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La réouverture des négociations sur la Syrie à Genève : peu d’avancées tangibles avant de retourner à Astana

Par Matthieu Eynaudi
Publié le 14/03/2017 • modifié le 16/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

GENEVA, SWITZERLAND - FEBRUARY 23 : Participants are seen during the fourth round of the intra-Syrian talks, marking the first time the Syrian regime and opposition delegations have returned to negotiations in Geneva on February 23, 2017.

MUSTAFA YALCIN / ANADOLU AGENCY / AFP

La Russie tente de garder la main sur les négociations tandis que la position des Etats-Unis n’est pas encore clairement établie

La Russie

Le camp russe continue à tirer les bénéfices de ce qui a été qualifié par Crispin Blunt, le président du comité parlementaire britannique pour les Affaires étrangères, de « Russian reset » une « remise à zéro » du rapport de force. Ce dernier, auparavant favorable à l’opposition a été renversé depuis l’intervention militaire de Moscou au côté du régime en septembre 2015 (2). Ces victoires militaires ont été transformées en victoires diplomatiques avec l’organisation de la conférence d’Astana tenue le mois dernier, au cours de laquelle la Russie a imposé un format qui lui était très favorable (3). C’est précisément sur cette dernière victoire russe qu’embraye le processus de Genève, montrant que la Russie n’est plus simplement un acteur indispensable, mais que le Kremlin donne désormais le ton sur les questions syriennes. D’ailleurs, à l’issue de la conférence d’Astana, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait unilatéralement fait savoir, par une déclaration lapidaire que l’ouverture des négociations de Genève 4 seraient repoussées « à la fin du mois [de février] », alors que l’ONU maintenait que le processus de Genève reprendrait le 8 février (4).

Cependant, la diplomatie russe s’est heurtée à un premier échec à Genève. L’opposition syrienne aurait refusé le projet de nouvelle constitution syrienne proposé par la Russie. Ainsi, si la domination militaire russe lui permet de donner le tempo des cessez-le-feu et des négociations, Moscou peine à devenir le médiateur politique que le Kremlin aspirait à incarner. Moscou doit – à ce stade – se satisfaire de l’adoption d’une « feuille de route ». Pour l’avenir, la Russie espère également un « Russian reset » avec nouvelle administration américaine.

Les Etats-Unis

Les équipes du Président Trump, en place depuis un peu plus d’un mois, peinent encore à définir les contours d’une politique claire. Néanmoins, selon Staffan de Mistura lui-même, le gouvernement Trump serait en train de « redéfinir sa politique de lutte contre le groupe Etat islamique et, par implication, ce qu’ils [les Américains] font en Syrie et en Irak » (5). Le Président Donald Trump s’est déjà fait connaître pour ses positions vis-à-vis de Moscou, plus conciliantes que celles de son prédécesseur – et de ses déclarations très fermes à l’égard du fait terroriste au Moyen-Orient. Aussi, il semble possible d’imaginer que la future ligne de Washington donnera la priorité à la lutte contre l’Etat Islamique et les groupes djihadistes en général, plutôt qu’au soutien des revendications de l’opposition syrienne modérée, laquelle avait jusqu’ici pu compter sur un le soutien américain. Selon un membre de l’opposition syrienne, s’exprimant sous condition d’anonymat, le flou qui entoure la position américaine suspend de fait l’impact des discussions à Genève (6).

L’ONU vante la complémentarité des processus de Genève et d’Astana alors que les positions du régime syrien et de l’opposition demeurent incompatibles

L’ONU

De son côté, Staffan de Mistura représentant de l’ONU et aux commandes des négociations de Genève relativise l’initiative Russe d’ouvrir un nouveau canal de négociations au Kazakhstan. Cette nouvelle configuration voulue par la Russie avait marginalisé les Occidentaux et placé l’ONU sur le banc de touche. Il s’agissait d’établir un nouveau paradigme en prétextant implicitement l’échec des processus successifs de Genève, ce à quoi Staffan de Mistura répond : « Astana a été une initiative très positive […] Leur mission est très importante, elle concerne le cessez-le-feu. Demandez aux Syriens… Ils vous diront que c’est la priorité. Un cessez-le-feu, puis, évidemment, vous pourrez avoir des négociations… N’importe quelle négociation pourra prendre deux, trois mois, deux ans… Mais sans bombardements ni explosions, c’est complètement différent. […] Donc Astana : cessez-le-feu et mesures destinées à construire une confiance mutuelle en sa faveur… et c’est tout. Genève est ce que nous essayons de faire ici : le processus politique (7). »

Suivant cette logique, les négociations de Genève devraient rouvrir à la fin du mois de mars, après qu’un autre cessez-le-feu a été « consolidé » à Astana, a ajouté Staffan de Mistura (8) . L’ouverture de cette réunion à Astana devrait probablement se faire dès le 14 mars et porter spécifiquement sur la lutte contre l’Etat islamique (9).

