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Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (3/4)

Par Yves Brillet
Publié le 04/10/2017 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Edward Grey Secretary of State for Foreign Affairs.

Source : Encyclopaedia Britannica.
https://www.britannica.com/biography/Sir-Edward-Grey-3rd-Baronet

Lire les parties précédentes :
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (1/4)
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (2/4)

La réponse d’Ibn Saoud et la députation de Shakespear

Le 21 novembre, l’agent politique en poste à Koweït avertit le Résident politique qu’Ibn Saoud avait reçu un télégramme d’Enver Pacha lui ordonnant de suspendre ses opérations contre Ibn Rashid pour soutenir les troupes turques à Bassora et que l’émir wahhabite avait refusé d’obtempérer, déclarant ne pas vouloir renoncer à ses préparations contre Ibn Rashid tant que ce dernier n’aurait pas été complètement vaincu (1). Le 28 novembre, le Résident reçut la réponse d’Ibn Saoud au courrier du 3 novembre sur la déclaration de guerre à la Turquie dans laquelle l’émir de Riad accusait réception des souhaits des autorités britanniques concernant la prise et la libération de Bassora, l’opération de blocus des troupes turques à Qurnah, la défense des intérêts britanniques et l’expulsion des garnisons turques de la province de Hasa. Concernant les trois engagements britanniques à son égard (garantie de protection vis-à-vis du gouvernement turc, assistance dans le cas d’une attaque par mer, reconnaissance de son autorité sur le Nedjd et Hasa) ainsi que la conclusion éventuelle d’un traité avec Londres et Delhi, Ibn Saoud considérait que des négociations pourraient être entamées lors de son prochain séjour à Koweït (2).
Le 7 novembre, Shakespear débarqua à Bahreïn où il reçut un message amical de la part d’Ibn Saoud. Dans un message au Résident politique, il expliqua qu’il lui était pour l’instant incapable de donner des précisions sur l’attitude d’Ibn Saoud mais qu’il estimait que ce dernier se rallierait à la cause des Alliés. Il exprima le regret que les lettres de garanties aient été envoyées avant son arrivée et ajouta qu’il fallait se souvenir que la Grande-Bretagne avait précédemment toujours opposé une fin de non-recevoir aux tentatives de rapprochement d’Ibn Saoud et ne devait donc pas, par son empressement à parvenir à un accord, fournir à Ibn Saoud un prétexte pour obtenir plus de concessions de la part des Turcs (3).

Au sujet des observations de Shakespear à propos de la date d’envoi des lettres de garanties, Percy Cox, résident politique dans le Golfe persique, télégraphia le 29 novembre pour fournir des explications sur la chronologie des événements. Il rappela que Londres avait autorisé la mission de Shakespear en supposant qu’il pourrait rencontrer Ibn Saoud avant la déclaration de guerre avec la Turquie, lui remettre ainsi les documents et lui transmettre le message du gouvernement, ce qui s’était avéré impossible en raison de son arrivée tardive à Bahreïn. De son côté, Ibn Saoud s’était retiré dans le désert afin de se soustraire aux pressions de la Turquie et en raison de la lenteur des communications, les lettres de garanties envoyées par Knox n’avaient pu arriver à temps. Cox espérait que les nouvelles des succès britanniques auraient un effet positif sur les dispositions d’Ibn Saoud envers la Grande-Bretagne. Se référant aux instructions du 5 octobre concernant la mission de Shakespear, il considérait que la rencontre avec Ibn Saoud demeurait utile et qu’il était nécessaire d’une part de confirmer les engagements britanniques formulés dans les documents et d’autre part de rester en contact étroit avec l’émir de Riad (4). Le 18 décembre, le vice-roi fit état d’une communication d’Ibn Saoud datée du 4 dans laquelle il réitérait son souhait d’entrer en relation avec le gouvernement britannique et indiquait qu’il s’était mis en rapport avec Shakespear pour convenir d’un lieu de rencontre. Il ajoutait qu’il se réjouissait de la prise de Bassora et qu’il avait apprécié la manière dont les troupes britanniques avaient traité les populations locales (5).

