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Fouad Chéhab : fondateur de l’armée libanaise et président de la République

Par Stéphane Malsagne
Publié le 04/06/2012 • modifié le 15/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Fouad Chéhab en 1960, recevant une décoration du roi du Maroc Mohammed V

AFP

Troisième président du Liban indépendant (1958-1964, fondateur de l’armée libanaise en 1945 et icône du réformisme politique et économique avant la guerre civile, le général Fouad Chéhab (1902-1973) a longtemps été le parent pauvre de l’historiographie libanaise, contrairement aux figures politiques charismatiques qui l’ont précédé ou lui ont succédé. Héritier par son célèbre aïeul, l’émir Bachir II Chéhab, d’une des plus illustres familles maronites de la Montagne libanaise aux XVII ème et XIX ème siècle, le général Chéhab reste un personnage largement oublié par les nouvelles générations libanaises, même s’il n’en demeure pas moins aujourd’hui encore une référence historique majeure. Dans le Liban de 2012, le nom de Fouad Chéhab est fréquemment cité et sa mémoire reste régulièrement célébrée, non seulement au sein de l’armée, mais aussi par la classe politique qui a définitivement rangé le général dans la catégorie des grands hommes de l’histoire nationale, louant ses qualités morales et visionnaires. Après la guerre civile (1975-1990), la reconstruction du pays s’est très largement opérée à partir de thématiques initiées au cours des années soixante. Durant le mandat du « père de l’armée », la politique de développement économique et sociale en faveur des régions musulmanes les plus déshéritées, la volonté de réformer l’Etat clientéliste pour en faire un Etat moderne et efficient, le souci de promouvoir les compétences aux dépends des jeux communautaires et politiciens, ont constitué un moment réformateur inédit que ses successeurs n’ont généralement pas su et pas pu poursuivre. A la veille de la guerre civile, au moment même où le Liban doit faire face à la gestion de la présence grandissante de l’OLP sur son territoire, et où l’armée libanaise (l’œuvre du général) est discréditée de tous bords, comme en témoigne le procès des officiers du Second Bureau en 1973, l’« esprit chéhabiste » n’est pourtant plus à l’honneur. Pour autant, le rôle historique de Fouad Chéhab ne se réduit pas à sa présidence comme l’historiographie du Liban l’a longtemps supposé. Le général Chéhab ne fut pas en effet seulement un grand président réformateur, mais aussi un acteur structurant de la vie militaire, politique, économique et sociale de son pays des premiers moments de l’indépendance en 1943 jusqu’à nos jours.

Les premières biographies en arabe sur Fouad Chéhab n’apparaissent qu’à partir de 1988, soit 15 ans après son décès et sont l’œuvre d’anciens collaborateurs et admirateurs soucieux avant tout de réhabiliter le « père de l’armée » et de louer les qualités morales et l’œuvre d’un homme dont le souci constant fut de préserver l’unité de son armée puis de son pays tout en lançant de grands chantiers de modernisation.
Jusqu’à la fin des années 1990 et le début de la décennie 2000, la contradiction restait alors importante entre le rôle historique majeur joué par l’homme au Liban (que certains n’ont pas hésité à comparer au général de Gaulle) et la rareté des travaux scientifiques faisant usage d’archives qui lui étaient consacrés. Faute de sources arabes ouvertes et disponibles, l’ouverture assez tardive des archives occidentales (diplomatiques, militaires, privées, archives d’association) est venue récemment apporter un éclairage nouveau sur le parcours et la présidence du général Chéhab. Ce dernier rentre dans la catégorie des chefs d’Etat libanais qui, depuis l’indépendance, n’ont publié ni ouvrages, ni Mémoires. La version officielle est qu’il n’aurait pas vu l’intérêt d’écrire pour des Libanais qui n’avaient pas cru en sa politique et qui, de surcroît, selon lui, ne l’auraient pas lu. Il a pourtant, selon ses proches, rédigé des notes sur son expérience politique mais qui auraient été brûlées par lui-même et par sa femme, afin de ne pas compromettre sa propre famille.
A une époque où fleurissent les biographies scientifiques des grandes figures politiques occidentales et proche-orientales du XX ème siècle, un défi était lancé aux historiens du Liban pour tenter d’écrire celle d’un personnage fascinant et original pour son époque, celle d’un homme propulsé contre son gré au pouvoir (par un accord entre Nasser et les Etats-Unis) dans un contexte de mini-guerre civile en 1958, mais dont le souci constant fut de préserver le fonctionnement démocratique libanais dans un environnement arabe largement dominé en son temps par les dictatures militaires. Durant sa présidence, le général a déchaîné bien des passions, tant du côté de ses admirateurs que de ses détracteurs l’accusant d’avoir voulu installer un régime militaire par l’intermédiaire du Second bureau de l’armée suspecté d’intervenir dans les jeux électoraux pour favoriser les candidats chéhabistes.
Fouad Chéhab incarne avant tout les grandes problématiques de l’histoire du Liban contemporain, comme celle des rapports entre armée et politique, celle de la réforme de l’Etat, du renouvellement des élites, du développement économique et social, la question du respect des institutions et celle du vivre ensemble dans une société complexe marquée par le poids du clientélisme et du confessionnalisme politique. Il faut y ajouter les aspects de politique étrangère du Liban comme le rapport du pays à son environnement arabe ou à l’Occident, en passant par la gestion de la question palestinienne. « Penser Fouad Chéhab », c’est en effet penser le fonctionnement global de l’Etat libanais depuis l’indépendance, tant les enjeux associés au général sont complexes et même encore aujourd’hui d’une grande actualité.

