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L’État médinois : la genèse de l’Empire de l’Islam (632-661)

Par Tatiana Pignon
Publié le 10/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

La formation de la première communauté islamique

La mort du Prophète en 631 laisse vacante la charge de dirigeant politique, puisque Muhammad n’a pas laissé de règles ni de souhaits concernant sa succession. Or, depuis un peu moins de dix ans, c’était bien le Prophète qui exerçait le rôle de chef à la fois politique, militaire et religieux. Les premiers musulmans s’étaient en effet très vite organisés à Médine en communauté sinon politique, du moins militaire, contre les Mecquois qui avaient chassé Muhammad. Celui-ci, avec les compagnons qui l’avaient suivi, était arrivé en septembre 622 à l’oasis de Yâthrib [1] où les tribus arabes locales, par le serment d’Aquaba, s’étaient engagées à le protéger et l’avaient reconnu comme prophète. Yâthrib avait alors pris le nom de « madînat al-nabî », « ville du Prophète », ce qui donna « Médine ». Une première communauté s’était ainsi formée, régie par le « pacte de Yâthrib » ou « constitution de Médine » qui nous a été transmis par la Sîra du Prophète [2] ; Muhammad y est présenté comme un arbitre, c’est-à-dire que c’est lui qui prend les décisions finales et tranche en cas de différend ; il est donc l’ultime instance de référence, légitimé dans ce rôle par sa position de Prophète. Le pacte de Yâthrib constitue également la communauté, l’umma, qui rassemble les « croyants », c’est-à-dire non seulement ceux qui partagent la même foi (donc les convertis à la nouvelle religion prêchée par Muhammad, l’islam) mais aussi ceux qui passent un pacte commun et se soutiennent mutuellement : dès l’origine, la communauté est donc politique autant que religieuse. De la position défensive adoptée au départ pour protéger Muhammad contre les Mecquois, cette communauté passe rapidement à une attitude offensive et bientôt conquérante, à partir de la victoire remportée contre les Mecquois à Badr en 624 malgré l’infériorité numérique des musulmans. Le Prophète accorde en 629 l’amnistie aux habitants de La Mecque, suite à des négociations avec leur chef Abû Sufyân, et islamise le sanctuaire mecquois [3] : la communauté politique islamique, en même temps qu’elle diffuse sa religion et ses valeurs, étend ainsi son territoire et son autorité ; c’est la genèse d’un véritable État. La personne du Prophète y joue un rôle de plus en plus important, qui s’approche du modèle biblique du patriarcat défendu par le Coran contre le mulk, c’est-à-dire la royauté : à l’image de Moïse, qui avait reçu la Loi de Dieu, Muhammad doit non seulement transmettre mais également faire appliquer le message coranique et les prescriptions qu’il comporte. L’État médinois est donc un État prophétique, où l’allégeance se fait directement à la personne de Muhammad qui est honoré de plusieurs manières – par exemple, lui et sa famille reçoivent un cinquième du butin récolté. Sur le plan administratif, Muhammad nomme à la fin de sa vie des représentants pour le seconder ou le remplacer dans certaines de ses fonctions, mais cela reste à l’état embryonnaire – de même que l’armée, qui demeure limitée. Éric Vallet parle à ce sujet d’un « proto-État médinois » : en effet, l’État est véritablement, encore, en formation. Outre l’aspect religieux, seule la fiscalité vient renforcer l’autorité médinoise sur les territoires conquis : les tribus vaincues ou ralliées manifestent leur soumission au pouvoir médinois par le paiement d’un impôt, la sadaqa. Le centre politique et religieux de l’État est la maison du Prophète, à Médine – qui deviendra la première mosquée.

La question de la succession du Prophète

La mort de Muhammad pourrait totalement remettre en cause cet état de choses, puisque la communauté est entièrement construite autour de la personne du Prophète. De plus, elle n’est pas unie : les rivalités entre les muhâ ?irun (ceux qui ont fait l’Hégire avec Muhammad) et les an ?âr (« soutiens de la vengeance », c’est-à-dire les Médinois qui protégeaient le Prophète contre les Mecquois), puis entre convertis de la première heure et convertis plus tardifs, menacent la cohésion du groupe. La mort de celui qui centralisait l’autorité religieuse comme politique aurait donc pu faire éclater cet État en formation et encore très jeune, d’autant plus que Muhammad ne laisse aucune instruction claire concernant sa succession. De plus, comme l’allégeance – notamment des tribus arabes converties – se faisait directement à la personne du Prophète, certaines tribus arabes refusent de continuer à payer l’impôt à sa mort et prétendent retrouver leur indépendance ; il faut donc impérativement désigner un chef. L’État médinois s’organise d’abord de manière oligarchique, et même aristocratique : ce sont les élites médinoises qui se rassemblent et gouvernent selon le système du consensus. Les rivalités resurgissent alors, puisque trois groupes rivaux émergent : les an ?âr de Médine, la famille proche de Muhammad et les Mecquois qurayshites. Cette hiérarchie, qui avait commencé à se constituer du temps de Muhammad, donne l’avantage aux Mecquois appartenant à la tribu des Quraysh, celle du Prophète. C’est donc au sein de ce groupe qu’est choisi le nouveau chef, Abû Bakr (632-634), beau-père de Muhammad : il prend le nom de khalifa, « calife », c’est-à-dire « successeur ». À l’instar de Muhammad, il cumule fonctions militaires, politiques et religieuses (il est entre autres l’imam de Médine). C’est lui qui crée une armée conséquente, organisée de manière rudimentaire. Les quatre premiers califes sont choisis selon ce système du consensus des élites, en respectant quelques règles : le nouveau chef doit être un converti ancien, doit appartenir à la tribu des Quraysh, et doit répondre à des critères d’honorabilité. Ils seront nommés califes râshidûn, « bien-guidés », par la tradition postérieure. Ils sont chargés de préserver l’héritage de Muhammad, et organisent l’État aussi bien que la religion : c’est ‘Uthmân (644-656), par exemple, qui fixe le texte coranique – dont la transmission se fait aussi bien par oral que par écrit – et développe une calligraphie spécifique, dite « coufique », pour l’écriture du Coran. L’État est organisé dans le même temps sur une base tribale : le système clanique est institutionnalisé, et ces tribus qui constituent les forces militaires de l’État médinois sont rémunérées par une pension familiale annuelle, l’ ‘atâ’. Instituées par ‘Umar, les ‘atâ’ continuent à être versées aux familles après la mort du combattant ; quant à leur montant, il est fixé en fonction de l’ancienneté de la conversion à l’islam. On est donc bien dans un État organisé, fonctionnel, où le cadre tribal ordonne la vie civile et où le religieux est indissociable du politique, créant une aristocratie dirigeante. De nombreuses villes-camps sont fondées, ce qui permet de prélever l’impôt sur une base régionale et de redistribuer les ressources : un premier organisme administratif, le dîwân, se met ainsi en place peu à peu.

