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Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’État islamique (EI)

Par Corentin Denis
Publié le 13/11/2014 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

La question d’un État-nation pour des Kurdes éclatés entre la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran paraissait au point mort, enterrée avec les promesses faites au lendemain de la chute de l’Empire ottoman. Pourtant, le rôle des Kurdes dans le conflit contre l’EI leur donne aujourd’hui une opportunité inédite de porter sur le devant de la scène leurs particularités identitaires et leurs revendications politiques.

Qui sont les Kurdes ?

Les Kurdes seraient entre 30 et 40 millions selon les estimations, répartis sur un espace de la taille de la France, à l’intersection des frontières de quatre pays. Autour de 40% des Kurdes vivent en Turquie ; 25% en Iran ; 15% en Irak ; 5 à 10% en Syrie. D’importantes communautés kurdes sont également installées en Russie, dans le Caucase, en Asie centrale, en Israël, en Amérique du Nord et en Europe occidentale.

Le peuple kurde n’est pas un ensemble uniforme, que ce soit d’un point de vue linguistique ou d’un point de vue religieux. Les deux dialectes principaux de la langue kurde, langue d’origine indo-européenne et proche du persan, sont le kurmandji et le soranî. Une littérature kurde, dans chacun de ces dialectes, est apparue au XVIIème siècle et a acquis une reconnaissance au-delà des territoires kurdes dans l’entre-deux-guerres. Dans la région située au nord de la capitale kurde de Turquie, Diyarbakir, les Kurdes parlent un troisième dialecte, le zazaki. Les difficultés de compréhension au sein du peuple kurde sont encore renforcées par le fait que le kurde s’écrit en caractères arabes en Irak et en Iran alors qu’il s’écrit en caractères latins en Turquie et en Syrie.

La grande majorité des Kurdes sont des musulmans sunnites, convertis à l’islam lors des grandes conquêtes des VIIème et VIIIème siècles. Cependant, certaines minorités religieuses existent parmi la population kurde. Au nord de l’Irak, environ 700 000 personnes pratiquent le yézidisme, une branche de l’islam très éloignée du chiisme et du sunnisme, dont la doctrine incorpore des éléments des religions pratiquées par les Kurdes avant l’arrivée de l’islam [2]. Une autre minorité musulmane, celle des alévis, est également présente dans les régions kurdes de Turquie. Plusieurs communautés chrétiennes subsistent depuis l’implantation de l’église nestorienne au Kurdistan au XIIIème siècle et connaissent un renouveau avec l’arrivée d’évangélistes, comme l’Église kurdophone du Christ qui organise des rassemblements autour d’Erbil depuis le début des années 2000. Les Kurdes semblent généralement faire preuve de tolérance : en effet, l’idéologie nationaliste kurde a restreint la place du religieux comme critère d’identification et limité l’espace des mouvements se réclamant de l’islam politique [3].

Le sentiment national kurde est renforcé par la revendication d’une filiation commune avec la dynastie des Mèdes, qui a fondé un empire en 612 avant J.-C. après avoir vaincu l’Empire assyrien. Cette date fondatrice de la nation kurde est en partie légendaire et la plupart des traces de la filiation entre les Kurdes et les Mèdes ont été perdues. En revanche, il est attesté que dès 1695, le poète Ehmede Khani, dans son épopée Mem-O-Zin, appellait les Kurdes à l’unité. Mais les intérêts tribaux, familiaux et dynastiques sont longtemps restés prioritaires et ont fait obstacle à l’unité des Kurdes au cours de leur histoire.

Carte 1 : les Kurdes, un peuple fragmenté

Comme en Europe à la même époque, l’idée de nation et la volonté de vivre dans un État-nation se manifestent au Kurdistan dans les années 1830. Ce sentiment nationaliste nouveau se traduit par l’éclatement de plusieurs insurrections, qui finissent toutes écrasées par l’Empire ottoman.

La « question kurde » à la fin de la Première Guerre mondiale

Le démantèlement de l’Empire ottoman décidé par les Alliés à la fin de la Première Guerre mondiale donne aux Kurdes l’espoir d’obtenir un territoire indépendant. Le traité de Sèvres, signé en 1920 prévoit en effet la création d’un État kurde, conformément au principe wilsonien de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les frontières de ce Kurdistan correspondent alors à la région de peuplement kurde autour de Diyarbakir (dans l’actuelle Turquie). Une vaste région située plus au Nord, autour du lac de Van et également peuplée de Kurdes, est promise à l’Arménie. Une armée britannique est entrée à Mossoul dès la signature de l’armistice dans le but de s’assurer de la création d’un État arabe sous leur domination (conformément au partage des zones d’influences prévu par les accords secrets Sykes-Picot), incluant les nombreux gisements de pétrole de la partie kurde de la Mésopotamie. La Perse n’est pas concernée par le redécoupage dans la mesure où elle n’a pas pris part à la guerre : il n’est pas prévu de rattacher la région kurde de l’ouest, autour du lac d’Urmia, au nouveau Kurdistan malgré une insurrection indépendantiste en 1919.

