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Entretien avec Joseph Bahout – Quelle situation après la démission de Saad Hariri ?

Par Joseph Bahout, Mathilde Rouxel
Publié le 13/11/2017 • modifié le 04/09/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Joseph Bahout

Quelles sont les raisons du dernier voyage de Saad Hariri en Arabie saoudite ?

C’est une des clés du mystère. Il avait réalisé quelques jours auparavant un voyage à caractère officiel en Arabie saoudite qui s’était très bien déroulé. Il est rentré à Beyrouth et a présenté en Conseil des ministres les résultats de son voyage, apparemment très positifs. Il a eu le lendemain des réunions, notamment avec le représentant iranien. Puis quelques heures plus tard il a été, dit-on, convoqué en Arabie saoudite, et est parti soudainement, sans explication. Trois heures après son arrivée, il a lu cette lettre de démission complètement mystérieuse, qui n’était préparée par rien. L’explication logique de cette lettre est que les Saoudiens ont convoqué Saad Hariri en catastrophe pour préparer cette démission. La question que tout le monde se pose aujourd’hui est celle de l’intention des Saoudiens dans cette affaire.

Quelle relation entretiennent l’Arabie saoudite et la famille Hariri ?

Il s’agit d’une relation organique. Rafik Hariri, le fondateur de la ligne politique menée par la famille depuis la fin de la guerre civile et père de Saad Hariri, est parti, comme beaucoup de Libanais et de personnes du Levant dans les années 1970, pour travailler en Arabie saoudite. C’était un jeune homme plutôt démuni et très pauvre. Il a très vite réussi. Quelques années plus tard, il a acheté une entreprise de construction qui a travaillé pour la famille royale. Il a été très rapidement décelé et protégé par le roi Saoud et est devenu un de ces fameux hommes d’affaires étrangers – levantins essentiellement – qui sont devenus les enfants adoptifs du royaume et du roi. Cela a propulsé Rafik Hariri sur la scène financière du royaume. Par la suite, à partir de cette position-là, il a commencé à faire de la politique dans son pays d’origine, le Liban, parfois pour le compte de l’Arabie saoudite. Il est devenu l’homme de confiance du royaume sur la scène libanaise dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990. Il est l’un des opérateurs – sinon l’opérateur principal – de l’Arabie saoudite dans les négociations qui mettent fin à la guerre du Liban. Il devient Premier ministre en 1992, représentant l’influence saoudienne au Liban. Entre l’Arabie saoudite et Hariri, on peut donc parler de relation de symbiose totale : Hariri est devenu Saoudien, ce qui est très rare. La famille dispose depuis de la double nationalité libanaise et saoudienne. Quand il est mort assassiné en 2005, il est évident que les Saoudiens, ayant considéré cette attaque comme l’assassinat de l’un des leurs, ont adoubé son fils Saad.

Beaucoup de choses ont néanmoins changé par la suite : les rois saoudiens se sont succédés et le fils Hariri n’est pas le père. Les relations se sont distendues, elles ont été moins intimes. Saad Hariri n’était plus l’enfant chéri du royaume. Il n’était plus perçu comme quelqu’un d’aussi malléable que son père, ayant fait des choix et des compromis n’allant pas toujours dans le sens des meilleurs intérêts saoudiens. Le successeur au royaume, Mohammed Ben Salman, ne connaissait par ailleurs pas très bien la relation des Hariri au royaume saoudien. Il est plus jeune que Saad, il est impétueux ; il a tendance à mépriser ce jeune Libanais qui est, certes, Saoudien mais qui n’apporte pas grand-chose à l’Arabie saoudite. Saad Hariri a changé, il a pris de l’envergure ; il considère que si sa position est héritée de celle de son père grâce aux Saoudiens, il ne la doit pas uniquement à l’Arabie saoudite. Toutefois, sa famille et ses affaires sont toujours basées à Riyad, à qui il doit la plupart de sa fortune. Saad demeure donc malgré tout le protégé des Saoudiens, restant le vecteur de leur influence au Liban. Il est Saoudien, et il ne peut pas, politiquement, trop s’écarter du royaume, même s’il a essayé.