Un État de conquêtes

Cette organisation découle en grande partie de l’expansion territoriale de l’État médinois, dès les tout premiers temps. Déjà, les tribus arabes qui avaient prêté serment à ‘Aquaba avaient conquis de premiers territoires, comme l’oasis de Khaybar en 628 ; puis, les victoires contre les Mecquois avaient entraîné d’autres conquêtes. Abû Bakr, qui donne de l’ampleur à l’armée, transforme la répression des tribus arabes révoltées à la mort de Muhammad en dynamique de conquête : il soumet en quelques mois l’ensemble de la péninsule arabique au pouvoir médinois. Ces guerres, auxquelles la tradition islamique donna le nom de ridda (« apostasie »), sont l’occasion de mettre à l’honneur de jeunes chefs militaires et d’assurer la cohésion des élites médinoises autour de la victoire, interprétée comme une manifestation de la faveur divine. Peu avant sa mort, Abû Bakr lance les premières expéditions hors d’Arabie, sur la Syrie-Palestine et vers l’Irak : la conquête est non seulement un moyen d’accumuler des ressources et d’étendre le pouvoir politique, mais aussi un moteur d’unité et de confiance en l’État ; elle permet d’unifier les Arabes, y compris les tribus qui s’étaient révoltées, à travers la représentation d’un ennemi commun. Le fait que les aristocrates médinois, particulièrement les anciens marchands mecquois, possèdent des terres en Syrie-Palestine, région géographiquement assez proche de Médine, fait apparaître cette conquête comme l’expansion naturelle d’un pouvoir conquérant et victorieux. Jusqu’en 636, les mouvements de conquêtes sont dispersés et ressemblent davantage à des razzias qu’à une véritable prise de possession du territoire. Mais la contre-attaque victorieuse de l’État médinois contre les Byzantins menés par Héraclius, en 636, accélère le processus : la Syrie-Palestine, jusqu’au port de Césarée, passe sous contrôle musulman, suivie par l’Égypte que les Médinois conquièrent pour des raisons stratégiques, afin d’éviter une attaque byzantine de ce côté ; Alexandrie capitule en 642. La faiblesse des Empires limitrophes, tant byzantin que sassanide, fait le jeu de ce nouvel État dont la force militaire, soutenue par la ferveur religieuse, est le principal atout. En 656, à la mort du dernier calife râshîdun, ‘Uthmân, l’autorité médinoise est établie de Samarcande à l’Afrique du Nord et d’Aden (au sud de la péninsule arabique) à la mer Caspienne. Elle a pour conséquence la mise en place de l’administration afin d’organiser la répartition des ressources, mais aussi la diffusion de l’arabe, qui devient la langue officielle, ainsi que la fondation de nouvelles villes-centres, comme Kûfa et Basra en Irak à la fin des années 630, Fustât en Égypte vers 640 et, un peu plus tard, Kairouan en Afrique. Les conquêtes ne sont pas de nature prosélyte, et la domination médinoise occasionne peu de changements pour des populations habituées à la conquête. C’est au sein de l’État médinois lui-même que les changements se font, dans une organisation progressive qui prendra une forme impériale avec la fondation de la dynastie umayyade par Mu‘âwiya en 661, après la Grande Discorde ; on assiste ici à un processus de formation d’empire, auquel pourrait s’appliquer l’analyse de Claude Nicolet sur le cas romain : « Rome a eu un empire avant de devenir elle-même un empire ». De la même manière, les conquêtes des premières décennies de l’Islam permettent et orientent le façonnement de l’État islamique, qui deviendra bientôt l’Empire de l’Islam.

Bibliographie :
 Ridha Khaled, Le Prophète de l’islam et ses califes – Religion, classes sociales et pouvoir, Paris, Publibook, 2011, 496 pages.
 Robert Mantran, L’Expansion musulmane, VIIe-XIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 (6e édition), 352 pages.
 Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam : entre écriture et histoire, Paris, Points Seuil, 2009, 522 pages.
 Janine Sourdel & Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
 Dominique Sourdel, L’Islam médiéval : Religion et civilisation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 230 pages.
 Éric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.

Publié le 10/05/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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