Appel aux dons jeudi 28 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2345



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 28 mars 2024
inscription nl


Accueil / Repères historiques / Analyses historiques

Réfugiés musulmans des Balkans dans l’Empire ottoman : les muhacirs face au nationalisme

Par Mathilde Rouxel
Publié le 20/01/2017 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Les grandes puissances europeennes representees par la Grande Bretagne, la France (Armand Fallieres), la Russie (Nicolas II), l’Allemagne (Guillaume II) et l’austro-hongrie tentent d’etouffer les conflits dans les Balkans en fermant le couvercle de la marmite bouillonnante au moment de la crise en 1912. Caricature satirique anglaise tiree de "Punch" 1912.

LEEMAGE / AFP

Le conflit russo-turc (1877-1878)

La résolution sur la question égyptienne par le traité de Londres signé le 15 juillet 1840 en vue d’obtenir la pacification du Levant (3) avait permis une paix relative dans l’Empire ottoman (4) pendant quelques années. Les pressions russes sur les principautés moldo-valaques des Balkans et l’influence montante du panslavisme créent cependant de nouvelles instabilités pour l’empire. L’influence grandissante de l’idéologie panslave se construit contre les autres identités, et notamment l’identité musulmane (mais aussi juive et catholique), les musulmans étant perçus comme des Ottomans – donc, comme l’ennemi occupant. En 1874, des villageois de l’Herzégovine (province européenne de l’Empire ottoman), victimes d’une récolte peu féconde, se dressent contre les collecteurs d’impôts ottomans. Au sein même du pays, les tensions mènent aux actes : les musulmans sont massacrés par les chrétiens, à leur tour attaqués en représailles. La Bosnie et le Monténégro sont à leur tour touchés par cette vague de révolte, qui conduit les principales puissances européennes à se réunir pour discuter des mesures à prendre pour stabiliser la situation. En novembre 1875 s’ouvrent des négociations à Berlin : les pays européens s’attachent à préserver une certaine puissance de l’Empire ottoman afin de contrer la politique expansionniste panslave des Russes (5). Le sultan ottoman promet de mettre en place des réformes, cherchant à protéger son influence comme les populations musulmanes des Balkans. Pourtant, en avril 1876, les Bulgares se soulèvent à leur tour, violemment réprimés par les troupes ottomanes ; les puissances européennes, à nouveau réunies à Berlin, menacent : si des réformes ne sont pas rapidement et efficacement mises en œuvre, les territoires concernés seront placés sous la tutelle austro-hongroise ou russe (6). Ce memorandum dit « de Berlin » du 13 mai 1876 provoque le départ précipité des chrétiens de Constantinople, inquiets de l’entrée des troupes Russes sur le territoire de la Grande Porte. L’instabilité perdure dans l’empire : faisant les frais de cette insécurité nouvelle, le sultan Abdulaziz est renversé, remplacé par Murâd V, lui-même déchu après quatre-vingt-dix jours de règne au profit d’Abdülhamid II qui prend le pouvoir le 1er septembre 1976. Au même moment, les révoltes reprennent dans les Balkans : une alliance rassemblant la Serbie et le Monténégro déclare la guerre à l’empire le 2 juillet 1876, pour soutenir les protestations bulgares, bosniennes et herzégovines (7).

L’armée ottomane mate les attaques de la Serbie et du Monténégro, ce qui engage de nouvelles négociations avec les puissances européennes et la Russie. À Constantinople, une nouvelle constitution encouragée par Gladstone est adoptée le 23 décembre 1876, induisant la mise en place d’une monarchie constitutionnelle en Turquie – imposée en contrepartie de l’affirmation du principe d’indivisibilité de l’Empire (8). Face à l’échec des réformes, cette constitution n’est cependant considérée qu’avec dédain par les puissances européennes et la Russie, cette dernière s’opposant farouchement à l’obstination de Constantinople de refuser la « délivrance des Slaves du joug turc » (9) ; une ultime conférence, organisée à Londres en 1877 tente une dernière fois, avant une inévitable attaque russe, de ramener le sultan ottoman à la raison. Opposés à « une tutelle humiliante » (10) de l’Europe, les Turcs incitent les Russes à déclarer l’ouverture du conflit. Ces derniers entrent en guerre le 27 avril 1877 contre la Sublime Porte. Conscient de son infériorité, l’Empire ottoman et les puissances européennes s’accordent rapidement sur l’arrêt des conflits. Victorieuse, la Russie signe le 19 février 1878 le traité préliminaire de San Stefano imposé à l’Empire ottoman, et qui prépare le traité de Berlin du 13 juin 1878, concernant le démembrement de l’Empire ottoman (11). Il reconnait en effet l’indépendance de la Serbie, de la Roumanie et l’autonomie du Monténégro, la Bosnie-Herzégovine est placée sous l’administration provisoire austro-hongroise. Cette première guerre engage une première vague de migration de musulmans qui quittent les Balkans pour rejoindre la Turquie (12).

