hassan Rouhani d’être réélu avec 23 millions de voix, une participation du corps électoral de 74% et une victoire nette de 57% (1).

L’EI en Palestine

L’EI s’implante progressivement à Gaza depuis 2014, et ses partisans estiment qu’il faut créer un Etat islamique en Palestine dans le cadre d’un Califat. Ce projet existait déjà dans les Hadiths du Prophète qui sont très lus dans les communautés musulmanes pauvres dont Gaza fait partie (2).

Un grand nombre de Palestiniens membres de l’EI à Gaza a été attiré par le terrorisme islamiste à cause de la pauvreté et de l’occupation israélienne. En effet, Gaza constitue un incubateur parfait pour l’islamisme radical. Des années de guerre, de sièges, de gouvernements palestiniens laxistes et extrémistes ont favorisé l’expansion de l’EI à Gaza. Le chômage dans cette ville atteint les 60% alors que 40% de la population ont des revenus inférieurs au seuil de pauvreté. L’eau, l’électricité, les soins médicaux, le système de gestion des ressources hydrauliques, les transports en commun ne sont pas développés, ce qui encourage le fanatisme d’une population qui ne fait plus confiance au Hamas.
En 2015, une milice appelée la « Brigade Omar Hadid » a été créée par l’EI à Gaza. Elle représente actuellement 3,000 combattants dont la majorité appartenait au Hamas. Ce mouvement critique les dirigeants du Hamas qui n’ont pas réussi à tenir la dragée haute aux Israéliens et refuse d’envisager une trêve de 10 ans avec l’Etat juif comme le souhaitent certains membres du Hamas. En mai 2015, le mouvement de Omar Hadid a assassiné Saber Siam, un commandant du Hamas qui s’opposait à l’EI. Les représentants de l’organisation à Gaza estiment que le Hamas a échoué dans son projet de destruction de l’Etat d’Israël depuis sa prise de pouvoir en 2007. Un autre mouvement palestinien extrémiste, Ansar Bayt al-Makdis, est implanté près de la péninsule du Sinaï depuis 2012. Les fondateurs de la branche égyptienne de l’EI ont aidé les Palestiniens à organiser la branche palestinienne du mouvement à Gaza.

Les Palestiniens de l’EI ont recours aux hymnes du mouvement, à l’utilisation du drapeau noir et ont prêté serment d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi. Ces Palestiniens n’ont reçu aucune aide financière ou matérielle de l’EI étant donné que al-Baghdadi limite le financement des mouvements partisans étrangers. D’autres mouvements représentants l’EI au Nigéria, au Liban, en Libye et en Egypte se sont développés sans recevoir aucune aide financière ou matérielle de Baghdadi (3).

L’EI et Israël

L’affaiblissement de Bachar al-Assad en Syrie depuis le déclenchement de la guerre civile en 2011 réduit notablement les capacités du régime syrien à s’opposer à Israël. Or, l’émergence de l’EI en tant que mouvement international qui domine un large territoire au Proche-Orient pourrait déboucher sur un conflit militaire avec l’armée israélienne, notamment sur les hauteurs du Golan. Il est cependant peu probable que l’armée israélienne soit tenue en échec par l’EI, mais le mouvement terroriste pourrait avoir recours à des attaques suicides à l’intérieur du territoire israélien pour déstabiliser l’Etat hébreu et imposer la fuite de sa population (4).

Sur le front égyptien, le renversement du pouvoir des Frères musulmans en Egypte a renforcé la protection d’Israël sur sa frontière Sud alors qu’Egyptiens et Israéliens ont un intérêt commun : la lutte contre l’EI et contre le fondamentalisme djihadiste. Dans ces conditions, un renforcement de l’EI sur le territoire égyptien aurait pour effet de rapprocher les Egyptiens de l’Etat juif.

Au final, le dilemme pour Israël est de savoir s’il faut en priorité s’opposer à l’EI ou faire la paix avec les Palestiniens.

L’EI en Libye

Les forces armées libyennes secondées par l’aviation américaine et les forces spéciales occidentales ont remporté une éclatante victoire contre l’EI dans la cité libyenne de Syrte. Ailleurs dans le pays, les forces libyennes ont repoussé les combattants de l’EI à Derna, à Benghazi, à Tripoli et à Sabratha près de la frontière tunisienne. Cependant, les défaites militaires de l’EI recèlent de nouveaux dangers (5).

