Appel aux dons mercredi 24 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2151



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

mercredi 24 avril 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

Le rapprochement entre Erbil et Ankara comme grille de lecture des dynamiques kurdes au Moyen-Orient (2/2)

Par Manon Destribats
Publié le 23/03/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan ® and The head of autonomous Kurdish government in Iraq’s north Masoud Barzani (L) shake hands in Diyarbakir Governorship building on November 16, 2013 in Diyarbakir, Turkey. Masoud Barzani arrived in Diyarbakir upon the invitation of Turkish Prime Minister Erdogan.

Kayhan Ozer - Anadolu Agency - AFP

Lire la partie 1 : Le rapprochement entre Erbil et Ankara comme grille de lecture des dynamiques kurdes au Moyen-Orient (1/2)

La Syrie : théâtre de la compétition entre deux modèles kurdes opposés

La politique d’alignement du parti démocratique du Kurdistan (PDK), et par extension du Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK), sur l’agenda d’Ankara provoque le rejet des autres partis kurdes irakiens, notamment de l’union patriotique du Kurdistan (UPK), tout en provoquant l’ire du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des partis qui lui sont affiliés. Historiquement, l’UPK est assez proche du PKK comme le montre le cas de la guerre civile kurde des années 1990 qui opposa l’UPK au PDK. Le PKK et l’Iran soutinrent alors l’UPK et par mécanisme la Turquie apporta son aide au PDK. On retrouve aujourd’hui cette même logique, particulièrement visible sur le terrain syrien qui est le théâtre d’une concurrence acharnée entre d’un côté le PKK et ses organisations « sœurs » et de l’autre le PDK qui veut s’imposer comme leader du monde kurde, avec le soutien de la Turquie.

Le PDK, le PKK et leurs organisations sœurs au Moyen-Orient

Il n’est pas inutile de rappeler que PDK et PKK sont sans conteste les deux partis kurdes dominants. Mustafa Barzani, le père de l’actuel président du GRK et l’un des fondateurs du PDK (1946) fut la figure la plus importante du nationalisme kurde et son aura dépasse largement les frontières irakiennes. Par ailleurs, le GRK est la seule entité politique autonome kurde existante et est présentée par ses cadres comme un modèle pour tous les Kurdes qui veulent accéder à l’indépendance. Le PKK est un mouvement plus récent (1978) mais il est basé en Turquie, pays qui concentre l’immense majorité des Kurdes (15 millions contre environ 5 millions en Irak, 8 en Iran et 3 en Syrie) et son chef Abdullah Ocalan, emprisonné en Turquie, fait également figure de héros du nationalisme kurde. La lutte que l’organisation mène contre l’Etat turc depuis 1984 a accru son rayonnement dans l’espace kurde, sans compter que le PKK mène une politique de communication efficace au premier rang de laquelle se trouve l’affichage d’une égalité homme-femme qui ferait rougir les pays les plus avancés en la matière. Plusieurs différences d’ordre idéologique apparaissent entre ces deux partis (1). Le PKK se réclame du marxisme et promeut les codes d’une société sans classe, laïque, égalitaire. Le PDK apparaît bien plus conservateur sur la question de la religion et de l’organisation sociale qui, au Kurdistan d’Irak, répond encore à des logiques tribales. Sur le plan économique prime un modèle libéral doublé d’un système d’Etat providence, legs de l’époque baathiste, bien que le PDK soit toujours membre de l’Internationale socialiste, héritage de la période de Guerre Froide durant laquelle le parti était soutenu par l’URSS.

Le PDK et le PKK mettent en œuvre une politique d’influence qui les a amené à encourager la création de « partis frères » dans les pays voisins afin d’étendre leur rayonnement et d’imposer leurs stratégies régionales par ces intermédiaires (2). L’organisation rassemblant les partis pro-PKK est le Groupe des Communautés du Kurdistan (KCK), créé en 2007. Elle rassemble notamment le PKK (Turquie), le PYD (Syrie), le PJAK (Iran) et le KDSP (Irak mais très peu actif). La branche armée du PKK est le HPG (les Forces de défense du peuple) et celle du PYD le YPG (les Unités de défense du peuple).