Les deux guerres balkaniques (1912 et 1913) et l’exil des musulmans de la péninsule balkanique

La redéfinition de l’Empire ottoman par le traité de Berlin de 1878 renforce l’impression de faiblesse que renvoie la Turquie, souvent désignée comme « l’homme malade de l’Europe » (13). Les musulmans de la péninsule balkanique du côté européen continuent à subir la discrimination incitée par l’idéologie panslave à laquelle il s’agissait souvent de se référer pour justifier les conflits d’indépendance. À la fin du XIXe siècle, les réfugiés affluent sur les terres anatoliennes.

Le 4 octobre 1880, Ferdinand Ier de Saxe-Cobourg-Gotha, prince de Bulgarie, se proclame roi, s’émancipant avec le soutien de Vienne de l’Empire ottoman. Le lendemain, l’Empire austro-hongrois annexe la Bosnie-Herzégovine unilatéralement, engageant un exil massif de musulmans de Bosnie vers les territoires turcs. À la même période, les nationalistes Jeunes-Turcs étendent leur influence, jusqu’à prendre le pouvoir le 24 juillet 1908. Devant la dislocation grandissante de l’empire, le sultan Abdülhamid est contraint d’abdiquer. L’empire périclite : la Crète demande à être rattachée à la Grèce, l’Albanie réclame son indépendance. Avec le soutien de l’Europe, et particulièrement de la France qui envoie ses canons produits par les industriels du Creusot (14), la Serbie travaille à la modernisation de son armée dès 1909. La Ligue balkanique, composée de la Serbie et de la Bulgarie, rapidement rejointes par la Grèce et le Monténégro, se forme avec l’appui de la Russie au début de l’année 1912 et attaque, le 18 octobre 1912, la Turquie ottomane dirigée par les Jeunes-Turcs. Les armées serbes et bulgares avancent vite, et la Turquie perd en trois semaines les territoires qui lui restaient en Europe – Constantinople exceptée. La fin de cette guerre est signée à Londres le 30 mai 1913, mais les pays vainqueurs ne parviennent à s’entendre sur le partage des territoires entraînant dès la fin juin 1913 une deuxième guerre déclenchée par les Bulgares, rapidement arrêtés par les Roumains, les Serbes et les Turcs. Les quelques musulmans encore présents sur le territoire balkanique fuient la péninsule et arrivent en Turquie.

Le rôle des muhacir dans la stratégie nationaliste des Jeunes-Turcs

Les Jeunes-Turcs mettent en place dès 1913 une politique nationaliste qui fait de l’islam un socle unificateur. La mise en place d’un programme destiné à vider l’Anatolie de ses populations jugées indésirables (Arméniens, Assyro-Chaldéens et Yézidis notamment) profite aux muhacir sans ressources : ceux-ci, en effet considérés comme des populations plus « sûres », car musulmanes, ont été réimplantés dans ces zones fraîchement désertées, particulièrement en Anatolie. Florian Louis explique ainsi que dans le cadre de cette politique, « l’expulsion arbitraire des uns est-elle justifiée par la charité que l’on prétend offrir aux autres » (15). Comme le note William Amstrong, « la religion a toujours été une source de motivation cruciale présente derrière l’expression du nationalisme en Turquie » (16) : pour reconstruire l’unité, il s’agit de rassembler les Turcs autour d’une identité forte, que la religion discrimine. Les déplacements de population qui se sont engagés dès la fin du XIXe siècle ont provoqué un bouleversement démographique notoire : à la fin du siècle, les immigrants et leurs descendants constituent 30 à 40% de la population totale de l’Anatolie – et le pourcentage se révèle encore davantage élevé dans certaines régions de l’ouest de la Turquie (17). La politique d’intégration des muhacir à l’environnement anatolien menée par les Jeunes-Turcs se réfère au Coran, et à la règle de solidarité qui oblige tous les musulmans croyants à apporter hospitalité et soutien à leurs frères venus de la péninsule balkanique vaincue par les Slaves. Devant une telle politique, le chercheur anglais Kemal H. Karpat préfère employer le terme de « restructuration », plus juste selon lui que celui d’« intégration » pour parler de l’installation des immigrants en Anatolie (18) : incités à occuper les terres et à s’accaparer les biens des chrétiens chassés du territoire, et leur intégration au moment de la construction d’une nouvelle nation turque participaient de l’idée de modernité véhiculée par le mouvement nationaliste turc. Par ailleurs, l’élite turque, qui travaillait à forger le concept de « turquicité » depuis le milieu du XIXe siècle, étaient parvenue en bâtissant l’image d’une turquicité aux identités multiples, à rendre les identités « ottomane », « turque » et « musulmane » similaire (19). Ce travail conceptuel, destiné à poser les bases d’une nouvelle société en mutation, a aussi beaucoup joué dans le processus d’intégration des muhacir en territoire turc : il leur était de fait autorisé, de par leur culture musulmane, de prétendre eux-aussi à cette turquicité à la base de l’identité nationale.