Ainsi, l’EI peut reconstituer une partie de ses forces dans d’autres zones géographiques, notamment dans le désert au Sud de Syrte. Le mouvement est également présent à l’Ouest dans la ville de Sabratha qui constitue une plaque tournante pour les djihadistes tunisiens. Ainsi, les cellules dormantes de l’EI peuvent toujours déstabiliser la capitale Tripoli et sa banlieue.

La Libye constitue ainsi un fief pour les djihadistes de l’EI, d’al-Qaïda ou pour tout autre mouvement djihadiste. Les conditions pour développer ces mouvements extrémistes sont réunies, notamment une longue tradition de djihadisme, une crise économique générale, un vide de pouvoir et un affaiblissement des communautés religieuses et politiques conventionnelles. Toutes ces raisons pourraient conduire à une explosion de la violence. Le réseau et les infrastructures des groupes djihadistes actuels pourraient provoquer de nouvelles mutations alors que de l’EI a éliminé ses adversaires du mouvement Ansar al-Charia à Benghazi, Sabratha et Syrte (6).

L’EI a prospéré, s’est étendu depuis la mi-2014 et s’est impliqué dans le conflit entre les deux camps du pays : la coalition de Down, soutenue par le Qatar et la Turquie et qui rassemble les conservateurs, les Frères musulmans, les berbères et d’autres mouvements armés comme Ansar al-Sharia (7). Les diplomates occidentaux ont espéré que la guerre contre l’EI pourrait leur servir de tremplin afin de trouver une unité politique en Libye : c’est l’opposé qui s’est produit. En effet, les campagnes contre l’EI ont été menées par des troupes indisciplinées et désespérées, qui agissent sans l’apport d’une autorité centrale. Il en va ainsi dans la ville de Mistrata où les forces armées qui se sont opposées victorieusement à l’EI sont rattachées assez faiblement au gouvernement National intérimaire libyen (GNA) de Tripoli. Après la défaite de l’EI, la ville de Syrte doit panser ses plaies, réconcilier ses habitants et reconstruire la ville. Certaines tribus de Syrte comme les Qadhadhafa et les Warfalla considèrent que la victoire de Misrata est pour eux un échec.

Ailleurs en Libye, il y a des conflits latents. Ainsi, à Benghazi, l’Armée nationale libyenne (LNA) de Hifter a affaibli l’EI et d’autres groupes djihadistes au prix d’un démembrement du tissu social. Dans ces conditions, les islamistes évincés pourraient continuer le combat en faisant appel au terrorisme à l’intérieur de la ville de Benghazi. Plus à l’Est, les forces de Hifter consolident le siège de Derna et accusent les islamistes qui s’y trouvent d’appartenir à al-Qaïda. Plus menaçant est le fait que la campagne contre l’EI a encouragé Hifter à rechercher la domination nationale qui pourrait conduire à une reprise des hostilités dans la capitale, Tripoli. Le risque d’un conflit renouvelé ne laissera pas les Américains insensibles alors que leur soutien militaire a permis de vaincre partiellement l’EI en Libye (8).

L’EI en Egypte

A la suite de l’attentat de décembre 2016 contre les fidèles chrétiens au Caire qui a provoqué la mort de 44 personnes, l’Etat islamique a organisé en avril 2017 deux attentats dans la ville de Tanta et à Alexandrie, qui ont frappé deux églises coptes. Depuis des mois, l’EI cherche à importer une tactique sectaire qu’il utilise en Irak afin de déstabiliser cette région et d’y provoquer la disparition des populations minoritaires.

L’EI souhaite que la déstabilisation de l’Egypte par des attentats sectaires soit la première étape pouvant conduire à l’effritement du pays. Le mouvement terroriste estime que les chrétiens en Egypte sont des polythéistes alliés de l’Occident qui doivent être tués ou chassés. Pour l’EI, la situation des chrétiens d’Egypte est similaire à celle des chiites en Irak : les deux communautés doivent être disséminées (9).