L’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal change la donne. Kemal prend la tête d’un mouvement nationaliste depuis l’Anatolie occidentale pour défendre la Turquie dans ses frontières à la date de l’armistice, c’est-à-dire avec le nord de l’Irak et la majorité des territoires kurdes. Face à l’URSS, Kemal parvient à récupérer la province de Kars. Au sud, il obtient un nouveau tracé frontalier avec la Syrie sous mandat français, qui correspond à la frontière actuelle sans le sandjak d’Alexandrette (nord-ouest du mandat syrien), qui est cédé à la Turquie ultérieurement. Les frontières sont fixées par le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, qui consacre l’inclusion du Kurdistan dans la Turquie malgré la promesse faite par Kemal aux chefs kurdes en échange de leur soutien. La SDN attribue définitivement la région de Mossoul au mandat Britannique sur l’Irak en 1926 mettant fin aux ambitions turques.

Carte 2 : de Sèvres (1920) à Lausanne (1923), les espoirs déçus du peuple kurde

La situation des Kurdes de Turquie devient difficile dans les années 1920 : Kemal refuse de reconnaître leur spécificité au nom de sa volonté de forger un sentiment national turc. Pour cette raison, l’usage de la langue kurde en public est interdit. L’abolition du califat, la laïcisation musclée et la destruction des cadres sociaux traditionnels font basculer de nombreux Kurdes dans la résistance armée au cours des années 1920 et 1930. Les révoltes sont écrasées et la Turquie coopère avec l’Irak et l’Iran afin de lutter contre les « bandes armées », kurdes notamment, qui opèrent dans les régions frontalières.

L’organisation de mouvements kurdes dans la période récente

Les provinces orientales d’Anatolie connaissent un nouvel embrasement au milieu des années 1980. Les hostilités sont ouvertes par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), créé en 1978 avec une inspiration marxiste-léniniste. Comprenant également une organisation armée, il commet plusieurs assassinats de fonctionnaires et de chefs tribaux loyaux à la Turquie. L’armée réagit avec une vaste campagne anti-insurrectionnelle au cours de laquelle des villages sont détruits et 3 millions de personnes sont déplacées. En février 1999, les services secrets turcs capturent le chef du PKK, Abdullah Öcalan, portant un coup sévère à l’organisation.

En Irak, l’agitation indépendantiste des années 1980 s’apaise avec la création d’un Kurdistan autonome en 1991, après la guerre du Golfe, sous la pression des États-Unis choqués par l’Anfal : une campagne militaire menée par Saddam Hussein en 1988 au cours de laquelle des villages sont détruits et des milliers de Kurdes sont déportés ou exterminés, notamment au moyen de gaz. La Constitution irakienne de 2005 reconnaît la région autonome du Kurdistan, avec 4 millions d’habitants et Massoud Barzani à sa tête. Elle autorise le gouvernement kurde d’Irak à disposer de sa propre armée (100 000 peshmergas), d’avoir un drapeau, un hymne, un Parlement et une représentation diplomatique à l’étranger.

En Syrie, les émeutes de 2004, qui ont éclaté dans la ville de Qamichli, majoritairement kurde, après un match de football ont révélé l’existence d’un problème kurde, jusqu’alors nié par le régime. La répression a fait plusieurs morts parmi les Kurdes et entrainé un regain des manifestations jusque dans les quartiers kurdes de Damas et d’Alep. Les droits reconnus à la minorité kurde et les efforts en faveur de la reconnaissance de leurs particularités sont maigres mais le régime parvient à éteindre le mouvement.
La contestation kurde reprend à l’occasion de l’insurrection contre Bachar al-Assad, qui commence en 2011. La mobilisation des Kurdes de Syrie donne lieu à une rivalité entre le Parti de l’unité démocratique (PYD) et le Conseil national kurde de Syrie (CNKS). Le PYD est une branche du PKK turc qui forme ses cadres et apporte un soutien matériel. Il n’est pas plus favorable à l’opposition qu’au gouvernement syrien et cherche à se présenter comme une troisième voie. Le CNKS est quant à lui plutôt proche du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien de Barzani et il a rejoint le Conseil national syrien, la principale plateforme d’opposition au régime de Bachar al-Assad. Le PYD/PKK a renforcé sa mainmise et contrôle désormais des territoires au nord de la Syrie. Il a pu y établir ses propres lois, sa justice, tirer des recettes des droits de douanes et des ventes de carburant sans que le régime ne menace cette autonomie de fait, car il préfère maintenir les bonnes relations qu’il a nouées avec le PKK depuis les années 1980, afin d’éviter d’avoir à combattre sur un nouveau front [4].

