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« In the Eruptive Mode » de Suleyman al-Bassam : faire éclater la souffrance des femmes au cœur des Printemps arabes

Par Mathilde Rouxel
Publié le 01/09/2017 • modifié le 23/01/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

In the Eruptive Mode

Un volcan sans sommeil

In the Eruptive Mode est une pièce en perpétuel « work in progress ». Les premiers monologues à l’origine de la pièce furent écrits en 2012, « quelques mois avant que la crise n’éclate en Syrie » (2). Les fleurs promises des « printemps arabes » s’étaient déjà fanées, mais la violence qui accompagna cet irrépressible besoin d’expression et de libération qui anima les peuples de nombreux pays de la région avait profondément marqué ce metteur en scène renommé dans le monde arabe, spécialiste du théâtre de Shakespeare. La première version de la pièce était constituée de différents monologues d’hommes et de femmes qui racontait leur révolution, leur réaction face à la violence qui fut opposée à leurs révoltes.

Cinq ans plus tard, la pièce a beaucoup évolué – la situation politique de la région également. Sur scène se dressent désormais trois femmes, deux actrices – l’une franco-syrienne (Hala Omran), l’autre américaine (Catherine Gowl) – et une pianiste (Bettany Anjou), qui rythme et soutient musicalement le flot de paroles et de souffrance que les actrices jettent sur scène sans s’effondrer, souveraines. Lorsqu’il est revenu sur sa pièce en 2015, Suleyman al-Bassam a en effet décidé de changer de concept général. Exit les monologues des hommes – seules des femmes prennent désormais la parole, à tour de rôle, dans une série de six monologues présentant les histoires de six femmes, arabes, américaines, et leur expériences dans différents pays de cette région où toutes les révolutions n’ont pas su aboutir – loin de là. La perception du public de ce spectacle, cinq ans plus tard, alors que les conflits en Syrie, au Yémen ou en Irak continuent de faire couler du sang innocent et à provoquer le départ sur les routes de centaines de milliers de civils en exil, a elle aussi changé. Suleyman al-Bassam avait montré cette nouvelle version de son spectacle au Koweït, au Liban, en Tunisie. Le public, proche de ces événements, avait été très réceptif au discours, à la beauté de la scénographie, à la violence du jeu poignant des actrices. La pièce fut montrée pour la première fois à un public français au festival « Passages », qui fêtait cette année à Metz ses vingt ans d’existence ; s’il craignait une approche « orientaliste » de la part des spectateurs européens, Suleyman al-Bassam reçut pourtant un accueil chaleureux et reconnaissant. Son discours, de toute façon, est loin des schémas conventionnels, et les images de femmes (et celles des femmes arabes) qu’il présente n’ont rien de l’archétype que l’on dessine facilement pour justifier les clichés.

Un dramaturge aux multiples récompenses

Suleyman al-Bassam est sans doute le dramaturge le plus réputé du monde arabe. De nationalités anglaise et koweitienne, il écrit en anglais, mais dirige tant en anglais qu’en arabe ou en français. Il est le fondateur de la troupe « Zaoum Theatre », montée à Londres et active entre 1996 et 2001. En 2004, il fonde au Koweït ce qu’il qualifie de « bras arabe » de sa compagnie londonienne, « SABAB » (3). Grâce à cette troupe, il travailla durant des années avec des groupes de performers panarabes et internationaux, grâce à la collaboration desquels il créa sa grande œuvre, sa Trilogie Shakespearienne.

Ses pièces sont jouées sur les plus importantes scènes du monde - il présenta ses créations à la Brooklyn Academy of Music, au Holland Festival ou au Tokyo International Festival -, contribuant par-là à la valorisation de la langue arabe auprès d’un public international. Il fut nommé en 2015 artiste résident du programme de la Visiting Global Faculty par la Gallatin School de l’Université de New York.

Il obtient une reconnaissance internationale avec son travail sur des pièces comme Richard III : une tragédie arabe, adaptation de la pièce historique éponyme, à la Royal Shakespeare Company en 2007, ou grâce à la mise en scène à la Comédie Française de Paris de la pièce de Saadallah al-Wannous, Ritual for a Metamorphosis en 2013 (il s’agissait alors de la première pièce en langue arabe arabe représentée à la Comédie Française (4)). Il a en effet passé la plupart de ces dix dernières années à travailler sur Shakespeare, plus particulièrement sur ce qui forme aujourd’hui la Trilogie Arabe de Shakespeare, par laquelle des pièces de Shakespeare se sont vues traduites et replacées dans un contexte moyen-oriental. Ce projet fut largement célébré pour son approche radicale et novatrice au texte de Shakespeare, repensé en regard de la situation arabe contemporaine, la montée des extrémismes et l’autoritarisme.

Avec ses pièces suivantes, comme avec In the Eruptive Mode qui nous intéresse ici, Suleyman al-Bassam questionne avec innovation les ressorts du despotisme dans le monde arabe. Ses propositions esthétiques (usage de la lumière, de la musique) brouillent les contours d’une géopolitique de l’évidence, éclairant avec audace davantage les enjeux des désirs et des résistances, afin d’analyser avec un détachement impliqué les enjeux d’une contemporanéité troublée.

