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La poésie dans la chronique des Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr d’Ibn Iyās (introduction générale)

Par Ahmad Al Amer
Publié le 13/04/2017 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Ahmad Al Amer

Ibn Iyās (1) est un historien égyptien né (2) au Caire en 852/1448 et décédé dans la même ville après 928/1522 (3). Son ouvrage Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr (4), le plus important d’une œuvre bien plus vaste, fait de lui aujourd’hui un historien majeur pour la fin de la période mamelouke et les débuts de l’époque ottomane (5). Ibn Iyās est en effet pratiquement le seul historien important (6) à avoir vécu cette période de l’histoire de l’Egypte.

Au départ, les chercheurs ne s’intéressaient pas autant à l’histoire de l’époque mamelouke qu’à celle des trois premiers siècles de l’islam. Nombreux étaient ceux qui pensaient alors que cette période était celle du déclin politique et scientifique. Mais depuis le début du XXème siècle, les chercheurs ont commencé à s’intéresser à divers aspects liés à cette époque, notamment à la littérature mamelouke. L’importance de ces travaux varie mais les plus connus restent ceux de Maḥmūd Salīm Rizq (7), de Fawzī Muḥammad Amīn (8), de Salām Muḥammad Zaġlūl Salām (9) et de ʽAzīza Bašīr Aḥmad al-Maġribī (10).

Bien que l’intérêt se soit porté sur la littérature mamelouke, l’analyse de la poésie enchâssée au sein des récits d’histoire en prose reste rare chez les historiens. En effet, il n’existe, à notre connaissance, aucun travail ayant procédé à l’étude de ce sujet. De là vient l’importance d’une telle étude.
En effet, les citations poétiques occupent une place importante dans les ouvrages des historiens mamelouks qui composent eux-mêmes souvent des poèmes. Lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes des poètes, ils agrémentaient leurs chroniques d’histoire par des vers de poésie. L’importance accordée à la poésie dans les écrits historiques diffère d’un historien à un autre. Certains n’en usaient guère, d’autres étaient au contraire très riches en insertions poétiques.

Badāʼiʽ al-zuhūr est une des chroniques où la poésie a pris une grande place dans le récit événementiel. En effet, on dénombre dans cette chronique plus de 2000 vers de poésie insérés dans le récit des autres événements politiques et sociaux. Ibn Iyās avait un goût prononcé pour la poésie, et elle a occupé une place à peu près constante dans al-Badāʼiʽ. Il s’agit soit :
 de poèmes dont l’auteur est identifié : on a recensé dans al-Badāʼiʽ 67 poètes (parfois également auteurs ou historiens ayant écrit un poème), cités pour certains une seule fois et pour d’autres à plusieurs reprises. Les plus importants sont : Nāṣir al-Dīn Muḥammad ibn Qanṣūh min Ṣādiq, al-Šihāb al-Manṣūrī, Šihāb al-Dīn Aḥmad ibn al-ʽAṭṭār al-Maṣrī, Badr al-Dīn Muḥammad ibn al-Zaytūnī, Šihāb al-Dīn ibn Abī Ḥaǧǧa, Šams al-Dīn al-Qādirī.
 de poèmes dont l’auteur n’est pas cité ou est resté anonyme : dans ce cas et afin d’introduire le poème, Ibn Iyās employait des expressions telles que : « kamā qāla al-šāʽir » ou « kamā qīla ».
 de poèmes composés par Ibn Iyās lui-même : au total, il s’agit de 521 vers de poésie dans tout l’ouvrage.

La poésie occupe une place importante dans la formation et la vie d’Ibn Iyās. En effet, l’historien a été marqué par les domaines de spécialisation de ses maîtres : fondamentalement l’histoire et dans une mesure moindre la poésie. Ibn Iyās lui-même a emprunté des poèmes composés par l’un ou l’autre de ses trois maîtres : Suyūṭī (11), al-Ḥanafī (12) et al-Qādirī (13).
Suyūṭī était à la fois un religieux et un historien mais il s’intéressait aussi à la langue et à la littérature et avait écrit sur ces sujets. Quand à al-Qādirī, c’était le poète du siècle comme le qualifiait Ibn Iyās. Zayn al-Dīn ʽAbd al-Bāsiṭ al-Ḥanafī était, pour sa part, un grand historien bien que la plupart de ses écrits en histoire soient restés à l’état de manuscrits. De manière générale, la plupart des historiens à l’époque mamelouke écrivaient de la poésie mais ils n’excellaient pas tous dans ce domaine.