Enfin, l’agenda en quatre points : gouvernance, constitution, élections et lutte contre le terrorisme, publié à l’issue de cette session de négociation continue de prendre pour cadre de référence la résolution 2254 du Conseil de sécurité. Cette feuille de route se fonde sur un accord de paix, une éventualité qui apparait à ce stade toujours aussi éloignée. Ce cadre prévoit, après l’obtention d’un accord de paix et graduellement : la mise en place d’un gouvernement de transition, l’adoption d’une nouvelle constitution et l’organisation d’élections libres et démocratiques.

Le régime syrien

Dans le discours, le régime syrien continue de clamer sa volonté de reconquérir intégralement le territoire syrien par la force. Dans les faits, ce vœu ne peut qu’être conditionné au bon vouloir des puissances qui le soutiennent : l’Iran et la Russie. Aussi, Damas mise sur la priorisation de la lutte contre le « terrorisme » dans le futur de la Syrie – tout en sachant que ce terme recouvre des réalités qui n’ont rien de commun aux yeux des différents acteurs impliqués.

Selon le chef de sa délégation à Genève, Bachar al-Jaafari, le régime a néanmoins réussi à faire en sorte que la majorité des discussions – 80% – tournent autour de la lutte contre le terrorisme (10). De plus, Damas aurait obtenu que, lors de la formulation de l’agenda des futures négociations, que la « lutte contre le terrorisme » soit intégrée au trois autres points qui seront discutés.

L’opposition syrienne

La majorité de l’opposition syrienne, dont la délégation n’est pas unifiée, continue de réclamer le départ de Bachar al-Assad. Le Haut Comité des Négociations, la principale composante de l’opposition présente à Genève refuse catégoriquement de considérer une transition politique sous l’égide d’Assad, tout en craignant que la corbeille « gouvernance », c’est-à-dire celle qui traite de la transition, ne soit bradée au profit de celle concernant la lutte contre le terrorisme (11).

Dans ce contexte où l’opposition syrienne de moins en moins audible et fragmentée se voit débordée par la machine de guerre russo-iranienne, d’un côté et de l’autre, par l’essor du djihadisme, une disparition des principes fondateurs de la révolution est à craindre. Pourtant, l’Histoire récente a montré qu’une partie du peuple syrien, même celui vivant sous le joug des djihadistes, n’avait pas renoncé aux fondements de sa révolte. Ainsi que l’observait Charles Lister dans son rapport Profiling Jahbat al-Nosra, les périodes d’accalmie dans les combats et de cessez-le-feu ont souvent donné à voir des mouvements populaires en faveur de l’opposition modérée. Dans le cas des zones contrôlées par Jahbat al-Nosra, la population s’était accommodée tant bien que mal de la présence des djihadistes, en raison de leur efficacité militaire et dans une moindre mesure, de l’action sociale qu’ils déployaient pour s’attirer le soutien de la population. Cependant, ce comportement de « consommateur » – au sens sociologique du terme – ne signifiait pas l’adhésion des populations syriennes à l’idéologie véhiculée par l’avatar d’Al-Qaïda. Ainsi, lors du cessez-le feu de février 2016, les cadres d’al-Nosra avaient amèrement vu se dérouler, sur leur territoire, des manifestations en faveur des rebelles modérés et des principes de la révolution syrienne. Il n’est donc pas exclu qu’un cessez-le-feu durable, obtenu à Astana et entériné politiquement à Genève, ne ravive l’opposition traditionnelle (12).

La résistance des rebelles aux initiatives politique russes : le maintien, au moins à court terme de Bachar al-Assad, le projet de nouvelle constitution, montre que l’opposition syrienne tient bon, au moins sur le plan politique. Aussi, la stratégie du régime syrien, qui se résume à l’équation manichéenne « moi où les djihadistes », n’a pas réussi à résigner tous les tenants de l’oppositions. La rébellion de la première heure montre sa résilience, soutenue par les initiatives de la société civile qui sont maintenant solidement ancrées hors de la Syrie, particulièrement en Turquie.