In the Eruptive Mode : la parole aux femmes qui résistent

Dans cette version créée en 2016 à Koweït, six récits de femmes viennent se répondre et s’entrechoquer, sur une scène traversée d’un large mur qu’une fenêtre éventre en son centre. De l’autre côté du mur, sur un sol oblique marquant l’implacable instabilité, confinant au malaise, qui demeure en souvenir des révolutions arabes pour beaucoup de citoyens dont la révolte a été réprimée, la musicienne Brittany Anjou et son piano viennent poser le rythme et soutenir les voix d’Hala Omran et de Catherine Gowl. Les lumières du scénographe français Éric Soyer éclairent un plateau jeté dans l’ombre. Le texte de Catherine Gowl est en anglais, celui d’Hala Omran en arabe ; le spectateur n’a accès à la beauté poétique de ces monologues incisifs que par le biais de surtitres, et par la mélodie de la langue, expressive elle aussi, musicale. Six femmes aux histoires singulières viennent raconter l’horreur, le terrible destin des civils coincés dans la guerre. Des femmes qui n’hésitent pas à parler de leur désir, un désir provoquant, à contre-courant des images et des idées reçues véhiculées sur la femme arabe (5). Ce sont d’abord les « territoires tus du désir, du tabou et de la transgression » (6).

À l’origine de ces personnages forts, fiers, en révolte contre leur martyr, des faits souvent réels : la pièce, en six volets, s’ouvre sur un monologue d’une violence inouïe, porté par le personnage d’une journaliste américaine en train de mourir suite à un bombardement. Dans ce premier texte (Vision Verticale), ce sont les dernières pensées de Marie Colvin, journaliste au Sunday Times et tuée dans une attaque alors qu’elle était correspondante à Homs en Syrie, que Suleyman al-Bassam imagine. Une entrée en matière qui donne le ton à une série de textes où le cynisme côtoie l’humour, le désir et l’amour, laissant de l’espace à une jeune prostituée qui se voit ravir son amant par la guerre (Lamentation de la jeune prostituée), à une américaine partie servir dans l’armée israélienne et qui tombe amoureuse d’un jeune Palestinien (Je l’ai laissé faire), aux luttes pour la dignité d’une jeune yézidie (Nadia, la fille yézidie, inspirée par l’histoire de Nadia Murad Basee Taha, torturée par les troupes de l’État islamique et livrée à l’ONU), à une voix étrangère en terre d’archaïsme (Le 153e dans l’ordre établi) et enfin à une tireuse d’élite issue d’une minorité chrétienne persécutée et plongée dans l’horreur de la guerre civile (Le Chant du Phoenix Banc).

Ce travail tente de saisir la voix et l’angoisse impénétrable d’individus pris dans les convulsions d’un monde plongé dans le chaos, et que tout le monde aurait aimé voir changer. Il donne un espace à des voix inaudibles, des individualités incompressibles, loin des archétypes du révolutionnaire classique. Ces femmes ne font pas la révolution. Elles traversent en refusant de le subir un destin douloureux qui leur est imposé. Le langage scénique de Suleyman al-Bassam est complet : les mots, qu’il écrit originellement en anglais, se mêlent à la musique et aux sonorités lancées de toute part comme des obus. Les corps, avant tout, s’expriment, occupent tout l’espace de la scène, s’embrassent, se déchirent, tentant à tout prix de lutter contre la mort ; l’ouverture béante, au milieu du mur, semble la seule issue possible à cet univers éruptif, déroutant, la fracture salvatrice qui rendra aux victimes de ces violences guerrières leur humanité. Les personnages que Suleyman al-Bassam met en scène ne sont pas ceux qui écriront l’histoire ; ils subissent les dommages collatéraux d’idéologies évanouies, abattues par les armes. Ces femmes ne sont pas des figures allégoriques ; elles ne portent aucune lutte politique, si ce n’est celle du droit à la vie – à l’amour, au désir, à la liberté.

Pièce jouée en arabe et en français. Durée : 65 minutes.
Écrite et dirigée par Suleyman al-Bassam
Scénographie/Lumière : Éric Soyer
Compositrice/musicienne : Brittany Anjou
Jeu : Catherine Gowl et Hala Omran

Notes :
(1) Site du festival : festival-passages.org
(2) Entretien avec Suleyman al-Bassam réalisé à l’issue de la représentation, le 12 mai 2017.
(3) M. G. Siegler, « 5 questions to Suleyman al-Bassam », The Kennedy Center, 16/03/2017, disponible en ligne. URL : https://medium.com/the-kennedy-center/5-questions-with-sulayman-al-bassam-45c05531447
(4) Revue de presse de la pièce disponible en ligne sur le site de la compagnie SABAB. URL : http://www.sabab.org/ritual-for-a-metamorphosis-5/
(5) Extraits de la pièce disponible sur le site des Journées Théâtrales de Carthage : http://jtcfestival.com.tn/2016/11/19/in-the-eruptive-mode/
(6) Note d’intention de Suleyman al-Bassam pour la pièce In the Eruptive Mode sur le site de la Compagnie SABAB, disponible en ligne (en anglais). URL : http://www.sabab.org/in-the-eruptive-mode-voices-from-the-hijacked-spring/

Publié le 01/09/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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