Les partis liés au PKK
Source : « Syria’s Kurds : A struggle within a struggle », International Crisis group, Middle East Report n° 136, 22 january 2013

Le PDK de Barzani possède également des partis frères : le PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran fondé en 1945), le PDKS (Parti démocratique du Kurdistan de Syrie, fondé en 1957) et le PDK/Bakur (Parti démocratique du Kurdistan du Nord, Turquie, fondé en 1992). Ces partis, tout en étant censés être autonomes du PKK pour les uns, et du PDK pour les autres, poursuivent néanmoins les mêmes buts politiques.

Une compétition acharnée aux airs de luttes intestines

La concurrence entre le parti d’Abdullah Ocalan et celui de Massoud Barzani est particulièrement visible sur le terrain syrien. Le PDK a depuis le début de la crise syrienne tenté d’endiguer le progrès des forces kurdes syriennes dont le principal parti est le PYD, « organisation sœur » du PKK créée en 2003 suite au 8ème Congrès de ce dernier parti (3). Le PYD est supposé être autonome par rapport au PKK avec qui il a néanmoins des affinités idéologiques et dont il reproduit l’organisation institutionnelle. Dans les faits, des liens plus forts existeraient entre les deux partis avec notamment d’importants transferts de combattants, même si ces liens sont ignorés par la communauté internationale et notamment les Etats-Unis qui apportent un soutien militaire au PYD et au YPG, sa branche armée, tout en reconnaissant le PKK comme une organisation terroriste. Cette attitude ambivalente est d’ailleurs très critiquée par la Turquie (4). Pour contrer cette montée en puissance du PKK dans la région, concomitante des développements de la crise syrienne et de l’autonomisation des provinces kurdes de Syrie, le PDK tente d’unifier et de soutenir l’opposition kurde syrienne au PYD. Il soutient ainsi le TCK, Mouvement de la Jeunesse Kurde de Syrie et a encouragé en 2011 la création de l’ENKS, le Conseil national kurde de Syrie, qui rassemble 16 factions kurdes de Syrie appartenant au courant pro-PDK.

En 2012, après la prise des cantons du Rojava par le PYD, la politique d’endiguement du PKK par le PDK et la Turquie s’accroit. Le 11 juillet 2012, les accords d’Erbil sont institués entre l’ENKS et le PYD sous l’égide de Barzani. Ces accords ont pour but d’empêcher les luttes intestines entre les différentes factions kurdes et de permettre une administration conjointe des cantons kurdes du Rojava. Barzani espère également ainsi rapprocher ces organisations pour distendre les liens entre le PYD et le PKK. Cette stratégie du président irakien échoue dans la mesure où les accords d’Erbil ne permettent pas de renverser un rapport de force largement favorable au PYD en Syrie. Et dès 2013, le divorce est consommé entre le PYD et l’ENKS suite à de nombreuses violations des accords d’Erbil par le PYD (5) et surtout du fait de la proclamation unilatérale par le PYD le 12 novembre de l’autonomie du Kurdistan syrien, Rojava. Barzani ne reconnaît pas la création de cette entité et, pour faire pression sur le PYD afin qu’il respecte les accords d’Erbil en intégrant l’ENKS dans la gestion de l’administration, ferme la frontière entre le GRK et le Rojava au niveau du poste frontière de Simalka sur le Tigre. Le Rojava est alors véritablement étouffé car son accès au Kurdistan d’Irak est nécessaire à sa survie dans la mesure où le GRK constitue sa seule porte d’accès vers l’extérieur. Les cantons kurdes syriens subissent en effet dès lors un triple embargo : syrien, turc et kurde irakien. Par ailleurs, le PYD a également besoin de ce poste frontière pour asseoir son autorité au Rojava car les revenus générés par les douanes représentent une de ses seules sources de financement (6). La frontière est finalement rouverte et le Rojava reconnu par Barzani après que le PYD a aidé les peshmergas à la défense d’Erbil lors de l’offensive de Daesh sur la ville à l’été 2014.

