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L’écriture féminine comme affirmation de l’égalité et véhicule de réforme : Mayy Ziyadah au cœur de la renaissance intellectuelle arabe

Par Mathilde Rouxel
Publié le 29/06/2017 • modifié le 29/06/2017 • Durée de lecture : 6 minutes

A statue of Lebanese poet May Ziadeh is pictured after it was uncovered in the center of the town of Shatul, north of Beirut, on September 5, 2009.

RAMZI HAIDAR / AFP

Une actrice du renouveau intellectuel arabe

Mayy Ziyadah - de son vrai nom Marie Elias Ziyadah - est née à Nazareth en 1886 d’un père maronite libanais et d’une mère orthodoxe palestinienne (1). Elle passe une partie de son enfance en Palestine, à Nazareth, où elle suit ses premiers enseignements. Elle arrive ensuite au Liban avec son père, parti travailler au Kesrouan, dans la région du Mont-Liban. À 14 ans, elle intègre le collège des Visitandines d’Antoura, où elle suit un enseignement en français. Les cours de littérature française, notamment les romantiques, influencent profondément sa littérature par la suite (2).
En 1904, elle rejoint ses parents en Palestine. Elle lit et se cultive beaucoup par elle-même (3). Leur départ au Caire en 1908 marque ses premières publications : son père dirige alors la revue arabe Al-Mahroussa à laquelle elle collabore. Elle suit parallèlement des études de langues à l’Université égyptienne, dont elle sort diplômée en 1917 (4), armée de notions d’anglais, d’italien, d’allemand, d’espagnol, de grec moderne ainsi que de latin (5).

La gloire de Mayy Ziyadah est intimement liée à la vie culturelle du Caire, bouillonnante à cette période de la Nahda. En 1912, elle fonde un salon littéraire qui se réunit de façon hebdomadaire, et qui devient rapidement le lieu de rendez-vous des grands intellectuels de son temps, accueillant Taha Hussein, Khalil Moutrane, Loutdi as-Sayed, Antoun Gemayel, Walieddine Yakan, Abbas Akkad ou Yacoub Sarrouf (6). Bâti sur le modèle des salons littéraires fondés en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles, il connait un succès exceptionnel pendant plus de vingt ans (7).

Elle publie ses premières études après la Première Guerre mondiale et voyage beaucoup en Europe. Le début des années 1920 marque également le début de son engagement féministe : rapidement, elle multiplie les conférences, les articles et les actions publiques pour discuter la question de la place des femmes dans la société, qui occupe de façon croissante les débats intellectuels depuis le début du XXe siècle. Elle commence d’ailleurs par publier des biographies de grandes militantes féministes d’Égypte, et collabore avec Hoda Shaarawi, alors présidente de l’Union des femmes arabes.

Célibataire et sans enfant, la mort de ses proches au début des années 1930 plonge l’intellectuelle dans un profond chagrin. À la mort de son père en 1929 succède la mort de son amant platonique Khalil Gibran en 1931, puis celle de sa mère en 1932 ; l’isolement moral et intellectuel dans lequel elle est subitement plongée provoque des troubles neurasthéniques. Elle est internée quelques années plus tard pour une période de neuf mois dans un asile d’aliéné à Beyrouth, qu’elle quitte en 1939 et passe ses derniers temps au Caire, à écrire. Elle y meurt, le 19 octobre 1941, laissant derrière elle plus de quinze ouvrages de poésie, de littérature et de livres traduits (notamment d’Arthur Conan Doyle ou de Friedrich Max Müller).

Une œuvre littéraire personnelle et engagée

Mayy Ziyadah est très influencée par le mouvement de la Renaissance arabe, la Nahda, qui s’est développée principalement en Égypte au début du siècle. De confession chrétienne, elle participe au grand mouvement réformiste de la pensée qui s’affirme à l’époque : elle défend le brassage des cultures, ayant elle-même grandit au sein d’une civilisation marquée par la confrontation de l’Orient et de l’Occident, et qui voit se mélanger les trois religions du livre. Pour diffuser le plus largement possible ses idées dans la société dans laquelle elle évolue, elle écrit la plupart de ses ouvrages et de ses articles en arabe. Elle utilise d’ailleurs souvent des pseudonymes masculins pour exprimer des idées qu’il n’aurait pas été permis pour une femme d’exprimer ; on trouve dons des textes signés de sa plume sous le nom de Kaled Ra’afat ou de Sindbad - même s’il lui arrive aussi d’user de pseudonymes féminins, particulièrement lorsqu’il s’agit de création poétique, comme Isis Copia ou Aida (8).

