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L’armée égyptienne de Nasser à Al-Sisi : un acteur politique autonome garant de la continuité du régime

Par Pierre-André Hervé
Publié le 04/10/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

EGYPT, Cairo : Egyptian Defense Minister and Military Chief General Abdel Fattah al-Sisi

MOHAMED EL-SHAHED / AFP

Un an plus tard, le 3 juillet 2013, ce dernier est déposé par le général Abdul Fatah Khalil Al-Sisi, qui a succédé au maréchal Tantaoui le 12 août 2012 comme ministre de la Défense et président du CSFA. S’il a remis officiellement le pouvoir au président de la Haute Cour constitutionnelle, Adly Mansour, le général Al-Sisi est aujourd’hui considéré comme la figure principale du nouveau régime. Depuis la révolution de 2011, l’armée est apparue comme un acteur majeur, décisif, de la scène politique égyptienne, au point même de mener, avec succès, un véritable coup d’Etat. Comment expliquer cette position qui paraît quasi-hégémonique de l’armée égyptienne dans le système politique du pays ? Est-elle d’ailleurs véritablement hégémonique ? Quelle est la place réelle de l’armée égyptienne dans l’histoire récente de l’Egypte ?

De Nasser à Morsi, l’armée omniprésente mais pas omnipotente

D’abord simple force supplétive de l’armée coloniale britannique, l’armée égyptienne n’émerge comme institution importante qu’avec l’indépendance de l’Egypte. Le traité anglo-égyptien de 1936, qui redéfinit les liens entre l’Empire et la monarchie égyptienne au profit de cette dernière, ouvre une période de transformation de l’armée, qui est modernisée et mieux équipée. Insuffisamment toutefois aux yeux d’un corps d’officiers mieux formé et plus revendicatif. Un activisme politique hostile à la monarchie se développe au sein de l’armée, porté notamment par les Frères musulmans. La guerre perdue de 1948-1949 contre le tout nouvel Etat d’Israël accentue ce phénomène. Finalement, le groupe des « Officiers libres », menés par le colonel Nasser, autrefois proche de la confrérie, mène une fronde contre le roi Farouk et prend le pouvoir en 1952. Nasser place ses compagnons aux postes importants de l’appareil d’Etat pour en contrôler les rouages. L’armée est, quant à elle, confiée à ‘Abd al-Hakim Amer, le grand ami de Nasser, qui démocratise le corps des officiers et l’ouvre ainsi aux classes les plus défavorisées, perçue avec justesse comme ayant le plus intérêt à défendre le régime. Il développe aussi l’industrie militaire. Sous la double autorité de Nasser et Amer, l’armée monopolise les fonctions clés du secteur civil comme militaire. Ministres, diplomates, gouverneurs, tous ces postes sont majoritairement détenus par des anciens officiers. L’arrivée au pouvoir d’Anouar el-Sadate en 1970, à la mort de Nasser, modifie la relation entre le pouvoir et l’armée. Le nouveau président s’impose face aux anciens militaires nassériens qui contrôlaient jusque là l’appareil d’Etat et les remplace par des civils. L’armée demeure un vivier de recrutement mais elle a perdu sa position hégémonique. Le chef de l’Etat veille à ce qu’elle lui obéisse. L’industrie militaire se développe toujours, quand à elle, avec notamment la création, en 1975, de l’Organisation Arabe pour l’Industrialisation. Plus généralement, l’armée se dote d’un véritable bras économique, lui permettant d’avoir des revenus indépendants du budget et de proposer aux officiers et à la population des biens de consommation ou d’équipement à des prix relativement accessibles.

Sous la présidence d’Hosni Moubarak, on observe dans un premier temps un certain retour au bicéphalisme en vigueur sous Nasser. Le ministre de la Défense, Abd al Halim Abu Ghazala est très populaire. L’armée gagne en prestige et en puissance. Profitant d’une aide des Etats-Unis depuis l’accord de paix avec Israël de 1979, qui s’élève à 1,3 milliard de dollars annuels à partir de 1987, son armement est modernisé tandis que son bras économique devient un véritable empire. Parallèlement toutefois, l’armée est mieux surveillée par le pouvoir qui s’inquiète de son potentiel de nuisance, manifesté par plusieurs tentatives de coup d’Etat et l’assassinat de Sadate par des militaires islamistes en 1981. Les années 1990 sont marquées par une reprise en main de l’armée par le pouvoir et la purge de ses éléments islamistes.

Si le poids de l’armée dans l’économie n’est généralement pas remis en cause par une population qui y voit la garantie de l’indépendance nationale et une protection contre les méfaits de l’économie de marché, il suscite le mécontentement des entrepreneurs du secteur privé qui en pâtissent. Afin d’obtenir la réforme de ce système, ils se rapprochent de Gamal Moubarak, le fils du président, qui est sensible à leurs idées. Gamal impose ses hommes à des postes importants de l’Etat et devient bientôt le candidat de son père à sa succession, au grand dam de l’armée, qui perçoit la menace contre ses intérêts économiques et rejoint la population attachée à la république dans son refus de la transmission héréditaire du pouvoir.