En attendant, et même si l’EI n’enregistre pas de succès définitifs en Egypte, la communauté chrétienne de ce pays est dévastée. Alors que la population égyptienne dans son ensemble rejette le mouvement terroriste, al-Harmasy, l’idéologue de l’EI estime qu’un conflit sectaire entre les différentes communautés religieuses en Egypte a été attisé par les islamistes depuis des décennies et que le gouvernement central égyptien y a contribué. Cependant en Egypte, la loi limite la construction d’Eglises, et ne poursuit pas les personnes auteurs de discriminations et d’actes violents à l’encontre des minorités religieuses auxquelles s’attaquent les islamistes. Dans ces conditions, on peut considérer que le terrain est fertile en Egypte afin d’y imposer les idées radicales des islamistes (10).

L’EI au Pakistan

L’EI a émergé au Pakistan en 2014 en diffusant des graffiti et de la propagande dans les rues de Peshawar, Karachi et dans la zone connue sous le nom de Région tribale fédérale administrative (FATA) au Nord-Ouest du Pakistan qui rassemble sept tribus et qui est une zone semi-autonome ayant des frontières avec l’Afghanistan à l’Ouest sur la « ligne Durant », avec le Khyber-Pakhtunkhwa au Nord et à l’Est, et avec le Baloutchistan au Sud. En novembre 2014, le gouverneur de la province du Baloutchistan estimait que l’Etat islamique a recruté plus de 12,000 partisans dans les régions tribales de Hangu et Kurram. Le gouverneur recommandait que des mesures préventives soient prises afin de stopper le développement de l’EI. Sa déclaration ne fut pas suivie d’effet, et les attentats terroristes au Pakistan se sont développés depuis le 30 janvier 2015 (date de l’attaque dans une mosquée chiite située dans le district de Sind ayant provoqué la mort de 60 personnes (11)), revendiqués par des groupes qui ont prêté allégeance à l’EI ou appartenant directement au mouvement terroriste. On peut citer également l’attaque près de l’hôpital civil de Quetta le 8 août 2016 ayant fait 70 morts.

Le gouvernement a adopté le Plan national de lutte contre le terrorisme (NAP) en décembre 2014, qui a permis l’arrestation du dirigeant de l’EI au Pakistan Yousaf al-Salafi. Par la suite, une campagne nationale, Zarb-e-Azb, s’est développée mais n’a pas entrainé de victoires éclatantes contre le terrorisme islamiste. Tous les secteurs de l’Etat (les médias, les services de renseignements, les tribunaux, les partis d’opposition et l’armée elle-même) ont ainsi reproché au gouvernement la poursuite timide de la NAP à laquelle ils reprochent la faiblesse et le manque de résultats (12).

Le sud et le sud-est asiatique

Le sud et le sud-est asiatique regroupent la majorité des musulmans dans le monde. Dans ces pays, l’EI veut recruter des combattants pour faire le djihad, notamment au Bengladesh, en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines. Ces pays ont des frontières poreuses et se caractérisent pas un relâchement des contrôles douaniers (Singapour est une exception dans ce domaine). Plusieurs de ces pays sont minés par le chômage des jeunes. Ainsi, si le Bengladesh et l’Indonésie ont des résultats économiques concluants depuis 10 ans, ils doivent faire face à un chômage endémique. Cette situation convient à l’EI d’autant plus que durant les dernières années, plus de 1,000 ressortissants (13) des pays de cette région (principalement des Malaisiens et des Indonésiens) se sont rendus dans des territoires contrôlés par l’EI au Moyen-Orient afin d’assimiler les dernières techniques du djihad international, et seraient retournés dans leur pays d’origine (14).

D’autre part, il faut signaler que l’EI a créé une brigade djihadiste en Syrie composée de combattants venus d’Indonésie, de Malaisie et des pays avoisinants et qui participent aux combats en Syrie. Cette brigade a diffusé sur les réseaux sociaux l’entrainement militaire auquel se soumettent des enfants d’Asie du sud-est dans les territoires contrôlés par l’EI. Des ressortissants de ces pays basés à Raqqa ont d’autre part organisé un attentat à Jakarta le 14 janvier 2016, tuant 8 personnes et blessant 23 autres, ce qui prouve leur engagement djihadiste et laisse prévoir leur expansion dans leurs pays d’origine.

