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Les colonies israéliennes en Cisjordanie (3) : approche multiscalaire des stratégies territoriales

Par Hervé Amiot
Publié le 02/10/2013 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

I – A petite échelle : la stratégie territoriale d’Israël en Cisjordanie

Ces analyses sont basées sur l’ouvrage d’Alain Dieckhoff (Les Espaces d’Israël. Essai sur la stratégie territoriale israélienne, 1989).

Carte 1 : Le rôle joué par les colonies

L’implantation des colonies obéit à des logiques différentes au cours du temps et en fonction des forces politiques au pouvoir (voir le second volet du dossier). Il est possible d’interpréter ces logiques en termes de stratégie territoriale.

Un positionnement sur les territoires stratégiques mais peu peuplés

Après la guerre de 1967, il est apparu nécessaire pour le gouvernement travailliste, guidé par le plan Allon, d’installer des colonies le long du Jourdain, au fond de la vallée et sur les hauteurs (voir le second volet du dossier). La fonction principale de ces colonies était de faire face à la Jordanie, d’où pouvait venir une attaque des forces arabes coalisées. Avec le matériel militaire moderne - et c’est ce qui a été constaté lors de la guerre du Kippour (1973) - ces colonies ont perdu une grande partie de leur rôle défensif. Elles seraient en effet peu efficaces pour repousser l’attaque d’une armée bien équipée. Cependant, elles conservent un rôle stratégique aujourd’hui : à coté de celles-ci se situent de nombreux postes militaires, surveillant la frontière avec la Jordanie.

La « greffe » sur le territoire palestinien

Alors que les premières colonies évitaient les zones densément peuplées par les Arabes, la donne change avec l’arrivée de la droite au pouvoir (le parti du Likoud) en 1977. La stratégie va alors suivre plusieurs étapes. La première étape est la « greffe » en Territoire palestinien : les colonies sont désormais implantées dans des zones où la présence palestinienne est non négligeable. Cette greffe se poursuit par le « sectionnement » du territoire. Les colonies israéliennes ne peuvent en effet rivaliser avec la population arabe en termes de poids démographique. Leur implantation va donc être éminemment stratégique. Le « sectionnement » consiste à séparer la Cisjordanie en plusieurs ensembles pour rompre la continuité territoriale du Territoire palestinien et rentre un hypothétique Etat palestinien non viable. Sur la carte, on voit (taches bleues) qu’une série de colonies vise à séparer la Samarie du reste de la Cisjordanie. Cette segmentation est aussi visible le long de la ligne verte (taches roses) : il s’agit d’ajouter à la ligne verte une frontière « humaine », constituée par des colonies, pour séparer les populations arabes israéliennes des populations arabes cisjordaniennes. Par ailleurs, cette frontière humaine est située plus à l’Est de la ligne verte, Israël prenant de facto une part du territoire décrété arabe par le Plan de Partage de la Palestine (1947).

La « segmentation » du Territoire palestinien

Ensuite vient la « segmentation » (taches marron). Il s’agit d’encercler les grandes villes palestiniennes par des colonies pour marquer symboliquement la présence juive et pour contrôler leur expansion spatiale. Naplouse, Ramallah, Hébron et Jérusalem sont encerclées par des colonies.

Enfin, l’idée est de créer une continuité territoriale entre les colonies, d’abord implantées séparément. Ce phénomène est facilité par la croissance des grandes métropoles de Jérusalem et de Tel-Aviv, dont les banlieues s’étendent jusqu’à venir déverser leur population dans les colonies. Ainsi s’explique la progression d’un couloir d’urbanisation israélien dans la zone d’Ariel et d’Immanuel, prolongements orientaux de Tel-Aviv. Dans le cas de Jérusalem, on observe un couloir d’urbanisation en formation en direction de Jéricho.