Ce qui s’est passé au cours du week-end durant lequel il a démissionné lui a violemment rappelé qu’il n’est pas maître de sa personne et de sa décision. C’est une situation assez tragique, presque romanesque.

De quelle nature sont les relations entre l’Arabie saoudite et le Liban ?

Traditionnellement, le Liban est souvent le petit frère. Il s’agit d’un petit État, fragile et très particulier puisqu’à grande composante chrétienne, avec des chrétiens au pouvoir. Il n’est pas tout à fait un pays comme les autres, a toujours été regardé de façon particulière, y compris par les Saoudiens, qui ont presque à son égard des réflexes de grand frère. Ils regardent le Liban avec beaucoup d’affection, mais aussi parfois avec un dédain paternaliste. Toutefois, les Saoudiens – et les Golfiens de manière générale – ont toujours considéré le Liban comme l’oasis du monde arabe. Ils y possédaient des résidences secondaires, y mettaient leur argent, y envoyaient leurs enfants étudier. Parallèlement à cela, le Liban est un pays qui a connu la guerre. Ainsi les Saoudiens et les Golfiens se sont souvent retrouvés au cœur des tractations de paix durant la guerre du Liban. Ça n’est pas un hasard que les accords de paix ayant mis fin à la guerre du Liban ont été signés dans la ville saoudienne de Taëf, sous égide saoudienne. Les Saoudiens ont pratiquement écrit eux-mêmes ce texte, avec Hariri aux commandes. Ils ont co-garanti la sécurité du Liban après 1992 aux côtés de la Syrie et du monde occidental.

Il existe donc une relation extrêmement particulière entre les deux pays, qui peut rapidement tourner à l’aigre, notamment lorsque le Liban sort de l’orbite de ce monde-là. C’est le cas actuellement, alors que le Liban rejoint aujourd’hui l’orbite iranienne, perçue comme hostile par l’Arabie saoudite. Ces changements ont eu lieu en raison de la montée en puissance démesurée du Hezbollah depuis les années 1990. L’Arabie saoudite ne comprend pas qu’un pays dans lequel ils ont autant investi traditionnellement leur échappe. Elle ne comprend pas par ailleurs que l’Iran a également beaucoup investi au Liban - pas de la même façon, ni aussi affectivement - mais de manière persistante, ce qui lui a permis de construire un outil de puissance aujourd’hui implacable.

La démission de Hariri marque-t-elle un retrait saoudien au Liban ?

Elle couronne un retrait, elle ne le marque pas. Elle vise même, paradoxalement, à renverser ce retrait. Le calcul saoudien est le suivant : le compromis accepté par Saad Hariri pour ménager la vie quotidienne des Libanais en mettant de côté les grandes questions a fait que les Saoudiens se retrouvent dans un marché de dupes. Forcés de bénir un compromis ayant conduit à la nomination de Saad Hariri au poste de Premier ministre, les Saoudiens ont accepté implicitement que l’Iran ait, par le biais du Hezbollah, une mainmise sur le Liban. Les Saoudiens ayant pris la décision de passer à la contre-offensive et de confronter l’Iran, ils ne peuvent plus accepter cet accord qui les fait apparaître comme faibles devant l’Iran. En renversant ainsi la table en obligeant Saad Hariri à démissionner, ils isolent le Hezbollah, qui se trouve désormais sans couverture sunnite pro-occidentale. Ils annoncent de la même façon qu’un autre accord du même type ne sera désormais plus possible, à moins d’un changement de comportement de la part du Hezbollah. C’était le sens du discours qu’a tenu dimanche soir [le 12 novembre] Saad Hariri à la télévision libanaise. Mais il n’est pas du tout sûr que l’Arabie saoudite obtienne de l’Iran et du Hezbollah cette concession. À mon sens, ils obtiendront des concessions formelles, mais pas beaucoup plus.

Quelle a été la réaction du Hezbollah devant cette démission ?

