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Le printemps arabe au prisme de la démographie

Par Clément Pellegrin
Publié le 18/02/2015 • modifié le 18/02/2015 • Durée de lecture : 10 minutes

Egyptians gather in Tahrir Square to mark the one year anniversary of the revolution on January 25, 2012 in Cairo Egypt.

Photo by Jeff J Mitchell/Getty Images / AFP

Il ne s’agit pas tant de tirer le bilan de ces révolutions dont on peut faire le constat qu’elles sont loin d’être achevées. D’où viennent la société civile tunisienne, l’engagement militant des Frères musulmans ? Pour qu’il y ait engagement, civil ou religieux, il faut qu’il y ait éducation. Comme le rappelle le démographe de l’INED Emmanuel Todd [3] : dès lors que l’individu sait lire et écrire, « la participation politique devient une procédure naturelle » [4]. Il peut lire un tract, mais surtout l’écrire. En Égypte et en Tunisie, autour de 90% des jeunes qui ont participé aux manifestations étaient alphabétisés.

Youssef Courbage et Emmanuel Todd, tous deux démographes à l’INED, ont mis en rapport le lien qu’il existe pour toute société en transition démographique entre le taux d’alphabétisation et la baisse de la fécondité. A des degrés variables suivant les pays, la courbe de l’alphabétisation et celle de la fécondité apparaissent comme inversement corrélées. La chute de la fécondité intervient à la suite du franchissement par une génération de la barre des 50% alphabétisés [5]. La baisse de la fécondité constitue donc un facteur indirect des révolutions de 2010-2011 : « Le progrès culturel déstabilise les populations. Nous devons nous représenter concrètement ce qu’est une société où l’alphabétisation devient majoritaire : un monde dans lequel les fils savent lire, mais non les pères. L’instruction généralisée ne tarde pas à déstabiliser les relations d’autorité dans la famille. […]Ces ruptures d’autorité produisent une désorientation générale de la société, et le plus souvent, des effondrements transitoires de l’autorité politique. Autrement dit, l’âge de l’alphabétisation et de la contraception est aussi, très souvent, celui de la révolution [6]. »
En d’autres termes, la Tunisie, l’Egypte, le Maroc et dans une mesure plus incertaine la Syrie, sont entrés en révolution il y a déjà quelques décennies.

Ainsi, le printemps arabe correspond à la fois à une certaine maturation des sociétés et à l’aboutissement d’une transition démographique [7] rapide : en 1970, le taux de fécondité des femmes dans la région était de 7 enfants en moyenne. En 2000, les familles n’ont plus que 3,4 enfants en moyenne [8]. Ainsi le Maroc et la Tunisie ont même atteint des taux proches du taux de renouvellement de la population, soit près de 2,1 enfants par femme [9]. Il faut noter ici que le monde arabe a réalisé sa transition démographique en quarante ans à peine, alors qu’il a fallu bien plus d’un siècle à l’Europe pour y parvenir. Ainsi, selon l’historienne Chantal Verdeil, qui s’appuie sur les travaux de Youssef Courbage, « la rapidité de la transition démographique engendre ou révèle de telles transformations qu’elle ne peut pas ne pas avoir de conséquences au plan politique [10] » Ainsi, Chantal Verdeil nous propose de lire le printemps arabe à la lumière des bouleversements démographiques : ceux-ci provoquent une série de transformation des rapports entre les générations et entre les sexes.

Scolarisation et bouleversement des rapports d’autorité

Les mots d’ordre des mobilisations sociales faisaient apparaître une très claire prise de conscience de la part des sociétés des difficultés auxquelles elles sont confrontées : une frustration sociale liée à la confiscation du pouvoir, des inégalités criantes, et le phénomène des diplômés chômeurs. Or en 2000, le démographe Philippe Fargues avait déjà mis en lumière ce phénomène de chômage endémique chez les jeunes. Pour lui, la génération née autour de 1975 en Égypte, ayant 25 ans au moment où il écrit, est celle qui a subi de plein fouet les désillusions liées à l’échec de l’école comme moteur d’inclusion socio-économique. Cette génération a été la première à être majoritairement alphabétisée, et aussi la première à ne pas profiter de l’Etat-providence égyptien tel que l’avait promu Nasser dans les années 1960. Celui-ci avait permis une certaine mobilité sociale, grâce à la scolarisation puis la fonctionnarisation massive d’individus issus de milieux modestes. L’école était donc à la base d’un modèle de réussite sociale : « Un objectif collectif, celui d’élever les qualifications de la population, rencontre un objectif personnel de promotion sociale [11]. » Mais sous Sadate, puis Moubarak à partir de 1981, l’État s’est peu à peu sclérosé et a cessé de jouer son rôle intégrateur. Ce phénomène est très bien illustré par le personnage de Taha dans l’Immeuble Yacoubian : ce dernier, fils de concierge, se heurte à l’hostilité du jury de l’école de police qu’il rêve d’intégrer et ce malgré ses capacités intellectuelles et son niveau d’études [12]. Plein d’amertume, il intègre une association islamiste à l’université. Le parcours de ce personnage de fiction tend à confirmer l’hypothèse de Fargues, qui propose le lien entre la scolarisation des individus et leur engagement associatif. Les associations, religieuses ou laïques, sont renforcées par l’éducation car elles éclosent et sont actives en milieu scolaire. La Tunisie rejoint ici l’Égypte, car elle se caractérise avant même la révolution par une forte activité associative, dans et à l’extérieur du système scolaire.