Une situation de blocage se précise entre la Russie, les Etats-Unis et la Turquie concernant les Forces Démocratiques Syriennes

La Turquie

Sur le terrain, la Turquie semble de plus en plus faire cavalier seul avec la coalition formée par ses soins pour lutter contre les groupes considérés comme terroristes par Ankara : l’Etat islamique et les Forces Démocratiques Syriennes (13). Les forces de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », qui a débuté à la fin du mois août 2016, sont composées de plusieurs brigades rebelles, appuyées par des blindés turcs et de l’infanterie. Après s’être emparé rapidement de Jarablous et Dabiq, la coalition a vu son avance stoppée devant la ville d’Al-Bab. Très récemment, le 23 février, la chute de la ville est annoncée, immédiatement suivie de plusieurs attentats perpétrés par l’Etat islamique contre les forces turques et les rebelles syriens. Les pertes turques s’élèveraient à l’heure actuelle à 71 morts, dont une grande partie est tombée devant al-Bab (14). Fort de cette victoire lourdement acquise, la Turquie a fait savoir son intention de se diriger désormais vers la ville de Manbij. Depuis l’été 2016, cet ancien bastion de l’Etat islamique est tombé aux mains des Forces Démocratiques Syriennes, une coalition arabo-kurde, dominée par le parti kurde syrien du PYD que la Turquie estime être liée au PKK qui livre une guerre asymétrique contre le pouvoir central turc.

Aussi, suite à la conquête d’al-Bab, les rebelles syriens appuyés par les forces turques ont intensifié leurs affrontements avec les Forces Démocratiques Syriennes. Ces dernières semblent néanmoins avoir récemment trouvé une parade en réinstallant des forces du régime syrien qui formeraient une zone tampon entre la coalition menée par la Turquie et leurs positions (v. infra).

Les kurdes syriens

Sur le plan politique, les Kurdes syriens se distinguent en deux groupes : ceux qui au sein du Conseil National Kurde ont rejoint l’opposition politique traditionnelle et ceux qui suivent - de gré ou de force - le PYD, un parti hégémonique qui contrôle de facto un peu moins de 20% du territoire syrien. Ces derniers, malgré leurs efforts pour apparaître comme des interlocuteurs légitimes et démocratiques peinent à se faire une place dans le jeu diplomatique. Eternels absents des processus de négociations, ils sont victimes des velléités autonomistes auxquelles ils sont réduits, ainsi que de leurs liens avec le PKK, une organisation classée terroriste par l’ONU, l’UE et l’OTAN. Ils sont des alliés objectifs du régime syrien qui les a laissé prospérer sur les territoires périphériques du Nord de la Syrie. Rejetés sur le plan diplomatique mais courtisés sur le plan militaire (en raison de leur efficacité contre l’Etat islamique) par les puissances qui interviennent en Syrie, à l’exception de la Turquie, ils ont récemment reçu des blindés modernes de la part des Etats-Unis.
Ces blindés auraient été déployés à Manbij, une ville syrienne d’importance stratégique pour les Forces Démocratiques Syriennes. Conquise au prix de rudes combats, cette localité a occupé une place importante dans la communication du PYD, les images montrant les femmes syriennes libérées de l’Etat islamique ôter leurs Niqab et se jeter dans les bras des combattantes kurdes, avaient été largement relayées. De plus, la ville de Manbij n’est historiquement pas à majorité kurde et dans ce sens, elle fournit une opportunité pour le PYD de démontrer son efficacité et ses bonnes pratiques en termes de gouvernance. Cet élément est d’autant plus précieux que le PYD a, à plusieurs reprises, été accusé de s’être livré à des exactions sur les populations arabes, notamment dans la zone de Tel-Abyad. Enfin, selon les déclarations des cadres de l’organisation, Manbij devrait être la tête de pont d’une opération contre le fief de l’Etat islamique : Raqqa.

Aussi, le maintien des Forces Démocratiques Syriennes à Manbij est primordial pour la coalition arabo-kurde. Le PYD fait d’ailleurs étalage de ses soutiens contre la Turquie et sa coalition. Ainsi, les blindés américains déployés à Manbij, font office de bouclier contre les frappes turques (15). Plus à l’ouest, ce sont les forces du régime, qui ont été « réinvitées » à prendre position entre les positions de la coalition turque et Manbij, le tout sous l’égide russe, selon des informations données par le média Sputnik, très proche du Kremlin (16).