Les conversations Ibn Saoud-Shakespear

Shakespear atteignit le camp d’Ibn Saoud le 31 décembre 1914. Leurs conversations portèrent sur l’évolution de la situation générale dans la péninsule depuis leur rencontre de l’année précédente, ainsi que sur les assurances données dans la lettre du 3 novembre (6). L’ensemble de ces points fit l’objet d’un rapport circonstancié daté du 4 janvier destiné au Résident politique dans le Golfe ; Cox le transmit à son tour le 18 février à Delhi qui le fit parvenir à Londres le 12 mars 1915 (7). Ibn Saoud apporta tout d’abord des informations sur les plans militaires de la Turquie dans la région ainsi que sur les objectifs qui lui avaient été assignés. Ibn Saoud devait dans un premier temps appeler au Jihad contre la Grande-Bretagne puis envoyer des troupes défendre Bassora et Bagdad. De son côté, la mission d’Ibn Rashid était de s’allier avec les tribus Aneizah et Rowalla, de se joindre aux forces ottomanes dans le Hedjaz pour attaquer la zone du canal de Suez depuis le Sinaï. Le Chérif de La Mecque devait quant à lui s’assurer du contrôle de la mer Rouge. Shakespear nota que la décision concertée du Chérif, d’Ibn Sha’alan et d’Ibn Saoud de ne pas coopérer avec la Turquie avait conduit à l’échec du plan. Ibn Saoud avait en outre informé les Turcs qu’étant en conflit avec Ibn Rashid il lui était impossible de déplacer ses troupes vers le nord pour assurer la protection de la Mésopotamie (8). Shakespear estima qu’il est inutile de revenir sur l’histoire des relations entre les wahhabites et le gouvernement britannique avant la rencontre d’avril 1914 entre l’émir de Riad et le colonel Grey.

Lors de l’entretien avec l’agent politique en poste à Koweït, Ibn Saoud avait compris que la Grande-Bretagne n’était pas disposée à le soutenir en raison de la conclusion de l’accord anglo-turc. Il en avait conçu un dépit certain et écarté Moubarak du processus de négociation avec les Turcs, dont il avait refusé certaines exigences pour les accepter cependant dans l’accord final. Shakespear souligna que la position adoptée par Londres avait eu un effet négatif sur l’attitude d’Ibn Saoud vis-à-vis des autorités britanniques. Ibn Saoud rappela avoir reçu des messages du gouvernement turc tout au long du mois d’octobre pour le convaincre de se joindre aux opérations de l’armée ottomane et il conclut cet échange en soulignant que la Grande-Bretagne lui demandait à présent de s’engager à ses côtés alors que six mois auparavant elle avait déclaré ne pas pouvoir lui apporter son concours dans ses négociations avec Constantinople (9). Ibn Saoud reconnut qu’il avait bien pris en compte les engagements britanniques exposés dans la lettre du 3 novembre mais regretta leur manque de précision, le document ne précisant pas leur durée de validité. En conclusion, selon Ibn Saoud les assurances du 3 novembre ne pouvaient pas être considérées comme engageant Londres. Dans son rapport, Shakespear souligna qu’il s’était efforcé de dissiper les doutes d’Ibn Saoud. Se rendant compte que seul un traité en bonne et due forme, spécifiant de manière catégorique les obligations et les clauses engageant les deux parties était susceptible de le satisfaire, il le pria de mettre en forme un avant-projet pour servir de base de discussion, exposant ce qu’il désirait de la Grande-Bretagne et ce qu’il était prêt à accepter. Il ajouta qu’Ibn Saoud n’avait aucunement l’intention de renoncer à sa liberté de procéder à ses propres arrangements tant que le traité ne serait pas ratifié entre les deux parties (10). Shakespear souligna dans son rapport qu’en définitive les demandes d’Ibn Saoud ne différaient pas fondamentalement des engagements contenus dans le document du 3 novembre ; il considérait que la validité de ceux-ci ne devait pas cesser avec la fin des hostilités et que les assurances devaient disposer pour l’avenir. Shakespear estimait à cet égard que cela ne constituait pas un accroissement disproportionné des responsabilités de la Grande-Bretagne dans la mesure où, protégé par la garantie de l’assister contre une attaque par mer, Ibn Saoud aurait la possibilité de faire face par ses propres moyens à une menace turque venant du nord ou de l’ouest. Les autorités britanniques pourraient dans ce cas se borner à exercer des pressions diplomatiques pour soutenir Riad. Pour Shakespear, un accord avec Ibn Saoud avait l’avantage de permettre à la Grande-Bretagne de contrôler totalement le littoral du Golfe, d’exclure de la péninsule des puissances rivales et de contrôler les tribus en s’appuyant sur l’influence grandissante d’Ibn Saoud en Arabie (11). En conclusion, Shakespear attirait l’attention de Cox sur l’urgence des réponses à communiquer à Ibn Saoud en raison de l’importance des questions soulevées et de l’instabilité de la situation. L’émir de Riad acceptait le principe d’une rencontre de Cox après le règlement du conflit l’opposant à Ibn Rashid et la formalisation du traité avec la Grande-Bretagne, ne désirant en effet pas prendre de nouveaux risques par rapport au gouvernement ottoman tant qu’il n’aurait pas reçu de garanties officielles de Londres. Afin de ne pas perdre de temps, Shakespear demanda l’autorisation de traiter directement avec Ibn Saoud à partir des termes de l’avant-projet (12).

