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Kalthoum Bornaz, cinéaste tunisienne

Par Mathilde Rouxel
Publié le 14/09/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Tunisian director Kalthoum Bornaz speaks to journalists before the screening of her movie "L’autre Moitié du Ciel" in competiton during the Pan-African film and television festival FESPACO on March 3, 2009 in Ouagadougou.

AFP PHOTO / GEORGES GOBET

Ses débuts

Kalthoum Bornaz est née sous l’ère Bourguiba et bénéficia d’une éducation laïque qu’elle défendit toute sa vie. Issue d’une famille de cinéphiles, elle eut très tôt la vocation du cinéma. A sa majorité, elle s’inscrivit à l’IDHEC française, ancienne FEMIS, pour y étudier l’image. A cette époque encore, les femmes n’étaient autorisées à s’inscrire qu’en formation de scripte ou de monteuse : elle fut principalement monteuse. Elle obtint son diplôme en 1968.

Au terme de sa formation, elle travailla un peu pour la télévision française comme scripte, puis rentra à Tunis. Elle fit ses premières armes cinématographiques en se consacrant davantage à la technique, qu’elle devait maîtriser pour répondre à l’ambition de créer elle-même un jour : elle occupa dans des productions tunisiennes et internationales différents postes, de scripte à assistante de réalisation, pour des cinéastes de renom. Elle assista ainsi les tournages de Les Magiciens de Claude Chabrol en 1974, de Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli ou des Baliseurs du désert du tunisien Nacer Khémir. Elle participa également au montage de Vendredi ou la vie sauvage de Georges Vergès, de Pirates de Roman Polanski ou de La Barbare de Mireille Darc. Elle s’affirma rapidement comme une excellente monteuse ; dans les années 2000 encore, malgré la transformation du métier avec l’avènement du numérique, on la voyait au générique de films comme L’histoire d’une rose (Abdelmajid R’chich, Maroc, 2007) ou Le Jugement d’une femme (Hassan Benjelloun, Maroc, 2003).

L’apparition des femmes du côté de la réalisation dans les cinématographies arabes se date dans les années 1970. Kalthoum Bornaz est à ce titre une pionnière pour le cinéma tunisien, aux côtés de Selma Baccar (Fatma 75, 1975) ou Néjia Ben Mabrouk (La Trace, 1988).
En 1984, elle s’initia à la réalisation avec un petit film resté inédit, intitulé Couleurs fertiles. Elle explique elle-même : « il a été réalisé à cheval entre Ben Ali et Bourguiba. C’était un film sur le cinéma, dans la technique – on venait d’inaugurer un laboratoire couleur. J’ai donc fait un film là-dessus, qui avait comme pivot un magnifique discours de Bourguiba sur le cinéma. J’ai retrouvé ce discours, je l’ai synchronisé – j’avais le son en 35mm et l’image en 16mm – et je l’ai intégré au film. Ça a traîné un peu, mais il ne manquait plus que le mixage. Entre temps, Ben Ali a pris le pouvoir et un petit employé, par excès de zèle, m’a demandé de retirer le discours de Bourguiba. J’ai refusé et le film n’est pas sorti » (4). Marque d’engagement politique dès les premières heures, ce premier film de Kalthoum Bornaz illustre aussi la fidélité de la réalisatrice aux valeurs bourguibiennes qui l’ont éduquée, et qui ont fait partie de tout son parcours cinématographique – un parcours engagé pour son pays, la Tunisie.