L’un des grands paradoxes est que la population égyptienne continue de croire en l’école : « entre 1981 et 1992 et malgré la réduction du nombre moyen d’enfants, la part des dépenses […] d’éducation augmente de 230% en milieu urbain et 175% en milieu rural [13]. » Si bien que l’on aboutit à une hausse du niveau général d’éducation des chômeurs. La génération suivante, celle qui est descendue dans la rue et qui a contribué au renversement du régime d’Hosni Moubarak en 2011, est très touchée par le chômage, mais elle est aussi bien plus diplômée que ses parents : « L’irruption du chômage des diplômés sanctionne l’effondrement brutal d’un mythe, celui qui, le temps d’une génération, avait érigé l’école en voie royale vers le bien-être individuel et le progrès social. […] Les jeunes générations sont au chômage tandis que leurs aînées ont une place dans le monde du travail. Le divorce entre l’autorité morale que confère le savoir et le pouvoir matériel que donne la position économique oppose désormais les nouvelles générations aux anciennes. L’ordre patriarcal est mis sans dessus dessous par la distribution des connaissances entre les classes d’âge mais il résiste dans le monde des rapports de pouvoir [14]. »
En outre, on peut constater une évolution dans la vision de l’enfance et de ses coûts : les Egyptiens ont moins d’enfants, mais investissent plus sur chacun d’entre eux. Pour Philippe Fargues, c’est là un troc de la stratégie traditionnelle de fécondité élevée contre une stratégie moderne d’éducation, mais qui obéit à une finalité inchangée : la volonté des parents de trouver la meilleure combinaison pour leur « assurance vieillesse », nécessairement pourvue par leurs enfants.

Réformes économiques et baisse de la fécondité

Pippa Norris et de Ronald Inglehart [15] font l’hypothèse que la baisse de fécondité tout comme celui du sentiment religieux est en lien direct avec le niveau de vie des populations : les sociétés riches seraient libérées de la question de la survie existentielle. Les familles auraient moins d’enfants mais investiraient plus sur chacun d’entre eux. Le déclin du sentiment et de la pratique religieuse s’expliqueraient par le fait que les individus auraient perdu la nécessité du recours à la religion pour trouver une assistance dans les problèmes de la vie.
A l’inverse, les sociétés plus pauvres seraient ultra-fécondes et très religieuses. Les auteurs citent notamment l’exemple du Pakistan. La survie existentielle y étant menacée par divers facteurs (pénurie alimentaire, manque d’eau, catastrophes naturelles, États incompétents,…), l’investissement sur les enfants y serait moins élevé que dans les pays riches [16].
Ce modèle illustre assez classiquement ce qu’on entend par transition démographique. Or, de façon paradoxale, ce sont les sociétés arabes les plus riches qui conservent les plus forts taux de fécondité, et ce grâce à la rente pétrolière : l’Arabie saoudite et les États du Golfe constituent l’épicentre du monde arabe. Youssef Courbage et Emmanuel Todd ont mis en évidence le fait que le modèle familial traditionnel, patrilinéaire, patrilocal [17] et de descendance nombreuse, y est très répandu. Philippe Fargues montre ainsi que les revenus de la rente attisent le conservatisme social et familial. Les parents ont les moyens de subvenir aux besoins d’une famille nombreuse. A l’inverse, des pays plus pauvres comme l’Egypte et la Tunisie sont les plus avancés dans la transition démographique.