Elle publie d’ailleurs son premier recueil de poésie en 1910 sous le pseudonyme Isis Copia. Fleurs de Rêve est un recueil de poèmes lyriques écrits en français qui dépeignent la nature libanaise et ses lieux privilégiés, dans l’héritage de Lamartine, qui chantait lui aussi la beauté de la vallée de Hamana. Ce recueil attise la curiosité des critiques littéraires en Égypte et au Liban (9). Elle continue d’écrire des articles dans la revue de son père, puis élargit petit à petit son horizon de publications, publiant dans les plus grandes revues arabes de l’époque (imprimées au Caire, mais souvent dirigées par des Libanais) : elle écrit ainsi pour Al-Hilal, Al-Mouktatraf ou encore Al-Ahram (10).

Entre 1920 et 1925, elle réunit les articles et les essais écrits pour différentes revues et les publie en quatre volumes. Alors qu’elle écrit régulièrement de courtes nouvelles et compose des pièces de théâtre, elle s’engage socialement pour discuter de l’inégalité dans la société, et particulièrement de la place des femmes dans les hiérarchies. En 1921, elle donne une conférence présentée sous le titre « Le But de la vie » (11). C’est dans cette conférence qu’elle appelle pour la première fois les femmes à une prise de conscience de leur situation au sein de la société. Elle y prône une plus grande aspiration à la liberté, et préconise une ouverture sur l’Occident tout en restant très proche des traditions orientales. Cette conférence fait suite à la publication en 1920 de son second ouvrage, Bahethat Al-Badiya (Les Chercheurs du désert), dans lequel elle met en scène le personnage de la féministe Malak Nasef, qui avait pris pour surnom « Bahethat al-Badiya » et qui militait dans son ouvrage Al Nesa’eyat pour l’émancipation des femmes dans ces sociétés dirigées par la solidarité masculine. Elle réalise également une étude biographique d’une autre dirigeante importante du mouvement féministe en Égypte, Aïcha Teymour. L’objectif de Mayy Ziyadah dans ces deux ouvrages est de présenter l’oppression pesant sur les femmes dans la société arabe depuis même l’étape prénatale, la naissance d’une fille étant rarement célébrée avec autant d’enthousiasme que la naissance d’un garçon. Protestant contre l’enfermement des femmes, elle appelle avant tout dans cet ouvrage à l’instruction des femmes, seul rempart établi contre la superstition. « Elle formule avec énergie son opposition à la conception de l’homme/dieu au sein du couple et refuse de voir en l’homme un maître absolu », commente Carmen Boustani (12) ; elle s’oppose à la polygamie et à la répudiation, et appelle à l’abolition du voile. Elle poursuit ses réflexions dans un article audacieux publié en 1926 dans le journal El-Mouktatef, intitulé « Comment je voudrais que l’homme soit », dans lequel elle cherche à donner aux femmes les outils nécessaires pour qu’elles saisissent leur individualité propre. Il est toutefois intéressant de noter qu’étant née de confession chrétienne et vivant dans une société principalement guidée par les principes de la religion musulmane, Mayy Ziyadah ne se sent pas libre de parler au nom des féministes musulmanes, et discute avant tout des mesures sociales.

Malgré son usage de certains pseudonymes masculin, Mayy Ziyadah chante régulièrement l’intérêt d’une écriture féminine. Outre ses essais critiques sur trois auteures pionnières du monde arabe édités dans Flux et reflux, elle écrit dans un ouvrage à caractère autobiographique intitulé Souvenirs de prime jeunesse (1928) : « Nous commençons d’écrire non seulement pour remplir les pages, mais pour revivre des sentiments avant même de les avoir écrits. Ce courage, nous ne le tenons pas de celles qui nous ont précédées, mais de nous-mêmes, cherchant à révéler l’âme de la femme dans ce qu’elle écrit d’elle-même, non dans ce que les hommes ont écrit d’elle » (13).