Le Hezbollah n’est pas entré dans l’escalade verbale à laquelle il est habitué. Il sait que cette fois, le problème est plus grave que d’habitude. Il y a déjà eu des démissions par le passé, mais cette fois, le climat actuel – les États-Unis belliqueux de Trump, Israël qui attend de régler son compte au Hezbollah – inquiète autant le Hezbollah que le président Michel Aoun. Une démission comme celle-là risque de mettre le Hezbollah en avant au Liban, sans protection. Le Liban pourrait alors être à découvert : la position qui jusque-là tendait à dire que si le Hezbollah était présent au Liban, tout le gouvernement n’était pas Hezbollah, position qui protégeait le Liban des sanctions que l’on voudrait appliquer au Hezbollah en faisant la part des choses, ne tient plus. Aujourd’hui, les discours américain et israélien, comme le discours saoudien un temps donné au moment de la démission de Saad Hariri, ont été de dire qu’il n’y a plus de distinction entre le Hezbollah et le gouvernement. Or, si l’État libanais est devenu le Hezbollah, pour confronter le Hezbollah, il faut désormais confronter le Liban en tant que tel. Un discours comme celui-là fait peur. Les sanctions peuvent aujourd’hui toucher le pays dans son ensemble.

Cette démission risque donc de placer le Hezbollah dans une situation de tension extrême dans le pays, ce qu’il essaie d’éviter. Le Hezbollah était satisfait du compromis passé avec Hariri, qui le protégeait. Hassan Nasrallah, dans les heures qui ont suivi comme durant toute la semaine qui vient de se dérouler, a été dans ses deux discours d’un ton conciliateur jamais vu au Liban. D’un ton très doux, il a appelé au retour d’Hariri sur sa démission, s’annonçant prêt à discuter. Hariri, conscient de son rôle de parechoc pour le Hezbollah, ne consent à revenir que si ce dernier est prêt à faire des concessions : moins belliqueux dans la région, moins provoquant vis-à-vis de leurs amis du Golfe, etc. Cette négociation est le jeu qui démarre ce soir. Mais c’est un jeu dans lequel Saad Hariri n’a pas beaucoup de cartes. L’argument de l’isolement du Hezbollah est un argument qui touche effectivement le Hezbollah et Michel Aoun, mais pas au point de les faire changer de ligne politique et de comportement.

Saad Hariri pourrait-il potentiellement revenir sur sa démission ?

Dans le discours tenu hier [le 12 novembre] à la télévision, il n’a pas dit qu’il revenait au gouvernement, mais il a dit qu’il rentrait au Liban – alors qu’il avait précédemment annoncé ne pas le faire. Il a dit qu’il revenait pour discuter avec le président et le Hezbollah, en ajoutant, en substance, qu’il ne pouvait plus aujourd’hui participer à un accord de la nature de celui qui dirige le pays depuis un an. Sa démission a été un électrochoc qui visait à ouvrir les négociations sur ce modus vivendi qui préside aujourd’hui et dont il faut discuter. Il laisse la porte ouverte à un retour, tout en laissant la démission dans la balance.

Peut-on évoquer des pressions internationales sur l’Arabie saoudite ? La France a réagi immédiatement sur ce dossier

La France a fait ce qu’elle a pu, mais il ne me semble pas qu’elle puisse s’arroger de quelconques résultats. Le président Macron a tenté de voir Saad Hariri à Riyad, pour réagir au bruit qui courait selon lequel il n’était pas libre de ses mouvements en Arabie saoudite, mais on ne l’a pas laissé le rencontrer. Une rumeur dit que les Saoudiens ont poussé Saad Hariri à la modération parce qu’ils ont eu des pressions internationales ; je ne me prononcerai pas là-dessus. Je pense que les Saoudiens ont compris qu’ils sont allés loin dans la provocation, et qu’ils ont plutôt choisi d’envoyer Saad Hariri en éclaireur au Liban pour voir ensuite comment négocier. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’il y a eu des interventions étrangères, entre autres françaises, auprès de l’Arabie saoudite afin de clarifier la situation et de mettre fin à cette rumeur malsaine pour l’Arabie selon laquelle Saad Hariri serait otage dans le pays ; mais il s’agit, à mon sens, d’une démarche plus symbolique qu’autre chose.

Lire également : Entretien avec Joseph Bahout : Saad Hariri à Paris et bilan d’un an de présidence de Michel Aoun

Publié le 13/11/2017


Joseph Bahout est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur à l’Académie diplomatique internationale.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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