Les Forces Démocratiques Syriennes s’offrent donc une double garantie russo-américaine pour protéger Manbij, une difficulté que la Turquie devrait avoir du mal à surmonter. Ces développements autour de Manbij montrent également que les Forces Démocratiques Syriennes, bien qu’exclues des négociations officielles sont des interlocuteurs privilégiés à la fois pour le camp occidental et pour la Russie.

Conclusion

L’impact du processus d’Astana lancé le mois dernier s’est fait sentir sur cette nouvelle session des négociations de Genève. L’axe Damas-Moscou-Téhéran dicte désormais l’ordre du jour : la lutte contre le « terrorisme », et impose ses exigences. L’aller-retour des négociations diplomatiques entre Astana et Genève montre à quel point Moscou a réussi à imposer son canal et ses formats de discussion.

De son côté, l’opposition réitère son intransigeance quant au maintien d’Assad au pouvoir. Après la perte d’Alep, l’affaiblissement militaire de l’opposition traditionnelle est flagrant : actuellement, les seuls groupes de rebelles syriens encore capables d’obtenir des victoires significatives sont ceux soutenus par Ankara, qui les utilise manifestement pour lutter contre le PYD en Syrie. Ce dernier tente de mobiliser ses soutiens pour résister à l’avancée turque. Le support américain qu’il a reçu est d’ailleurs un premier signe d’une nouvelle politique américaine en Irak et Syrie qui devrait bientôt être révélée.

Lire également : A Astana, la redéfinition des rapports de force dans les négociations sur la Syrie

Notes :
(1) Voir notre article précédent sur les négociations d’Astana : http://www.lesclesdumoyenorient.com/A-Astana-la-redefinition-des-rapports-de-force-dans-les-negociations-sur-la.html
(2) Crispin Blunt, ‘Engage but beware’ : dealing with Russia in Syria, Middle East Eye, 2 mars 2017 http://www.middleeasteye.net/columns/engage-beware-dealing-russia-syria-1636284810
(3) Voir notre article précédent sur les négociations d’Astana : http://www.lesclesdumoyenorient.com/A-Astana-la-redefinition-des-rapports-de-force-dans-les-negociations-sur-la.html
(4) « Syrie : la Russie annonce le report des négociations de paix prévues à Genève », Le Monde, 27 janvier 2017
http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/01/27/syrie-les-negociations-de-paix-prevues-a-geneve-repoussees_5069892_1618247.html
(5) Laura Rozen : « No breakthrough expected at new Syria talks », al-Monitor, 22 février 2017
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2017/02/syria-talks-geneva-modest-expectations-us-policy.html
(6) Ibid
(7) Ibid
(8) “Syrie : fin des discussions de Genève avec ‘un agenda clair’”, L’Express, 4 mars 2017 http://www.lexpress.fr/actualites/1/actualite/syrie-fin-des-discussions-de-geneve-avec-un-agenda-clair_1885699.html
(9) « Dernier round ‘positif’ de pourparlers à Genève », 24 Heures, 3 mars 2017 http://www.24heures.ch/monde/dernier-round-positif-pourparlers-geneve/story/26294310
(10) “Syrie : fin des discussions de Genève avec ‘un agenda clair’”, L’Express, 4 mars 2017
http://www.lexpress.fr/actualites/1/actualite/syrie-fin-des-discussions-de-geneve-avec-un-agenda-clair_1885699.html
(11) Ibid.
(12) Voir notre précédent article : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Synthese-Profiling-Jabhat-al-Nusra-Charles-Lister-The-Brookings-Project-on-U-S.html
(13) Voir notre précédent article : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Terrorisme-et-contre-terrorisme-en-Turquie-en-2016-1-2.html
(14) « Al-Bab, ancien bastion de l’Etat Islamique durement frappé », Le Monde, 24 février 2017 http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/02/24/al-bab-ancien-bastion-de-l-organisation-etat-islamique-en-syrie-durement-frappe_5085038_1618247.html
(15) Luc Mathieu, « Manbij, point de friction des factions du conflit syrien », Libération, 5 mars 2017 http://www.liberation.fr/planete/2017/03/05/manbij-point-de-friction-des-factions-du-conflit-syrien_1553467
(16) « Les Kurdes restituent des territoires près d’al-Bab à l’armée syrienne », Sputniknews, 3 mars 2017 https://fr.sputniknews.com/international/201703031030313316-kurdes-territoires-manbij-armee/

Publié le 14/03/2017


Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.


 


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