La lutte politique entre le clan de Gamal Moubarak et la hiérarchie militaire trouve son terme avec la révolution de 2011, qui enterre les ambitions du président et de son fils alors qu’elle redonne à l’armée une position centrale. Le 11 février, Moubarak démissionne, probablement poussé vers la sortie par l’armée, qui soigne sa popularité en évitant la répression sanglante, même si elle agira avec moins de prudence à l’automne 2011, endommageant par là-même son capital confiance auprès de la population. Elle envisage de satisfaire le désir de démocratie de la population mais refuse un approfondissement de la révolution, qui, à ses yeux, mettrait en danger l’appareil d’Etat, son autorité et la sécurité des biens et des personnes. Elle met en place une feuille de route avec les Frères musulmans, que la transition démocratique affirme comme la première force politique du pays. Il s’agit, pour l’institution militaire, de garantir la continuité de l’Etat et la défense de ses intérêts politiques comme économiques.

Le divorce avec Morsi

Elu président le 30 juin 2012, Mohamed Morsi manifeste bientôt son désir d’autonomie vis-à-vis de l’armée, qui a assumé le pouvoir pendant la transition consécutive à la révolution, en la personne du maréchal Tantaoui, ministre de la Défense et président du Conseil Suprême des forces armées. Dans ce qui ressemble à un putsch très inattendu, le 12 août 2012, Mohamed Morsi écarte ce dernier, titulaire du poste de ministre de la Défense depuis 1991, ainsi que son chef d’Etat-major et d’autres officiers supérieurs de l’armée. Il annule également un décret constitutionnel adopté par le CSFA peu de temps avant l’élection présidentielle, qui limitait l’autorité du président en matière de défense, notamment s’agissant des nominations. En lieu et place de Tantaoui, il confie le ministère de la Défense à un autre membre du CSFA, son benjamin, le major-général Abdul Fatah Khalil Al-Sisi, réputé proche des Frères musulmans et avec lequel le président Morsi a négocié dans les semaines précédentes le modus-vivendi entre le gouvernement et l’armée, permettant à celle-ci de conserver son autonomie et ses privilèges. De façon à faire passer cette démonstration de force, Mohamed Morsi reproduit une tradition égyptienne qui consiste à placer les généraux mis à la retraite à certaines fonctions honorifiques importantes, comme la présidence de l’Autorité du Canal de Suez, ou stratégiques pour les intérêts économiques de l’armée, comme le ministère de la Production militaire et l’Organisation Arabe pour l’Industrialisation. Le succès de cette offensive politique de Mohamed Morsi s’avère toutefois insuffisant pour renvoyer définitivement l’institution militaire dans ses casernes. Au contraire, il finit par se la mettre à dos, ce qu’il paiera cher à l’été 2013, en multipliant les motifs de fâcherie avec elle.

En novembre 2012 tout d’abord, le président Morsi s’oppose au souhait de l’armée, garante de la souveraineté nationale, de mener campagne dans le Sinaï pour « nettoyer » la péninsule des djihadistes qui l’agitent et réduire les foyers de contestation autonomiste de leurs alliés locaux bédouins. Les islamistes radicaux sont présents dans la région depuis de nombreuses années mais le chaos consécutif à la révolution de 2011 leur a permis de prospérer, comme le prouve leur attaque spectaculaire d’un poste frontière entre l’Egypte et Israël, le 5 août 2012, qui a coûté la vie à 16 policiers égyptiens. Le chaos sécuritaire du Sinaï est renforcé par les trafics en tous genres qui s’y sont développés à la suite du blocus dont pâtit la bande de Gaza voisine. Souhaitant manifestement apaiser la situation locale de façon inclusive, Mohamed Morsi s’est rapproché du Hamas, mouvement issu comme lui des Frères musulmans dont il a accueilli les responsables Khaled Mechaal et Ismaïl Haniyeh en juillet 2012 au Caire. L’armée, qui accuse le groupe palestinien d’alimenter le djihad dans le Sinaï, n’a que modérément apprécié cette démarche. Elle n’a pas apprécié non plus les multiples provocations de Mohamed Morsi, comme l’invitation lors d’un défilé en octobre 2012 de Tarek al-Zomor, un islamiste incriminé dans l’assassinat d’Anouar el-Sadate, ou les intrigues de l’entourage de Morsi pour évincer le général Al-Sisi en juin 2013. Plus généralement, l’armée s’inquiète de la tentative hégémonique des Frères musulmans, qui étendent leur contrôle sur l’appareil étatique au point de menacer les intérêts de l’armée.

Il apparaît que l’armée a rapidement fait le pari de l’échec de Mohamed Morsi et des Frères musulmans et elle s’est évertuée à précipiter cet échec, en jouant de l’inertie voire du sabotage, comme semblent notamment le prouver les pénuries de denrées de base probablement organisées par l’armée pour accentuer l’impopularité du gouvernement islamiste. Celle-ci a atteint des sommets, poussant des millions d’Egyptiens dans la rue fin juin 2013, à l’initiative du mouvement Tamarod, soutenu en coulisse par l’institution militaire. Celle-ci n’a fait que ramasser la mise.