Les Lettres à Gibran Khalil Gibran : style et expression littéraire d’une femme libre

Mayy Ziyadah est aussi connue pour la relation qu’elle a entretenue avec l’écrivain et penseur libanais Gibran Khalil Gibran, avec lequel elle a entretenu une importante correspondance. Alors qu’elle est à l’époque à New York, leur relation épistolaire - idylle romantique et intellectuelle - a duré jusqu’à la mort de l’auteur du Prophète, en 1931. Ils ne se sont jamais rencontrés, mais elle jura de sa fidélité et ne se maria jamais. Cette relation a eu une influence considérable sur Mayy Ziyadah, dont les lettres témoignent d’une pensée riche, rigoureuse mais également profondément romantique : c’est sans doute à ces lectures que le célèbre critique littéraire et écrivain Jamil Jabre écrit à son sujet : « En lisant May, on ne sait pas tout à fait si son écrit relève du genre romanesque, du souvenir d’enfance, du conte fantastique, du rêve romantique, de l’évocation historique ou de la confession. C’est un mélange si spontané, dans un style si pittoresque qu’il nous tient en haleine, malgré certaines bavures ou banalités. À travers son œuvre, elle tient à nous communiquer tantôt l’intensité d’un bonheur éphémère, tantôt la magie d’un rêve qui nous transporte au-delà de notre existence monotone, en cette luminosité illusoire qui exerce sur nous un effet de transcendance » (14).

Le destin de Mayy Ziyadah est, à l’image de ses influences, tragiquement romantique. Il est aussi pérenne ; son activité et son engagement pour l’amélioration des conditions de la vie des femmes est maintes fois repris par la suite. Actrice incontournable d’un monde intellectuel en ébullition, Alexandre Najjar raconte qu’à son enterrement, Hoda Shaarawi saluait la mémoire de celle qui fut « le meilleur exemple de la femme orientale cultivée » (15).

A lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
Ziyadah (Mayy)

Bibliographie (non exhaustive)
 Fleurs de rêves (1910)
 Bahithat al-Badia (1920)
 Aïcha Meymour (1920)
 Sawâneh fatât (Plat de miettes)
 Zulumât wa Ichâ’at (Humiliation et rumeurs)
 Sourires et larmes (traduction vers l’arabe de l’ouvrage de Max Sheller)
 Kalimât wa Ichârât (Mots et signes)
 Al Saha’ef (Les journaux)
 Propos de jeune fille
 Mélange (choix de conférences)
 Ténèbres et rayons (poèmes lyriques en prose)
 Al-Musaâwât (L’Égalité, étude sociologique)
 Ghayat al-Hayat (Le sens de la vie)
 Bayna al-Jazri wa al-Madd (Flux et reflux, critique littéraire)
 Souvenirs de jeunesse
L’intégralité de ses œuvres (principalement écrites en arabe) a été publiée aux éditions libanaises Naufal en 1982, dans un ouvrage d’Œuvres complètes.

Notes :
(1) « Remembering May Ziadeh : Ahead of (her) Time », Middle East Revised, 10/30/2014, disponible en ligne, consulté le 21 juin 2017. URL : https://middleeastrevised.com/2014/10/30/remembering-may-ziadeh-ahead-of-her-time/
(2) Ghaleb Ghanem, La Poésie Libanaise d’Expression Française, éditions de l’Université Libanaise, Beyrouth, 1981, p.186.
(3) « May Ziadé, témoin de son époque », La Revue du Liban, n°3709, 1999, disponible en ligne, consulté le 21 juin 2017. URL : http://www.rdl.com.lb/1999/3709/art2.html
(4) Lubna Khader, « In Memory of May Zeyadeh. A Torch in the Darkest of Ages », Star Weekly, 21/10/1999, disponible en ligne, consulté le 21 juin 2017. URL : https://web.archive.org/web/20070418080529/http://www.lebwa.org/life/ziadeh.php
(5) Ghaleb Ghanem, La Poésie Libanaise d’Expression Française, op. cit.
(6) « May Ziadé, témoin de son époque », La Revue du Liban, op. cit.
(7) Rose Ghurayyib, « Mayy Ziadeh (1886-1941) », Al Raida journal, Institute for Women’s Studies in the Arab World, Beirut University College, 1989, p.2.
(8) Carmen Boustani, « May Ziadé : Vie et écriture », Les Cahiers du GRIF, vol.43, n°1, 1990, disponible en ligne, consulté le 21 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1990_num_43_1_1836
(9) Rose Ghurayyib, « Mayy Ziadeh (1886-1941) », Al Raida journal, op. cit., p.2.
(10) « May Ziadé, témoin de son époque », La Revue du Liban, op. cit.
(11) Carmen Boustani, « May Ziadé : Vie et écriture », op. cit.
(12) Ibid.
(13) Traduit et cité par Carmen Boustani, op. cit.
(14) Jamil Jabre cité par Alexandre Najjar, Dictionnaire amoureux du Liban, Paris, Plon, 2014, p.325.
(15) Alexandre Najjar, Dictionnaire amoureux du Liban, op. cit., p.325.

Publié le 29/06/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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