L’avant-projet présenté par Ibn Saoud et transmis par Shakespear en annexe comprenait les propositions suivantes : 1- le gouvernement britannique admettait et reconnaissait que le Nedjd, Qatif ainsi les ports sur le littoral du Golfe relevaient de sa seule autorité et qu’ils étaient parties intégrantes de ses territoires, qu’il en était le chef incontesté et indépendant ainsi que ses successeurs par voie d’héritage, sans qu’aucune puissance ne dispose d’un droit d’intervention.
2- le traité établissait les délimitations et frontières maritimes et terrestres de ses territoires au nord, sud, est et ouest et définissait les relations avec les tribus nomades et les cheikhs sous administration britannique.
3- la loi coranique s’imposait à tous les sujets d’Ibn Saoud.
4- les ressortissants étrangers ne pouvaient pas acquérir de titre de propriété sans l’accord d’Ibn Saoud.
5- la Grande-Bretagne s’engageait à protéger Ibn Saoud et son territoire en cas d’attaque terrestre ou maritime.
6- la Grande-Bretagne n’accorderait pas asile à des sujets d’Ibn Saoud en fuite.
7- la Grande-Bretagne s’engageait à respecter les droits des sujets de l’émir.
8- si Londres acceptait l’ensemble de ces dispositions, Ibn Saoud s’engageait pour sa part à ne pas entretenir de relations avec d’autre puissance et à ne pas accorder de concessions sans l’accord de la Grande-Bretagne.
Les clauses 9, 10 et 11 portaient sur les protections et garanties de réciprocité en matière commerciale, les droits des sujets britanniques établis dans les ports du littoral sous l’autorité d’Ibn Saoud ainsi que sur la répression des trafics d’armes (13).

Cox transmit le rapport de Shakespear le 16 janvier 1915 avec ses commentaires sur les propositions d’Ibn Saoud. L’émir de Riad devait s’engager à recevoir des représentants autorisés du gouvernement britannique dans sa capitale ou dans un port choisi à sa convenance, accepter le statut d’extraterritorialité pour les sujets britanniques non musulmans, ne pas intervenir dans les affaires des cheikhs de la Côte de la Trêve et au Qatar, s’abstenir de conduire des opérations navales sans l’accord de la Grande-Bretagne et coopérer dans la lutte contre les actes de piraterie, protéger les pèlerins en provenance de l’Inde, fixer des droits de douanes raisonnables et permettre l’établissement d’un bureau de poste et de télégraphe (14). Selon Cox, un des points nécessitant un examen particulier concernait la garantie donnée en cas d’agression par mer et dans la mesure où la Grande-Bretagne avait accepté de protéger Ibn Saoud contre une opération de représailles menée par la Turquie s’il avançait sur Bassora, le souhait exprimé par l’émir ne différait pas fondamentalement de ce que la Grande-Bretagne était prête à accorder ; pour ce qui concernait une attaque terrestre, l’engagement de la Grande-Bretagne s’appliquait puisque la seule puissance hostile possible était la Turquie. Cox considérait en outre qu’il serait nécessaire de spécifier que l’attaque devait être non-provoquée. Cox demanda au Government of India l’autorisation de rédiger un projet de traité selon les lignes évoquées dans le télégramme et de le transmettre à Shakespear pour finaliser la négociation, ne pouvant rencontrer Ibn Saoud en personne. Il conseilla également dans sa réponse à Ibn Saoud de ne rien faire qui puisse entrainer une modification de l’opinion des autorités britanniques à son égard (15).

Notes :
(1) Ibid., Lt-Col Grey, Political Agent, Koweit, to the Political Resident in the Persian Gulf, 21st Nov. 1914. Voir aussi Viceroy to London Office, 12th Dec. 1914
(2) File X/2, Letter of Abdul Aziz bin Saud to the Political Resident in the Persian Gulf and His Majesty’s Consul General, Bushire, 28th Nov.1914.
(3) File 2182/1913 pt. 4, Copy of Confidential Letter N° c-4, dated 9th Nov. 1914, from Captain W.H.I. Shakespear, I.A., Political Agent on special duty to the Political Resident in the Persian Gulf.
(4) Ibid., Telegram P, From Lt-Col. Sir Percy Cox, Political resident in the Persian Gulf to the Secretary to the government of India in the Foreign and Political Department, 29th Nov. 914.
(5) Ibid., Telegram from Viceroy, 18th Dec. 1914.
(6) Memorandum on British Commitments to Bin Saud.
(7) File 2182/1913 pt. 4, From Lt-Col Sir P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf to The Secretary to the Government of India in the Foreign and Political Department (received India 18thFeb, London Office, 12thMar. 1915.).
(8) File 53/7 X, (D54), Kuwait Affairs. Bin Saud. Captain’s Shakespear‘s Deputation. IOR/R/15/1/480. Confidential, Camp XVIII, Central Arabia, from : Captain W.H.I. Shakespear, Political Officer on Special Duty, to : The Political Resident in the Persian Gulf, 4th Jan.1915.
(9) Ibid.
(10) Memorandum on British Commitments to Bin Saud.
(11) File 53/7 X, Shakespear to Cox, 4th Jan. 1915.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) Ibid., Telegram 69 B, (second and third sections), Sir P.Z. Cox, Basrah, to Foreign, Delhi, 16/17/Jan. 1915.
(15) Ibid.

Publié le 04/10/2017


Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.


 


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