Auprès de Fouad Chéhab gravitent aussi des acteurs et des personnalités libanaises ou étrangères dont le rôle déterminant au sein de l’Etat et dans l’histoire post-mandataire du Liban, a longtemps été occulté. Ces autres « oubliés de l’Histoire » englobent non seulement les acteurs nationaux du monde politique, militaire et diplomatique, mais aussi ceux de la société civile impliqués dans les secteurs économiques et sociaux. Sous le mandat du général, les compétences musulmanes sunnites et chiites dans une moindre mesure font une percée notoire dans les postes à responsabilité longtemps monopolisés par les chrétiens maronites. La présidence de Fouad Chéhab représente aussi un véritable « âge d’or » pour les experts étrangers au Liban, notamment français. En témoigne le rôle central joué par le père dominicain Louis-Joseph Lebret et sa célèbre mission IRFED chargée d’établir un diagnostic exhaustif de l’économie libanaise en 1959, puis de proposer des projets de réformes structurelles, témoignant indirectement des limites du soit disant « miracle libanais » porteur en réalité de fortes inégalités socio-économiques et territoriales. La trajectoire des différents cercles du pouvoir permet non seulement de confirmer la forte orientation francophile du général dans ses choix de recrutement (dans l’armée comme dans le personnel présidentiel), mais aussi la priorité absolue accordée à l’époque aux formations et aux compétences professionnelles, plutôt qu’aux appartenances confessionnelles. C’est là qu’il faut véritablement trouver la rupture qu’incarne le chéhabisme.
Des débats souvent passionnels ont entouré à partir des années 1960 la personnalité du général Chéhab autour de l’existence d’une légende dorée et d’une légende noire. Le général est probablement le premier chef d’Etat libanais depuis l’indépendance (1943) à avoir fait l’objet d’une construction mythologique élaborée, alimentée par sa dimension d’homme providentiel en 1958, par sa vision profondément réformiste de l’Etat libanais, mais aussi par sa stature d’homme consensuel au dessus des partis et garant de la Constitution. Elu en 1958, il refusera par exemple à deux reprises et ce, malgré des demandes pressantes, de se représenter aux élections de 1964 et de 1970. Les critiques ont été aussi virulentes, principalement véhiculées par des discours venus de tous bords, mais particulièrement à l’intérieur de la communauté maronite. Les accusations de militarisation du régime, via les interventions du Second bureau, ou les critiques adressées (par le Patriarche en personne) à un chef d’Etat chrétien accusé de privilégier les musulmans par sa politique sociale, font partie des thèmes récurrents de la légende noire.