Les Kurdes en guerre contre l’État islamique

L’attention de la presse internationale s’est tournée vers les Kurdes lors de l’avancée des islamistes au Nord de l’Irak à l’été 2014 et notamment au moment de la prise de Mossoul, la deuxième ville du pays. La France et d’autres pays occidentaux ont confié des armes et du matériel militaire au Kurdistan irakien pour l’aider à faire face. Depuis, le Kurdistan résiste, accueille des réfugiés et défend les villes menacées jusqu’en Syrie. Les Kurdes ont désormais l’opportunité d’étendre leur influence au-delà de la région autonome irakienne et prendre position dans les régions du nord de l’Irak que le gouvernement kurde revendique depuis plusieurs années.

Les peshmergas, ces combattants kurdes constituant maintenant l’armée régulière du Kurdistan irakien, se sont emparés de la ville de Kirkouk en juin 2014 alors que l’armée irakienne avait pris la fuite face à l’arrivée des djihadistes de l’EI. Le contrôle de cette ville où vivent de nombreuses communautés ethniques et religieuses et dont les alentours regorgent de pétrole pourra désormais constitué un atout majeur pour un Kurdistan indépendant, ou en tout cas une force pour mener des négociations avec le pouvoir irakien en vue d’obtenir un territoire plus vaste et une autonomie plus approfondie [5].

Les Kurdes de Syrie sont devenus à leur tour des symboles de la résistance à l’EI avec la bataille de Kobané, ville frontalière du nord de la Syrie, abandonnée par la Turquie qui craint de renforcer le PKK. Les États-Unis ont apporté un soutien aérien à la résistance kurde et commencé fin octobre 2014 à larguer du matériel médical et des armes au profit du PYD. Ankara a essayé de prouver sa bonne volonté en autorisant 160 peshmergas irakiens, envoyés par le PDK, à franchir la frontière turque pour rejoindre Kobané [6]. Mais ces troupes ne sont pas nécessairement bienvenues dans la mesure où le PYD souhaite conserver le commandement des opérations et voit d’un mauvais œil l’intrusion de son rival d’Irak [7]. La situation de guerre en Irak et en Syrie, tout en offrant une visibilité nouvelle au peuple kurde, a ainsi fait ressurgir des lignes de fracture en son sein.

Carte 3 : confrontation entre les Kurdes et l’État islamique (novembre 2014)

Lire sur Les clés du moyen-Orient :
 Alévis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien
 Les Kurdes. Première partie : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
 Les Kurdes. Deuxième partie : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
 Les Kurdes, troisième partie. De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
 Le facteur kurde en Syrie : retour sur une histoire conflictuelle et perspectives d’avenir dans le cadre de la crise en cours. Entretien avec Jordi Tejel
 Tensions entre l’Irak et le Kurdistan irakien autour des hydrocarbures : quels enjeux ?
 La politique kurde de la Turquie à l’épreuve des conflits syriens
 Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient

Bibliographie :
 BARON Xavier et VALLAUD Pierre, Atlas géostratégique du Proche et du Moyen-Orient, Paris, Perrin, 2010 (première édition : Beyrouth, Presse de l’Université Saint-Joseph, 2009).
 JOSSERAN Tancrède, LOUIS Florian et PICHON Frédéric, Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.
 REHMANY Wirya, Dictionnaire politique et historique des Kurdes, Paris, L’Harmattan, 2014.
 SELLIER Jean et SELLIER André, Atlas des peuples d’Orient, Paris, La Découverte, 2004 (1993)

Sitographie :
Institute for the Study of War, www.understandingwar.org, consulté le 12 novembre 2014.

Publié le 13/11/2014


Élève à l’École normale supérieure, Corentin Denis s’intéresse à l’histoire et à la géopolitique du Moyen-Orient. Il met en œuvre pour les Clés du Moyen-Orient les méthodes d’analyse et de cartographie employées dans le cadre d’un mémoire de master de géopolitique portant sur l’Océan Indien.


 


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