Conclusion

La formation des États-nations, et le développement de nouvelles idéologies structurant les sociétés ont conduit à l’éclatement de l’Empire ottoman, dont l’identité s’est elle-même trouvée en pleine mutation en son cœur même, la Turquie. Les crises institutionnelles qui ont accompagné en terre ottomane les conflits douloureux survenus dans les Balkans (et leurs conséquences à l’échelle de tout l’Empire ottoman) à la fin du XIXe siècle ont mené à l’affirmation d’une nouvelle pensée turque, incarnée par les Jeunes-Turcs, qui n’hésitaient pas à imposer l’islam comme base d’une nouvelle identité nationale, comme pour renforcer leur position dans les pays qu’ils occupent (l’islam s’étant implanté dans les Balkans dès le XVIe siècle). Nationaliste, le mouvement Jeunes-Turcs favorise et facilite l’implantation des muhacir, réfugiés musulmans des Balkans, en territoire turc, et plus particulièrement en terres chrétiennes, afin de faciliter une unification des peuples autour de l’islam. Ces migrations sont réalisées en conséquence de la déportation de nombreuses minorités notamment chrétiennes, chassées au profit des migrants au prétexte d’une hospitalité à assumer auprès de ces peuples déplacés, nouveaux piliers d’une forte identité turque. Cette politique conduit, à partir de 1915, à la mise en place de plusieurs plans d’extermination des minorités religieuses dans la région, dont a fait partie le massacre d’un million et demi d’Arméniens.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :

 1875-1878 : une crise de l’Empire ottoman

 La diplomatie britannique au Proche-Orient au XIXème siècle

 La France et le Levant (1860-1920)

 La pénétration allemande dans l’Empire ottoman à la fin du XIXème siècle (1880-1914)

 Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Première partie : du début du siècle à la guerre de Crimée

 Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Deuxième partie : du milieu du siècle à la Première Guerre mondiale

Notes :
(1) Alban Dignat, « 1875-1914, les Balkans en crise », Hérodote, 10/07/2014, https://www.herodote.net/1875_1914-synthese-221.php
(2) Gerhard Böwering, The Princeton Encyclopedia of Islamic Political Thought, Princeton University Press, 2013, p. 545.
(3) Jérôme Louis, « La crise du Proche-Orient de 1840 », Champs de Bataille n°45, 2012.
(4) Robert Mantran, « Orient question d’ », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 17 janvier 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/question-d-orient/
(5) Richard Millman, « The Bulgarian Massacres Reconsidered. », The Slavonic and East European Review, Vol. 58, No. 2 (Avril 1980), p. 115.
(6) André Mandelstam, La Société des Nations et les Puissances devant le problème arménien, Paris, Pédone, 1926, disponible en ligne : http://www.imprescriptible.fr/mandelstam/c1/p3
(7) Clémentine Kruse, « 1875-1878 : une crise de l’Empire ottoman », Les clés du Moyen-Orient, 23/03/2012, http://www.lesclesdumoyenorient.com/1875-1878-Une-crise-de-l-Empire.html
(8) Voir Sinan Kuneralp (textes réunis par), Témoignages diplomatiques français sur la conférence de Constantinople (décembre 1876-janvier 1877), Istanbul, Les Éditions Isis, 2013.
(9) André Mandelstam, La Société des Nations et les Puissances devant le problème arménien, op. cit.
(10) Circulaire de Safvet Pacha du 9 avril 1877, Engelhardt, op. cit., t. II, p. 179 citée par André Mandelstam, op. cit.
(11) Joseph Savès, « 20 janvier 1878, Les Russes, de San Stefano au congrès de Berlin », Hérodote, 26/08/2015, https://www.herodote.net/20_janvier_1878-evenement-18780120.php
(12) Kemal H. Karpat, The Politization of Islam : Reconstructing Identity, State, Faith, and Community in the Late Ottoman State, Oxforf university Press, 2001, p.343.
(13) Moussa Sarga, « La métaphore de "l’homme malade" dans les récits de voyage en Orient », Romantisme, 1/2006 (n° 131), p. 19-28, http://www.cairn.info/revue-romantisme-2006-1-page-19.htm
(14) « D’une guerre balkanique à l’autre », Hérodote, 21/10/2015, https://www.herodote.net/18_octobre_1912-evenement-19121018.php
(15) Florian Louis, Incertain Orient. Le Moyen-Orient de 1876 à 1980, Paris, PUF, 2016, p.164.
(16) William Ammstrong, “Turkish nationalism and Turkish Islam : A New Balance”, Tukish Policy Quarterly, Vol. 10 N.4, 2012, p.134.
(17) Kemal H. Karpat, The Politization of Islam : Reconstructing Identity, State, Faith, and Community in the Late Ottoman State, op. cit., p.343.
(18) Op. cit. p.344.
(19) Ibid.

Publié le 20/01/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


Diplomatie

Empire ottoman

Histoire