Très peu de personnalités libanaises appelées communément « pères de l’indépendance » peuvent se targuer d’avoir occupé comme le général Chéhab, après la fin du Mandat et de manière continue, un si haut niveau de responsabilités à la tête de l’Etat. La spécificité de notre personnage vient précisément du fait qu’il est le premier commandant en chef de l’armée libanais à accéder à la fonction présidentielle en 1958.
Si Fouad Chéhab s’est vu reconnaître tardivement le statut de « père de l’Indépendance », il s’agissait encore de le démontrer précisément à l’appui des archives nouvelles. N’est-ce pas d’ailleurs en acteur de l’Indépendance, aux côtés des figures politiques libanaises les plus illustres de son époque (comme Bechara al Khoury ou Riad al Solh) que le général apparaît aussi aujourd’hui dans les manuels scolaires libanais du secondaire ? Par son intermédiaire, l’histoire du Mandat français au Liban est enrichie par le parcours détaillé d’un homme profondément francophile, admirateur du général de Gaulle et dont les qualités morales et intellectuelles furent très tôt et unanimement reconnues par la hiérarchie militaire. Son ascension brillante au sein des Troupes spéciales du Levant dans l’entre-deux guerres illustre parfaitement le processus complexe de transition institutionnelle entre la période mandataire et le nouvel Etat libanais indépendant et souverain. Dès 1939, le général Barbe en charge des Troupes du Levant écrivait déjà à titre prémonitoire à sa hiérarchie que Fouad Chéhab serait probablement une future « tête de file » au Liban. Nous sommes 17 ans avant l’élection de juillet 1958. La période mandataire du général constitue les origines lointaines de ce qu’il sera convenu d’appeler à partir de 1958 le chéhabisme, entendu comme nouveau style de gouvernement, mais aussi politique de développement économique et social tournée en grande partie et d’abord vers les périphéries musulmanes du pays. C’est en effet comme jeune officier et dès l’entre deux-guerres que Fouad Chéhab prend conscience très tôt du problème social au Liban.
Acteur de l’indépendance (reconnu officiellement comme tel en 1998), Fouad Chéhab entretient pour autant des relations privilégiées avec la France qui, elle même le choisira très tôt et durablement comme un relais essentiel de ses intérêts au Liban. Le retour sur les premières années de l’indépendance montre, aux yeux du général, non seulement les difficultés à bâtir une armée nationale, mais aussi à s’émanciper d’une ancienne puissance coloniale qui équipe largement son armée, mais dont le matériel au coût souvent prohibitif, entraîne le plus souvent à faire jouer la concurrence.
L’ouverture récente des archives occidentales et libanaises a permis de mieux comprendre ou réinterpréter le poids de certains événements marquants dans la carrière du général associée à l’histoire du Liban contemporain.
 A commencer par l’année 1948, année de la première guerre israélo-arabe durant laquelle le général est en charge du commandement de l’armée. Cet événement est capital, à la fois pour la carrière même de Fouad Chéhab qui s’impose pour la première fois en chef de guerre, mais aussi pour comprendre le fonctionnement même de l’Etat libanais. Celui-ci est tiraillé à l’époque par une volonté d’intervention active de l’Exécutif dans la guerre, volonté tempérée néanmoins par la modération que le général semble avoir voulu imposer à ses troupes pour préserver leur unité. Il s’agit là des premiers signes d’une forme de neutralité d’action que le général impose à son armée, attitude durable qui fera notamment de lui l’homme providentiel que beaucoup ont cru voir au plus fort de la mini guerre civile de l’année 1958. De cette époque naît aussi une forme de tensions et d’autonomie du pouvoir militaire à l’égard du pouvoir civil qui constituera un trait durable qui se vérifiera ultérieurement lors des crises de 1952 et de 1958.
 La crise politique de 1952 qui voit la démission du premier président du Liban indépendant (Béchara el Khoury) est un autre moment fondamental où s’offre pour le général la première opportunité d’accéder à la présidence de la République. Son premier refus de briguer la charge suprême illustre déjà son désintérêt profond et durable pour la chose politique (ce qui est singulier dans le contexte régional arabe de l’époque) et son mépris des politiciens (les « fromagistes »). La voie est désormais libre pour Camille Chamoun. Avant même son élection en 1958, plus subie qu’assumée, la visibilité du général Chéhab est déjà grande. Comme commandant en chef chargé de mettre en place une armée, comme acteur militaire souvent en porte-à-faux avec les décisions du pouvoir exécutif, comme personnage de premier plan consulté par les diplomates occidentaux sur les grandes affaires nationales et régionales, Fouad Chéhab est associé de près ou de loin aux grands enjeux de son époque.