Son second film fut d’ailleurs un cri d’alerte devant le plan de destruction du théâtre municipal de la ville de Tunis, bâtiment de style néo-classique construit au début du XXe siècle. Pour lui rendre hommage, si ce n’était pour tenter de le sauver, Kalthoum Bornaz réalisa un film, Trois personnages en quête d’un théâtre, dans lequel elle reconstituait des scènes d’anthologie de l’histoire de ce théâtre historique, notamment la mort sur scène du chanteur populaire Ali Riahi – une reconstitution si vraisemblable qu’elle fut souvent reprise et présentée comme archive authentique par la suite. Projeté dans la salle même du théâtre, le film connut un tel succès que la destruction du monument fut rediscutée ; celui-ci se tient finalement toujours au centre de l’avenue Habib Bourguiba, au centre-ville de Tunis.
Par son film, Kalthoum Bornaz eut ainsi l’occasion de sauver une œuvre de patrimoine, une mémoire architecturale d’une époque coloniale qui marqua le paysage physique et idéologique de la Tunisie. Elle monta par la suite sa propre société de production, Les Films de la Mouette, avec l’idée de se consacrer davantage à la réalisation. Deux courts-métrages suivront, deux contes oniriques et poétiques : Regard de mouette (1991) et Un Homme en or (1993).

Mais le patrimoine, mis en regard d’une critique – ou du moins d’une image – de la société tunisienne est resté au cœur de ses préoccupations. En 1994, elle réalise ainsi pour Arte un documentaire sur les conditions difficiles et l’art de vivre des « danseuses orientales », almées qui animent encore aujourd’hui, malgré le sévère retour au traditionalisme conservateur, mariages et soirées festives. Nuit de noces à Tunis est un témoignage bouleversant des difficiles parcours de ces femmes qui apportent le loisir et la beauté dans les réceptions – des femmes qui portent une tradition arabe, tunisienne, qui se perd avec l’occidentalisation des pratiques et la rigidification d’une conception de l’islam venu du Golfe.

Son film suivant appelait aussi à une prise de conscience ; il s’intéressait à la forêt d’El-Medfoun, une forêt plantée par Bourguiba pour empêcher l’effondrement des dunes et la destruction de l’écosystème. Elle réalise son court documentaire La Forêt d’El-Medfoun en 1996, alors que Ben Ali lançait le projet de raser la forêt pour récupérer les hectares constructibles. Son film avait pour vocation de garder une mémoire, l’image d’un avant des hôtels de luxe prévus à l’édification. Le projet prit du retard et la révolution débouta Ben Ali avant son exécution, et la forêt fut finalement préservée.

Ses longs-métrages

Kalthoum Bornaz réalisa son premier long-métrage en 1997, intitulé Keswa, le fil perdu. Il questionne plusieurs problématiques liées à la société tunisienne, notamment l’exil, la place – subordonnée – de la femme dans la famille, les mariages arrangés et le poids des traditions. L’histoire narrée est celle de Nohza, partie pour fuir le cousin qu’on lui avait promis pour mari et qui l’avait finalement violée, de retour après de nombreuses années dans le giron familial tunisien, à l’occasion du mariage de son frère. Le contraste est pour elle rude entre un Occident moderne et une Tunisie encore très attachée à ses traditions : elle se doit de porter la lourde keswa (robe tissée de fils d’argent) et de teindre au henné les plantes de ses pieds et les paumes de ses mains pour faire honneur à son frère. Emmaillotée dans les tissus qui protègent ses extrémités, puis engoncée dans une robe trop lourde pour la laisser libre de ses mouvements, Nohza figure par les seuls attributs dont elle est affublée le poids insurmontable des traditions.

Son second film est plus critique – plus politique – encore. L’Autre moitié du ciel, réalisé dix ans plus tard (2008), pose la question taboue de l’héritage des femmes – une question dictée par la sourate 4 du Coran, qui annonce « au fils une part équivalente à celle de deux filles » (verset 11, sourate 4). Loi injuste pour Kalthoum Bornaz qui tente, par ce film, de sensibiliser les familles à l’avenir de leurs filles, plus précaire que celui de leurs fils.

Deux longs-métrages dont l’action se déroule à Tunis, sa ville ; les films de Kalthoum Bornaz sont des films qui s’adressent au public tunisien, qui travaillent les traditions et les coutumes pour en discuter la teneur, localement, dans le pays. Cela explique une distribution moins large à l’étranger. Kalthoum Bornaz est pourtant une cinéaste importante, qui a su mettre en lumière les manques et les dangers de certaines actions menées politiquement et idéologiquement, avec la poésie et la simplicité démocratique dévolues à l’art cinématographique.