Quatre grands genres poétiques apparaissent dans Badāʼiʽ al-zuhūr : l’élégie, l’éloge, la satire (14) et d’une façon moindre la poésie lyrique de l’amour (al-ġazal) citée dans des notices consacrées à des femmes chanteuses.
Ibn Iyās insère souvent ses inclusions poétiques à la fin de son propos. Elles permettent soit d’immortaliser ou de reprendre le fait sous forme synthétique de poésie, soit de montrer les compétences poétiques du défunt ou de louer le défunt à travers une élégie dans le cas de notices nécrologiques. Les citations de vers, compositions originales de l’auteur pour certains d’entre eux et placés en guise de conclusion de bon nombre de faits et de notices, ouvrent un autre espace au commentaire et à l’avis de notre historien. Chez Ibn Iyās, la poésie peut ainsi servir de commentaire aux événements avec souvent une connotation morale ou sentencieuse.

Les citations poétiques accompagnent des faits de nature très diverse (15). Elles apparaissent ainsi dans les notices nécrologiques. Dans ce cas, les insertions poétiques sont très souvent placées à la fin de la notice nécrologique (16). Dans certaines notices, la poésie occupe une place considérable par rapport aux autres informations. C’est le cas notamment dans les notices consacrées à Yaḥyā ibn al-ʽAṭṭār (17), à al-Šihāb al-Ḥiǧāzī (18) ou encore à Šams al-Dīn ʽUṯmān al-Nawāǧī al-Šāfiʽī (19). Les citations poétiques constituent une des caractéristiques des notices chez Ibn Iyās. Son originalité réside dans le nombre élevé d’insertions poétiques non reprises à partir d’autres sources mameloukes. On voit là chez Ibn Iyās la marque de son savoir en poésies et ses compétences, ce qui lui permettait de faire ses propres choix et de se démarquer de ses prédécesseurs.

La poésie accompagne aussi dans al-Badāʼiʽ le récit d’événements naturels (20) lorsque ceux-ci ont des conséquences extrêmement tragiques sur la population (21), lorsqu’on a mobilisé de grands moyens afin d’y faire face, quand l’événement est important en termes de dégâts et de son étendue. Les mentions des faits inhabituels ou étranges (22) ainsi que des rumeurs (23) sont parfois suivies elles aussi d’une citation poétique qui avait sans doute une fonction semblable à celle d’une sentence (24) ou d’un proverbe. Le poème concernait parfois aussi la description du fait lui-même (25).

Le thème du Nil (26) a été aussi l’occasion pour notre auteur d’enrichir son texte de plusieurs poèmes faisant l’éloge de ce fleuve. Les vers concernant le Nil se rapportent surtout au rythme anormal de la montée des eaux : interruption de la montée des eaux, montée exceptionnellement forte, crues exceptionnelles ou déficitaires, crues anormalement longues, crues en avance ou en retard. Le caractère inhabituel ou anormal de ces événements relatifs au Nil justifie d’une certaine manière encore une fois son recours à la poésie.

Nous avons essayé de donner, dans cet article, un aperçu sur la place de l’usage de la poésie parmi les plus importantes chroniques mameloukes à savoir Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr. Ce travail pourrait constituer, avec notre ouvrage (27), un point de départ pour les chercheurs afin qu’ils s’intéressent de plus près à l’étude et à l’analyse de l’aspect littéraire des chroniques d’histoire.

Notes :