 La présidence de Fouad Chéhab ensuite (1958-1964) dans son volet intérieur et réformateur. Les archives diplomatiques françaises et celles de la mission IRFED permettent de revisiter totalement ces six années passées au pouvoir, marquées par un train de réformes administratives considérable, par une volonté de mettre le développement, via la planification libanaise, au cœur des préoccupations. A partir de 1959, l’Etat libanais s’engage massivement dans un projet modernisateur et ce, dans un pays de tradition économique libérale où les élites économiques et les pouvoirs communautaires sont traditionnellement méfiants à l’égard d’une intervention étatique. Le centre beyrouthin, symbole d’une économie tertiarisée et déséquilibrée, est désormais délaissé par un pouvoir politique qui préfère symboliquement s’installer dans les périphéries au cœur désormais des préoccupations. Dans les anciens territoires syriens rattachés au grand Liban en 1920 (Akkar, Bekaa, Jabal Amil) où l’idée libaniste rencontra le plus de résistances, Fouad Chéhab est le premier chef de l’Etat à jouir d’une popularité sans précédent. Le renforcement de la libanité ne pouvait selon lui que provenir d’une politique sociale et de développement orientée vers les plus démunis : efforts en faveur de la scolarisation des populations chiites, constructions d’infrastructures routières pour désenclaver certains territoires, création de la Sécurité sociale. C’est encore ce Liban périphérique qui, le premier, demanda au général de revenir sur sa décision surprise de démissionner du pouvoir le 20 juillet 1960, deux ans à peine après le début de son mandat. La fin de sa présidence illustre le poids des résistances au projet réformateur proposé aux Libanais, mais aussi l’usure d’un chef d’Etat dont le projet libaniste transcendant les communautarismes se heurte avec violence aux intérêts partisans. Le chéhabisme est bel et bien en ce sens un projet avorté visant à mettre en place un Etat-nation au Liban Sur le plan extérieur, la présidence du général n’est pas celle d’un simple spectateur de la scène proche-orientale, mais aussi celle d’un acteur actif. Il en va ainsi de sa politique étrangère subtile qui, sous couvert d’un rapprochement avec son environnement arabe (symbolisée par la rencontre avec Nasser en 1959), n’en cache pas moins une orientation occidentale fondamentale et une volonté indéfectible de préserver l’intégrité et l’indépendance du Liban. Il faut aussi accorder toute sa place à sa fonction de médiateur dans la guerre froide arabe sans pour autant surévaluer son influence effective sur la scène régionale.
 Après son retrait officiel de la vie politique en 1964, Fouad Chéhab disparaît généralement des ouvrages d’histoire libanaise, comme si les nombreuses difficultés relatives à sa présidence le reléguaient à un rang secondaire de l’histoire nationale. La thèse du retrait politique semble en partie à relativiser, car même dans l’ombre, le général et ses prises de position continuent largement à alimenter les débats publics au Liban, du moins jusqu’à sa fameuse déclaration de 1970, au cours de laquelle il explique les raisons de sa non-candidature. Le poids des désillusions s’exprime très tôt chez cet homme discret et modeste qui tend bien plus à en attribuer la responsabilité à la classe politique de son pays qu’à des facteurs strictement régionaux (comme le facteur palestinien). Ces désillusions dont témoigne à merveille la correspondance exceptionnelle et inédite entretenue avec le Père Lebret et l’intendant militaire français Jean Lay, ne feront que s’aggraver au cours de son mandat, puis sous ses successeurs. C’est à l’évidence un homme meurtri au plus profond de lui-même par la destruction progressive des institutions et d’une œuvre qu’il s’est efforcé de bâtir sous sa présidence, qui disparaît en 1973.

Publié le 04/06/2012


Stéphane Malsagne est agrégé, docteur en Histoire (Université de Paris I) et spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient. Il intervient régulièrement à Sciences-Po Paris. Il est notamment l’auteur des ouvrages suivants : Le Liban en guerre (1975-1990), Belin (2020) (avec Dima de Clerck) ; Sous l’oeil de la diplomatie française. Le Liban de 1946 à 1990 (2017) (prix Diane Potier-Boès 2018 de l’Académie française) ; Charles-Eudes Bonin, explorateur et diplomate (1865-1929), Geuthner, 2015 ; Louis-Joseph-Lebret. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, 2014 ; Fouad Chéhab (1902-1973), une figure oubliée de l’histoire libanaise (2011).


 


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