Les réseaux sociaux de l’EI sont de plus en plus destinés au public du sud et du sud-est asiatique comme le Bengladesh, l’Indonésie, les Philippines, la Thaïlande, Myanmar et la Malaisie, pays connus pour l’utilisation intensive des réseaux sociaux par leurs ressortissants. Durant les deux dernières années, les réseaux sociaux de l’EI ont diffusé des informations d’une extrême brutalité et violence encourageant les citoyens du sud-est asiatique à se rebeller contre leurs hommes politiques modérés et contre leurs dignitaires religieux qui condamnent le terrorisme djihadiste.

Notes :

(1) Michael Axworthy « The Tehran Attack Makes It Clear : We’re on the Same Side as Iran Against ISIS », The Guardian, le 8 juin 2017 https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/jun/08/tehran-attack-isis-iran-west-shia-ally
(2) Sami Moubayed, « Hamas Powerless as ISIS Gains Ground in Palestine », Asia Times, le 11 janvier 2017 http://www.atimes.com/article/hamas-powerless-isis-gains-ground-palestine/
(3) Ibid.
(4) Ronald Tiersky, « ISIS : What Does It Mean for Israel ? », Huffington Post http://www.huffingtonpost.com/ronald-tiersky/isis-what-does-it-mean-fo_b_5489756.html
(5) Frederic Wehrey, Wolfram Lacher, « Libya After ISIS », Carnegie Endowment for International Peace, le 22 février 2017 http://carnegieendowment.org/2017/02/22/libya-after-isis-pub-68096
(6) Ibid.
(7) Rebecca Murray, « Libya : A Tale of Two Governments », Al-Jazeera, le 4 avril 2015 http://www.aljazeera.com/news/2015/04/libya-tale-governments-150404075631141.html
(8) Ibid.
(9) Mokhtar Awad, « Why ISIS Declared War on Egypt’s Christians », The Atlantic, le 9 avril 2017 https://www.theatlantic.com/international/archive/2017/04/why-isis-declared-war-on-egypts-christians/522453/
(10) Ibid.
(11) Hammal Kashani, « Is Pakistan Ready to Counter ISIS ? », The Diplomat, le 15 février 2017 http://thediplomat.com/2017/02/is-pakistan-ready-to-counter-isis/
(12) Ibid.
(13) Néanmoins, l’implantation de l’EI dans cette région est limitée si l’on tient compte du fait qu’il y a 240 millions de musulmans dans le sud-est asiatique et environ 140 millions au Bengladesh. Comme nous l’avons déjà indiqué, un millier de personnes ressortissant de ces pays se sont rendus dans les territoires contrôlés par l’EI. Ils sont plus de 7,000 en Tunisie (pour une population de 11 millions d’habitants) ; plus de 1,600 en France (pour une population de 66 millions d’habitants) ; plus de 600 en Egypte (pour une population de 90 millions d’habitants). D’autre part, et d’après des sondages, il apparaît que l’EI a très peu de partisans au sein des populations du sud asiatique et du sud-est asiatique. En Indonésie des sondages ont permis de constater que 4% des Indonésiens ont une image favorable de l’EI. Joshua Kurlantzick, « Southeast Asia – The Islamic State’s New Front ? », Carnegie Council for Ethics in International Affairs, le 4 octobre 2016 https://www.carnegiecouncil.org/publications/ethics_online/0122
(14) Joshua Kurlantzick, « Southeast Asia – The Islamic State’s New Front ? », Carnegie Council for Ethics in International Affairs, le 4 octobre 2016 https://www.carnegiecouncil.org/publications/ethics_online/0122

Publié le 20/06/2017


Après des études de Droit à Paris et un MBA à Boston aux Etats-Unis, Matthieu Saab débute sa carrière dans la Banque. En 2007, il décide de se consacrer à l’évolution de l’Orient arabe. Il est l’auteur de « L’Orient d’Edouard Saab » paru en 2013 et co-auteur de deux ouvrages importants : le « Dictionnaire du Moyen-Orient » (2011) et le « Dictionnaire géopolitique de l’Islamisme » (2009).


 


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