Le général Al-Sisi, nouvel homme fort du pays

En annonçant à la télévision, le 3 juillet 2013, la destitution du président Morsi, le général Abdul Fatah Khalil Al-Sisi s’est affirmé comme le nouvel homme fort du pays. Assez peu connu du grand public avant cette date, il fait désormais l’objet d’un véritable culte de la personnalité, certains souhaitant même qu’il se présente aux prochaines élections présidentielles. Al-Sisi apparaît, en effet, aux yeux d’une partie de la population, comme « l’homme providentiel », celui qui combat « l’insurrection terroriste », qui mène la lutte contre les Frères musulmans, honnis depuis qu’ils ont manifesté sous la présidence de Mohamed Morsi une volonté hégémonique tout en se révélant incapables de redresser l’économie du pays. Les médias égyptiens, contrôlés par l’Etat depuis l’interdiction de plusieurs chaînes de télévision privées, mettent en scène le Général et l’armée qu’il dirige, les présentant en gardiens intransigeants de la patrie face aux islamistes prêts à sacrifier la nation sur l’autel d’une tyrannie religieuse. Derrière ce nouveau raïs apparaît la figure tutélaire de Nasser, le père de l’indépendance nationale égyptienne, qui avait déjà, en son temps, écrasé les Frères musulmans. Si le culte du chef et la fureur nationaliste ont contaminé une part non négligeable de l’opinion publique, tous les Egyptiens, des libéraux aux islamistes, ne sont pas dupes de la construction médiatique du nouvel homme fort du pays, du nouveau « Pharaon ».

Enfant d’une famille conservatrice, dont est d’ailleurs issu un ancien membre éminent des Frères musulmans, Al-Sisi s’affiche comme un musulman pieux, ce qui a pu conduire Mohamed Morsi à voir en lui un allié potentiel au point de le nommer ministre de la Défense. Il n’en est pas moins un patriote affirmé et un défenseur inconditionnel de l’institution militaire, qu’il a rejoint dans les années 1970. Officier au cursus impeccable même s’il n’a jamais fait la guerre, il devient finalement chef du renseignement militaire, fonction sensible au titre de laquelle il collabore avec les services de renseignement israéliens. Sa proximité avec l’Occident, caractéristique de tout cadre de l’armée égyptienne, laquelle reçoit chaque année une aide militaire considérable des Etats-Unis, s’inscrit dans son parcours d’officier, qui lui a valu d’effectuer une partie de sa formation aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Il sait aussi, cependant, se montrer critique à l’égard du grand allié américain, dont il dénonçait jadis la tentation d’exporter, qui plus est par la force, le modèle démocratique et séculier et auquel il reproche désormais de sous-estimer le péril islamiste. Les paradoxes d’un homme politique doublé d’un militaire égyptien, qui doit jongler entre les intérêts de l’Etat, en particulier ceux de « l’Etat profond », et les demandes d’une société où l’islam demeure le référent principal. Aujourd’hui figure dominante du jeu politique égyptien, il s’avère particulièrement dur à l’égard des islamistes et inscrit sa légitimité dans le suffrage d’une rue chauffée à blanc. Son populisme et le soutien d’acteurs intérieurs - l’armée et plus généralement « l’Etat profond » - et extérieurs - l’Arabie saoudite - puissants, lui assurent les clés du pouvoir, reste à savoir s’il compte réellement jouer sa carte personnelle lors des prochaines élections présidentielles. Quoiqu’il en soit, l’armée égyptienne est parvenue à mettre entre parenthèses l’épisode révolutionnaire et tient désormais, plus que jamais, les rênes de l’Etat.

Lire également :
 « En Egypte, l’enjeu c’est le pouvoir, pas un débat entre islamisme et sécularisme » - Entretien avec Stéphane Lacroix
 Les nouveaux territoires de la contestation islamiste au Caire, par Roman Stadnicki
 Le salafisme dans la crise égyptienne, par Pierre-André Hervé
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 Où en est la situation en Egypte ?, par Valentin Germain, avec les propos de Alexandre Goudineau
 Comment certains acteurs ont perçu la transition en Egypte, par Tewfic Aclimandos

Bibliographie :

 Tewfik Aclimandos, « L’armée égyptienne, ultime garant de la pérennité du régime », Les Champs de Mars, n°23, hiver 2011, La Documentation française, Paris, pp. 39-56.
 Ahmed Aboul Enein, « Morsi assumes power : Sacks Tantawi and Anan, reverses constitutional decree and reshuffles SCAF », Daily News Egypt, 12 août 2012.
 Vincent Hugeux, « Egypte : le général Abdel Fattah Al-Sissi, faiseur de raïs », L’Express.fr, 1er septembre 2013.
 Diana Muqqaled, « Des médias sous le charme de l’armée », Asharq al-Awsat, traduit pour Courrier International, 25 septembre 2013.
 Laurent Zecchini, « Le complexe jeu d’alliance du Hamas », LeMonde.fr, 27 juillet 2012.

Publié le 04/10/2013


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


 


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