Nous l’avons vu plus haut, la natalité de l’Égypte chute alors que l’Etat-providence se désengage. Il en va de même pour la Syrie. Fargues met en corrélation le moment où les familles deviennent majoritairement peu nombreuses et celui où les États égyptien et syrien mettent en place des réformes économiques dites « d’ajustement structurels » : si les appareils d’État dans les années 1960 avaient profité de manière indirecte des revenus de la rente pétrolière (au travers des transferts reçus des immigrés égyptiens et syriens travaillant dans le Golfe), ses successeurs durent composer sans. L’État redistributeur, ou du moins superviseur, avait les moyens d’assurer le maintien de la famille nombreuse. Avec les ajustements structurels, c’est-à-dire une étroite gestion budgétaire et la réduction des programmes sociaux, la famille a du faire face à une véritable pression économique, et a du se résoudre à réduire sa fécondité : « A partir de 1985, les gouvernements arabes ont ainsi contribué à précipiter la chute de la fécondité non pas tant par leurs politiques explicites de contrôle des naissances que par leurs réformes économiques [18]. »
Fargues précise en outre que ce mouvement s’est opéré à contrecœur. La perte de confiance dans l’efficacité économique des États semble donc directement corrélée à cette crainte qu’ils constituent désormais plus une menace qu’une protection pour les familles.

Baisse de la fécondité et statut des femmes

Philippe Fargues montre en outre que l’âge du mariage des filles est corrélé à leur durée de scolarisation. Une femme se marie d’autant plus tard qu’elle est restée longtemps dans le système éducatif. Or le retard dans l’âge du mariage signifie de façon mécanique un raccourcissement de la période de fécondité des femmes, et partant, une diminution du nombre d’enfants.
Des pratiques de la famille plus diverses font leur apparition. Le développement du célibat et le recul des mariages endogames par exemple, sont particulièrement visibles au Maroc : « en 2010, pour la tranche d’âge des 30-34 ans, 42% des hommes ne sont pas mariés, et 33% des femmes. Dans ce pays, le célibat à 50 ans concerne de 6 à 7 % des hommes aujourd’hui, contre moins de 1% il y a 30 ans, et le taux de mariage entre cousins est de 15 % alors qu’il s’établissait à 30% en 1995 [19] ». » Le développement de l’exogamie [20] est le signe d’une plus grande mobilité sociale et géographique d’une population. Elle accompagne en outre le mouvement d’urbanisation : « aujourd’hui plus des deux tiers de la population du monde arabe vit en ville contre 25% en 1950 [21] ». » Or, comme le rappelle Fargues, « la grande ville porte en germe des formes d’individualisation [22] ». Il n’est donc pas surprenant de voir la pratique du célibat prendre de l’ampleur.
Le relatif développement de l’activité salariée chez les femmes, en Tunisie principalement où plus d’un tiers des femmes travaillent [23], contribue également à la baisse de la fécondité. Fargues avance l’hypothèse que si les femmes travaillent de plus en plus en Tunisie, au Maroc, en Syrie et même en Egypte, c’est en raison de la pression économique et de la faillite de l’État redistributeur. Le travail salarié féminin devient alors une nécessité pour bon nombre de familles.
Enfin, Youssef Courbage et Emmanuel Todd reviennent sur le développement du recours par les couples aux moyens contraceptifs pour contrôler leur fécondité. « Ce sont des couples alphabétisés qui, le plus souvent, prennent de concert la décision de contraception [24]. »

Transition démographique, révolution politique

Dès lors, comment interpréter la violence et les difficultés économiques qui ont surgit ces dernières années, alors que les révolutions réclamaient une prospérité partagée et la paix sociale ? Une forte demande de redevabilité [25] a émergé : les populations ont explicitement demandé à l’État d’assumer ses fonctions, et rappellent aux dirigeants leurs responsabilités. Ainsi, Youssef Courbage écrit : « les Occidentaux veulent oublier que leurs transitions démographiques furent émaillées de troubles et de violence nombreuses. Les convulsions que nous voyons se produire aujourd’hui dans le monde musulman peuvent être comprises non comme les manifestations d’une altérité radicale mais au contraire comme les symptômes classiques d’une désorientation propre aux périodes de transition [26]. » Il rappelle en outre que la genèse du printemps arabe s’est inscrite dans le même temps que les mouvements de contestation des « Indignés », qui de l’Espagne à Israël, en passant par le Portugal et la Grèce, réclamaient également une plus grande responsabilité des élites politiques. Cette comparaison tend à étayer sa thèse du « Rendez-vous des civilisations », et vient nuancer la réalité des altérités et les différences considérées comme fondamentales par les imaginaires collectifs d’un côté et de l’autre de la Méditerranée.

Publié le 18/02/2015


Clément Pellegrin est étudiant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et Développement au Maghreb et au Moyen-Orient.
Après avoir obtenu une licence en sciences politiques et histoire du Proche-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a réalisé un mémoire sur la guerre civile libanaise au travers du cinéma documentaire.


 


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