II – A petite échelle : un territoire palestinien fragmenté et contrôlé

Carte 2 : La Cisjordanie aujourd’hui, un territoire fragmenté et contrôlé par Israël

La fragmentation du territoire

Israël est présent sur la quasi-totalité du territoire cisjordanien. Les accords de Taba (1995) avaient établi trois zones en Cisjordanie (voir le second volet du dossier) : seule la zone A, ne recouvrant que 3% du territoire, est sous le contrôle de l’Autorité palestinienne. La zone B dépend d’Israël pour la sécurité, et la zone C est sous son contrôle exclusif. Ainsi, nous pouvons voir sur la carte qu’une partie de la Cisjordanie (en orange) est interdite d’accès aux Palestiniens, sauf autorisation spéciale. Le reste du territoire (en vert), est accessible de jure, mais l’armée israélienne y est présente presque partout. Par ailleurs, la fragmentation du territoire est redoublée par un système routier spécifique, destiné à relier les colonies entre-elles de manière sûre (c’est-à-dire, en réduisant le risque d’attentat). Ainsi deux systèmes routiers se superposent : le système routier ouvert à tous, et les routes réservées aux Israéliens, qui entourent et isolent des localités arabes.

Le contrôle du territoire

Le double système de communication en Cisjordanie est parcouru par de nombreux checkpoints (en jaune sur la carte). Ceux-ci permettent de contrôler l’accès aux routes réservées aux Israéliens, ainsi que de contrôler les flux de population entre les territoires Cisjordaniens majoritairement peuplés d’Arabes, les colonies, et Israël. A cela s’ajoutent les contrôles des Palestiniens par l’armée israélienne.

Le mur de séparation

La construction du Dispositif de séparation, mur construit à partir de 2002 entre Israël et la Cisjordanie, réduit la liberté de circulation. Il constitue une barrière physique qui a pu séparer des familles palestiniennes, situées de part et d’autre de celui-ci. Au-delà de cela, il constitue une barrière psychologique qui renforce la séparation entre les deux peuples et rend de plus en plus hypothétique la cohabitation dans un Etat commun.

Le mur de séparation n’a pas été construit sur la ligne verte, mais suit un tracé oriental, englobant des colonies israéliennes en les situant à l’Ouest du mur, les rattachant à l’Etat israélien. A certains endroits, le mur crée une percée en territoire palestinien : c’est le cas dans la région d’Ariel, et à Jérusalem où toute la partie Est a été ou est en passe d’être englobée par le mur.

III – A grande échelle : l’exemple de la colonie d’Ariel

Carte 3 : la colonie d’Ariel

Une position stratégique utilisant la topographie

La Cisjordanie est une région vallonnée. Les colonies utilisent les formes du terrain pour renforcer le caractère stratégique de leur emplacement. Elles épousent en effet le relief (trait marron) pour contrôler le village arabe situé en contrebas dans le talweg. Le bâti suit également des impératifs stratégiques : pour garantir la sécurité, il est très concentré, et entouré par de larges avenues. Toutefois, avec la croissance de la population, alimentée par l’arrivée de nouveaux colons, les habitations s’étendent en corolle vers le bas de la colline.

La fragmentation du territoire à l’échelle locale

La colonie israélienne a un impact sur la continuité territoriale, à différents degrés. D’abord, le bâti de la colonie sépare plusieurs villages arabes (ici Marda, Iskaba et Salfit). Ensuite, la dualité du système routier renforce la segmentation. Les routes réservées aux colons israéliens constituent des barrières dans l’espace comme entre Marda et Kifl Harith, ou entre Iskaba et Salfit. Enfin, le mur de séparation constitue la segmentation la plus radicale. Il rend tout un espace inaccessible aux Palestiniens. Nous avons vu qu’à petite échelle, le mur ne coïncidait pas avec la ligne verte. De la même manière, à grande échelle, le mur ne coïncide pas avec les limites municipales, mais s’étend au-delà, souvent jusqu’au bas du talus. Ainsi, des terres palestiniennes sont englobées de facto dans le territoire de la colonie. Sur la carte, nous pouvons voir que de nombreuses propriétés foncières palestiniennes sont passées du côté israélien.