(1) Vous trouverez plus d’informations sur la vie et sur les œuvres d’Ibn Iyās dans notre ouvrage intitulé Matériaux, mentalités et usage des sources chez Ibn Iyās. Mise au point du discours historique dans les Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr, préfacé par Jean-Claude Garcin, Éditions Universitaires Européennes, Allemagne, 528 p. Cf aussi notre thèse de doctorat : L’historiographie à l’époque mamelouke à travers l’exemple de l’ouvrage Badāʼiʽ al-zuhūr d’Ibn Iyās : analyse de la méthode et du contenu, thèse de doctorat sous la direction de Michel Tuchscherer, Aix-Marseille Université, 13 octobre 2014.
(2) AL AMER, Ahmad, « Les trois premières sections perdues ou manquantes d’al-Badāʼiʽ », Arabica 62, 2015, p. 1-14.
(3) Nous ne pouvons pas préciser la date du décès d’Ibn Iyās mais ce qui est certain c’est qu’il avait plus de 76 ans à sa mort qui est postérieure à l’année 928/1522, ceci parce que les derniers événements qu’il a rapportés de sa propre main datent du mercredi fin de ḏī al-ḥiǧǧa de l’année 928/ 28 octobre 1524, date à laquelle il avait fini la XIème section de Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr [al-Badāʼiʽ, t. 5, p. 494]. Lellouch, Benjamin, 2006, Les Ottomans en Egypte, historiens et conquérants au XVI siècle, Paris, Peeters.
(4) Pour plus d’informations, cf notre article intitulé « Une approche méthodologique des faits historiques dans les Badāʼiʽ al-zuhūr (contenu, valeur et développement) », al-Muqtaṭaf al-miṣrī al-tārīḫiyya, numéro 4, Le Caire, 2016, p. 1-40.
(5) ʽAbd al-Ġanī, Yusrī, 1991, Muʽǧam al-muʼarriḫīn al-muslimīn ḥattā al-qarn aṯ-ṯānī ʽašar al-hiǧrī, 1ère édition, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʽilmiyya, p. 47- 48.
(6) Nous avons deux historiens importants contemporains d’Ibn Iyās à savoir Ibn Ṭūlūn (880-953/1475-1546) et Ibn al-Ḥumṣī (841-934/1473-1527) mais la plupart de leurs chroniques n’ont pas été éditées.
(7) Rizq, Maḥmūḍ Salīm, 1955.
(8) Amīn, Fawzī Muḥammad, 1982.
(9) Salām, Muḥammad Zaġlūl, 1970.
(10) Al-Maġribī, ʽAzīza Bašīr Aḥmad, 1989.
(11) Ibn Iyās, 1982, t. 3, p. 284 ; t. 4, p. 79.
(12) Ibn Iyās, 1982, t. 3, p. 263, 318, 455.
(12) Ibn Iyās, 1982, t. 3, p. 116, 118, 139, 186, 188, 386.
(14) Ibn Iyās, 1982, t. 1, vol. 2, p. 146, 753, 756 ; t. 2, p. 114 ; t. 3, p. 443.
(15) Nous avons discuté de cela à divers endroits de notre thèse. Voir Al Amer, 2014.
(16) Al Amer, 2014, p. 137-141.
(17) Ibn Iyās, 1982, t. 2, p. 276.
(18) Ibn Iyās, 1982, t. 3, p. 58.
(19) Ibn Iyās, 1982, t. 2, p. 325.
(20) Al Amer, 2014, p. 204.
(21) Ibn Iyās, 1982, t. 2, p. 241.
(22) Al Amer, 2014, p. 245.
(23) Al Amer, 2014, p. 380.
(24) Ibn Iyās a donné treize fois des citations poétiques ayant une fonction de sentence. [Ibn Iyās, 1982, t. 2, p. 135, 157, 177 ; t. 3, p. 135, 229, 232, 252, 260, 347 ; t. 4, p. 273 ; t. 5, p. 155, 348, 369].
(25) Ibn Iyās a donné huit fois ce genre de citations poétiques pour des faits inhabituels, étranges ou merveilleux [Ibn Iyās, 1982, t. 2, p. 174, 229, 249 ; t. 3, p. 85, 146, 284, 397 ; t. 5, p. 360].
(26) Al Amer, 2014, p. 304.
(27) Ahmad AL AMER, Matériaux, mentalités et usage des sources chez Ibn Iyās. Mise au point du discours historique dans les Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr, préfacé par Jean-Claude Garcin, Éditions Universitaires Européennes, Allemagne, 528 p.

Publié le 13/04/2017


Ahmad Al Amer est docteur en Histoire de l’Orient médiéval et chercheur associé à l’IREMAM. Il travaille notamment sur l’analyse et la réédition des chroniques d’histoire mamelouke. Ses recherches portent également sur l’historiographie arabe, l’élaboration du récit historique ainsi que sur la poésie mamelouke et la place de l’adab dans les chroniques d’histoire.
Il est l’auteur de nombreuses publications en arabe et en français dont le dernier ouvrage, publié en 2016 et préfacé par Jean-Claude Garcin, s’intitule Matériaux, mentalités et usage des sources chez Ibn Iyās. Mise au point du discours historique dans les Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr (Éditions Universitaires Européennes, Allemagne, 528 p).


 


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