Entre l’automne 2013 et l’été 2014, les tensions sont donc à leur comble entre le PDK et le PYD. Le dirigeant du PYD, Salih Muslim, est même interdit de séjour au GRK et, fait remarquable, c’est souvent l’UPK à qui il revient de négocier avec le PDK le passage de délégations kurdes syriennes au Kurdistan d’Irak. L’UPK critique en effet la politique syrienne de Massoud Barzani et est plutôt aligné avec le PKK/PYD. Le parti de Jalal Talabani financerait même le PYD, et de ce fait on peut presque affirmer que le PDK et l’UPK se livrent en Syrie une « guerre par procuration ». Ce sont aussi des peshmerga de la Force 70 exclusivement, c’est-à-dire de l’UPK, qui sont venus en aide au PYD et au PKK lors de la bataille de Kobanê de l’automne 2014. Les tensions entre le PDK et le PKK/PYD en Syrie ont une large résonance à l’intérieur même du Kurdistan d’Irak où elles participent donc à accroitre les divisions entre les deux principaux partis. Le soutien de l’UPK à la mouvance PKK en Syrie met par ailleurs à mal les relations entre Barzani et Erdogan, ce dernier faisant pression sur son allié kurde grâce aux outils économiques dont il dispose pour qu’il fasse cesser la coopération entre l’UPK et le PYD.

Conclusion : les dynamiques kurdes comme microcosme des deux grandes stratégies régionales au Moyen-Orient

Le rapprochement entre Ankara et Erbil peut donc être expliqué par deux raisons majeures : l’une économique et l’autre politique. Cette coopération kurdo-turque a également joué un rôle majeur dans la cristallisation des tensions entre les différents partis kurdes. Ces divisions dans l’espace kurde recoupent à plus petite échelle les deux grandes stratégies internationales qui s’opposent dans la crise syrienne. La mouvance PDK s’intégrerait ainsi dans la « stratégie sunnite » dont Ankara est un acteur clé. Le soutien américain à Barzani est également un indicateur de cette orientation. Au contraire, la mouvance PKK poursuit plutôt une stratégie pro-chiite comme le montrent ses liens avec la Russie, mais aussi l’Iran. Une alliance, critiquée, a d’ailleurs eu lieu en juillet 2012 entre le pouvoir syrien et le PYD, Bachar el-Assad ayant retiré ses troupes du canton de la Jezireh, invitant ainsi les forces kurdes à investir les lieux dans le but de s’épargner l’ouverture d’un second front au nord et d’attiser les préoccupations de la Turquie qui ne tolère pas l’instauration d’une base arrière du PKK toujours plus puissante à sa frontière sud (7). L’UPK, en soutenant le PKK, intègre également son action dans la stratégie pro-chiite. Cela peut être expliqué par les affinités idéologiques existantes entre le PKK et l’UPK, progressistes, par opposition au couple AKP/PDK, conservateur. Mais la cause principale de cette orientation est purement géopolitique : en effet la zone UPK au Kurdistan partage une frontière avec l’Iran. Ainsi, si la seule porte d’accès vers l’extérieur du PDK est la Turquie, c’est l’Iran qui remplit ce rôle pour l’UPK. Ce dernier n’a ainsi guère d’autre choix que de maintenir de bonnes relations avec son grand voisin chiite.

Notes :
(1) Franceschi, P., Mourir pour Kobanê, Equateurs, Paris, 2015.
(2) Grojean, O., « Un champ d’action régionalisé ? Le PKK et ses organisations sœurs au Moyen-Orient », in « Le Kurdistan d’Irak et la Question kurde au Moyen-Orient », dir. O. Grojean et M. Özdemirkiran, Les dossiers du CERI, Sciences Po, avril 2014.
(3) Idem.
(4) « Turkey-US dispute over Syrian Kurdish PYD widens », Today’s Zaman, February, 19, 2016. http://www.todayszaman.com/diplomacy_turkey-us-dispute-over-syrian-kurdish-pyd-widens_412796.html
(5) Poyer, F., « Intérêts régionaux et leviers nationaux : regards sur le conflit syrien par ses marges kurdes », EchoGéo, Sur le Vif, 15 novembre 2013.
http://echogeo.revues.org/13630
(6) Roussel, Cyriel, « Les Kurdes de Syrie et le projet du Rojava : rêve éphémère ou espoir durable ? », Maghreb-Machrek, 2014/4 (n°222), p. 75-97.
(7) Poyer, F., « Intérêts régionaux et leviers nationaux : regards sur le conflit syrien par ses marges kurdes », EchoGéo, Sur le Vif, 15 novembre 2013.
http://echogeo.revues.org/13630

Publié le 23/03/2016


Manon Destribats est étudiante en Histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne et étudie la question pétrolière au Kurdistan d’Irak dans le cadre de son mémoire de Master II. Après des séjours en Turquie puis en Afghanistan, elle s’apprête à rejoindre Erbil afin d’y effectuer un stage au sein de l’IFPO.


 


Zones de guerre

Irak

Politique