La symbolique de l’espace

L’exemple d’Ariel illustre bien cette « stratégie de la présence » (A. Dieckhoff) mise en place par les colons juifs. En effet, les enjeux ne sont pas seulement sécuritaires ou stratégiques, mais aussi symboliques. Le fait de construire la colonie sur une hauteur symbolise la domination de la colonie israélienne sur le village arabe en contrebas. Bien que ce dernier soit souvent plus peuplé, il est moins visible que la colonie, bien mise en valeur sur sa colline. La symbolique se retrouve dans la toponymie de la ville israélienne. A Ariel, les grandes avenues périphériques portent des noms de lieux symboliques pour les Juifs (Jérusalem, la ville sainte ; le mont Sion, colline de Jérusalem) ou de lieux revendiqués par une partie des Israéliens (Nahshonim, kibboutz créé en 1949 à l’Est de Tel-Aviv, Hébron en Judée, le Golan). Il est intéressant de noter que le principal parc de la ville porte le nom de Vladimir Zeev Jabotinsky (1880-1940), membre de l’aile droite du sionisme, fondateur de l’Irgoun (organisation armée clandestine sioniste), et partisan d’un « Grand Israël » s’étendant sur la Cisjordanie, mais aussi sur la rive gauche du Jourdain (Jordanie actuelle).

IV – La colonisation vue du point de vue israélien

Cet article s’est placé en grande partie du point de vue palestinien. Les études réalisées sur ce thème portent en effet majoritairement sur les conséquences de l’occupation israélienne sur la vie des populations arabes. Toutefois, voici le point de vue israélien.

Il faut d’abord préciser que nous avons seulement apporté ici une interprétation du résultat de la colonisation. En effet, il ne faudrait pas voir l’inscription spatiale des colonies comme le fruit d’une logique implacable, d’un plan millimétré, préparé de longue date par Israël. L’État israélien a certes joué un rôle dans la localisation de certaines d’entre-elles, mais de nombreuses autres sont le fruit d’initiatives individuelles ou guidées par des groupes sionistes, comme le Goush Emounim (voir le second volet du dossier). L’État facilite aussi l’implantation des colons en établissant des avantages fiscaux pour les nouveaux arrivants ou en décidant des plans de construction de logements dans les colonies. Mais des organisations, étrangères ou israéliennes, comme Israel Land Fund, ont été créées dans le but de récolter des fonds pour acquérir des terres pour la colonisation.

La diversité des colons et de leurs motivations

Stéphanie Valdmann (2001) apporte une contribution originale en étudiant la diversité des colonies israéliennes et les motivations des colons à s’installer en Cisjordanie. Malgré leur apparente ressemblance (localisation, morphologie, organisation spatiale) que nous traiterons en fin d’article, Stéphanie Valdmann insiste sur les différences des colons. Elle note que « Dans les représentations internationales, l’image du colon est souvent schématisée. Dans le contexte de violence de la seconde Intifada, ils sont perçus comme des fanatiques irresponsables ». Il faut distinguer les Juifs pratiquants, traditionalistes, orthodoxes, et ultra-orthodoxes, qui ont des motivations différentes à venir s’installer dans les colonies, et par conséquent, qui s’installent dans des colonies différentes. Par exemple, à Shilo, en Samarie, l’auteur explique que les colons font le choix de s’installer ici, et non à Tel-Aviv, car leur objectif est de « créer ensemble un meilleur futur, en intégrant chaque individu ». Elle ajoute toutefois que le faible coût des logements est un élément incitatif important. Au nord de la Judée, Beitar Ilit est une grande colonie ultra-orthodoxe, dont la devise est « Une ville de la Torah dans les montagnes de Judée ». Les colons qui la rejoignent cherchent un lieu spirituel où ils pourront pratiquer strictement leur religion au quotidien. A Ariel, au contraire, les populations orthodoxes et laïques se côtoient. Dans la vallée du Jourdain, les colonies répondent plus à des motivations économiques (exploitations agricoles bénéficiant de l’eau du Jourdain).