Après la Révolution

La révolution du 14 janvier 2011 fut une libération pour Kalthoum Bornaz, qui prit rapidement une part active à la société civile agissante. Elle enseignait alors à l’université de Gammarth, où elle faisait face à une jeunesse qui n’avait connu que la dictature de Ben Ali, resté au pouvoir durant 23 ans. Elle avait conscience des enjeux d’une éducation à la démocratie.
Prenant part à toutes les mobilisations, et très engagée également dans le syndicat des cinéastes tunisiens, Kalthoum Bornaz s’est beaucoup exprimée suite au renversement de Ben Ali. Elle a soutenu certaines voix politiques, en tractant, de porte à porte, des programmes imprimés, mais aussi en réalisant des films : Fadhel Moussa, force et détermination (2014) (5) est ainsi une marque d’engagement politique affirmée aux côtés de certaines personnalités porteuses d’espoir au moment des élections.

Au moment de son accident, Kalthoum Bornaz était en pleine écriture de son nouveau long-métrage, pour lequel elle venait de remporter une bourse du ministère tunisien de la Culture. Il s’agissait de l’histoire d’une Tunisie post-révolutionnaire qui s’ouvrait, pour proposer d’autres choses, peut-être inquiétantes, en tout cas à mettre en débat et à discuter – c’était le dernier credo d’une cinéaste indignée par toutes les formes de dictatures et enthousiaste face à l’avènement d’une parole démocratique dans son pays.

Témoins et objets d’un patrimoine tunisien à protéger, ses films, pour la plupart entreposés dans les sous-sols du ministère tunisien de la Culture, sont à redécouvrir, par curiosité historique ou par simple plaisir esthétique.

Notes :
(1) Kalthoum Bornaz, « Les masques sont tombés », Webdo, http://www.webdo.tn/2013/02/07/les-masques-sont-tombes/
(2) « Tunisie : nouvelle pétition pour défendre l’université », Le Monde, 19/04/2012, http://lemonde.fr/tunisie/article/2012/04/tunisie-nouvelle-petition-pour-defendre-l-universite_1688219_1466522.html
(3) « Kalthoum Bornaz, Leila Toubal et Jelila Baccar tirent la sonnette d’alarme », Mille et une Tunisie, 5 juillet 2011, http://www.mille-et-une-tunisie.com/accueil/magazine/1709-kalthoum-bornaz-leila-toubal-et-jelila-baccar-tirent-la-sonnette-dalarme.html
Sarah Orchani, « Marche pour la liberté et contre la violence en Tunisie ce 7 juillet », blog de Médiapart, 7 juillet 2011, https://blogs.mediapart.fr/edition/le-monde-arabe-en-mouvement/article/060711/marche-pour-la-liberte-et-contre-la-violence
(4) Propos recueillis par Mathilde Rouxel en janvier 2016.
(5) Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=cEjWWdWgRC0

Filmographie :
1984 : Couleurs fertiles (Tunisie, 15 min, 35mm)
1988 : Trois personnages en quête d’un théâtre (Tunisie, 42 min, 35mm)
1991 : Regard de mouette (Tunisie, 18 min, 35mm)
1993 : Un homme en or (Tunisie, 12 min, 35mm)
1994 : Nuits de noce à Tunis (France, 27 min, vidéo)
1996 : Forêt d’El-Medfoun (Tunisie, 10 min, 35mm)
1997 : Keswa, le fil perdu (Tunisie/France, 96 min, 35mm)
2008 : L’autre moitié du ciel (Tunisie/Espagne/France/Suisse, 93 min, digital numérique)
2014 : Fadhel Moussa, force & détermination (Tunisie, 11 min, vidéo)

Publié le 14/09/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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