L’insécurité des colons israéliens

En prenant l’exemple de Shilo, Stéphanie Valdmann montre que les colons se sentent baignés dans un environnement hostile, surtout depuis la deuxième Intifada. Ils peuvent être escortés par l’armée dans leurs déplacements, mais sont obligés de suivre des consignes de sécurité très strictes. Toutefois, les colons de Shilo arguent que l’insécurité est la même en Cisjordanie qu’en Israël, puisque les bombes et les attentats peuvent frapper aussi bien leur colonie que l’État d’Israël. Par ailleurs, selon les colons de Shilo interrogés, les Palestiniens souhaitent voir les Juifs partir de Cisjordanie, mais aussi de l’ensemble du territoire Israélien. Par conséquent, si les Palestiniens obtiennent le départ des Israéliens de la Cisjordanie, ils s’attaqueront ensuite au reste du pays. Alors, pourquoi quitter la Cisjordanie si c’est pour être chassé d’Israël par la suite ?

Les colonies, une question qui fait débat en Israël

La question des colonies fait débat en Israël. Les gouvernements au pouvoir continuent de favoriser la colonisation sous la pression des partis et des lobbys sionistes religieux. Mais il ne faudrait pas essentialiser les Israéliens en les considérant comme tous favorables à la colonisation. Selon L’Express (22/01/2013), à l’été 2011, des Israéliens sont descendus dans les rues pour protester contre le fardeau financier que représente les colonies, fardeau accusé de renchérir le coût de la vie en Israël. En effet, les colonies coûtent cher, de par les dépenses de sécurité engagées, et de par les aides financières fournies aux colons. Hagit Ofran, directrice de l’ONG « La Paix maintenant » créée en 1978, note qu’« Israël a déclaré à son partenaire américain transférer environ 250 millions de dollars (190 millions d’euros) par an aux colonies. Mais ce chiffre paraît sous-estimé ». Par ailleurs, les critiques ne se font pas seulement sur le coût économique, mais sur la question des Droits de l’Homme. Des associations israéliennes ont été créées pour la paix entre les deux peuples. L’ONG « La Paix maintenant », se bat pour la recherche d’une solution pacifique au conflit et pour la coexistence de deux Etats. L’association « B’Tselem » (Centre d’information pour les Droits de l’Homme dans les territoires occupés), a été créée en 1989 par des chercheurs, des journalistes et des parlementaires de la Knesset, pour fournir une documentation sur la violation des Droits de l’Homme dans les territoires occupés.

Lire également :
 Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967
 Les implantations israéliennes en Cisjordanie (2) : histoire d’une colonisation depuis 1967

Bibliographie :
 DIECKHOFF Alain, Les Espaces d’Israël. Essai sur la stratégie territoriale israélienne, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989, 218 p.
 ENCEL Frédéric, Atlas géopolitique d’Israël. Les défis d’une démocratie en guerre, Autrement, 2012, 96 p.
 PERRIN Dominique, Palestine. Une terre, deux peuples, Presses universitaires du septentrion, 2000, 346 p.
 http://www.btselem.org/ : site du Centre d’information pour les Droits de l’Homme dans les territoires occupés, créé en 1989 par des chercheurs, des journalistes et des parlementaires de la Knesset, pour fournir une documentation sur la violation des Droits de l’Homme dans les territoires occupés.

 Plus précisément sur Ariel :
http://www.btselem.org/settlements/20100830_facts_on_the_settlement_of_ariel
http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/cisjordanie, Philippe Rekacewicz, 2009.
http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/cisjordaniedpl2000, Philippe Rekaciewicz, 2001.
VALDMANN Sophie, « Approche de la diversité des colonies israéliennes », Hérodote, 2001/4 – N°103, pages 118 à 136
« Israël, qui finance les colonies ? », L’Express, 22/01/2013, Véronique CHOCRON.
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/israel-qui-finance-les-colonies_1211794.html

Publié le 02/10/2013


Hervé Amiot est Docteur en géographie, agrégé et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm). Après s’être intéressé aux dynamiques politiques du Moyen-Orient au cours de sa formation initiale, il s’est ensuite spécialisé sur l’espace postsoviétique, et en particulier l’Ukraine, sujet de ses recherches doctorales.


 


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