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Salafisme (2) : manifestations et classifications contemporaines

Par Théo Blanc
Publié le 24/10/2017 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Crédit photo : Théo Blanc

Lire également :
 Recension de l’ouvrage de Roel Meijer (ed.), Global Salafism : Islam’s New Religious Movement
 Salafisme (1) : Origines et évolutions doctrinales
 Salafisme (3) : le cas tunisien
 Entretien avec Mohamed-Ali Adraoui – Du salafisme aux salafismes : l’incidence des Révolutions arabes sur le fondamentalisme salafi

Le salafisme contemporain recoupe des comportements politiques (manhaj) divers qui ont peu à voir les uns avec les autres et sont souvent en conflit. Al-Albani est le premier à avoir soulevé la question du manhaj, qu’il distingue de l’orientation juridique et jurisprudentielle (fiqh). Si, pour lui, le comportement politique adéquat est « de renoncer à toute affiliation ou participation à un groupe formel » (1) (« min as-siyasa tark as-siyasa » (2)), après lui les salafistes adopteront diverses postures politiques allant de l’obéissance absolue jusqu’à l’appel à la révolution en passant par le pragmatisme politique.

Les trois branches du salafisme aujourd’hui

Trois types d’acteurs – et donc trois signifiants – salafistes sont traditionnellement identifiés dans la littérature académique : le salafisme quiétiste, le salafisme politisé, le salafisme jihadiste (3).

Les salafistes quiétistes, caractérisés par la soumission au pouvoir politique en place, aussi autoritaire soit-il, s’auto-désignent généralement comme les tenants de la salafiyya al-‘ilmiyya (salafisme scientifique). Ils prônent une islamisation par le bas de la société en privilégiant des activités de prédication (da’wa) et d’éducation (tarbiya), et condamnent la violence (4). Cela ne signifie pas qu’ils sont désintéressés de la politique mais plutôt qu’ils n’interagissent avec elle qu’au moyen de la naṣīḥa (avis discret au souverain), inscrit dans le principe plus large de samʿ wa-ṭāʿa (écouter et obéir). Pour eux, le terme “salafisme“ n’est qu’une manière de désigner “l’islam authentique“ dans un contexte de corruption de la religion par des déviances tant internes (soufisme, chiisme) qu’externes (culture occidentale). L’accent est ainsi mis sur la ‘’purification’’ (taṣfiya) de toutes les innovations (bida’) introduites au cours de l’histoire par le consensus (ijma’) des ‘ulamā ou le rationalisme (‘aql). Les quiétistes sont parfois désignés par leurs adversaires par les termes de wahhabites, de jamistes ou encore de madkhalistes en raison de leur propension supposée à fermer les yeux sur les actes non-islamiques du souverain (5).

Le salafisme politisé (al-salafiyya al-hizbiyya ou al-harakiyya) émerge de la rencontre entre le wahhabisme saoudien et l’idéologie des Frères musulmans lorsque ceux-ci sont accueillis dans le royaume au moment de leur répression en Syrie et en Egypte pendant la deuxième moitié du XX ème (6). Il connait un essor rapide pendant les révolutions arabes à la suite desquelles il se mobilise essentiellement de manière ‘’négative’’, notamment par sa lutte contre les infidèles et la laïcité (7). Les salafistes politisés – ce sont par exemple les partis An-Nῡr et Al-Assalah en Egypte, Jabhat al-Iṣlāḥ en Tunisie, Ittihad al-Rachad au Yémen, et Hizb al-Umma al-Islamī en Arabie saoudite –, bien qu’ils partagent le même corps doctrinal que les quiétistes, sont accusés par ces derniers de dévier de l’orthodoxie sunnite (bida’, innovation) et ainsi de contribuer à la factionnalisation de l’umma (fitna). Leur foi dans la capacité du politique à faire advenir une société islamique est par ailleurs tournée en dérision par les jihadistes.

Enfin, le salafisme jihadiste est le produit de l’émancipation de la doctrine wahhabite vis-à-vis de la tutelle saoudienne dans le contexte de la guerre d’Afghanistan (1979-89) (8). Il a notamment émergé dans le melting-pot de la ville de Peshawar, à la croisée des chemins entre Frères musulmans, wahhabites saoudiens et mujāhidῡn inspirés par les écrits de Sayyid Qutb, ‘Abd al-Salam Faraj et ‘Abdallah Azzam. Si le jihadisme est bien un courant à part entière, avec ses idéologues et sa généalogie propre, on observe ainsi une salafisation du jihadisme dans le dernier quart du XXème siècle (9). Selon Stéphane Lacroix, « Daech est l’aboutissement de cette fusion entre salafisme et jihadisme. Pour Al-Qa’ida, le politique continue d’être plus important que le théologique […] [tandis que] Daech a mis le politique et le théologique au même niveau » (10). Les salafistes jihadistes se désignent généralement par le terme de salafiyya al-jihādiyya et accusent à la fois les salafistes quiétistes de rester aveugles à la corruption des pouvoirs en place et les salafistes politisés d’hérésie en raison de leur participation au jeu démocratique. Si tous les salafistes jihadistes font du jihād un impératif absolu, des désaccords profonds existent néanmoins entre eux quant aux modalités, aux moyens et aux cibles du jihād (11).

En raison de cette pluralité des comportements politiques adoptés par les acteurs se revendiquant salafistes, l’utilité du concept de « salafisme » s’étend difficilement au-delà du domaine de la théologie dogmative (kalām) et normative (fiqh) et perd toute sa pertinence lorsqu’il s’agit de cartographier des positionnements politiques. Dans ce sens, le salafisme représente une approche des textes sacrés plutôt qu’un programme politique spécifique, non seulement en raison de l’imprécision des contours de la sharī’a, mais également du fait de la flexibilité (labellisation) de l’usage de « salafisme » par divers groupes invoquant – quelle que soit leur action politique – l’autorité des as-salaf as-sāliḥ (pieux ancêtres) à des fins de légitimation.

Pourquoi se revendique-t-on du ‘’salafisme’’ ?

Aujourd’hui, le “salafisme“ est essentiellement un label instrumentalisé pour la légitimité religieuse qu’il confère, car, comme l’explique Bernard Rougier, « réclamer pour soi-même la propriété de l’origine donne un pouvoir symbolique considérable : celui de définir le contenu de l’islam et d’orienter en conséquence le comportement des musulmans » (12). Se dire ‘’salafiste’’ procède ainsi d’une volonté de s’arroger le monopole de la légitimité islamique et de se hisser comme dépositaire de l’essence et de la Vérité de l’islam. Le salafisme a également vocation, dans un monde globalisé, à décloisonner les espaces de normativité et à déterritorialiser les pratiques de l’islam pour mieux l’ériger en absolu. En d’autres termes, il s’agit de réaffirmer un référent universel dans un espace global marqué par les échanges et interactions civilisationnels et où prévaut de ce fait une forme de relativisme culturel.

Cet islam « déculturé » (13), « mondialisé » (14) et absolutisé est dans ce sens le produit d’une sécularisation de l’espace politique et d’immanentisation des sociétés modernes qui ont désormais la responsabilité de se gérer elles-mêmes et non plus en fonction d’un référentiel divin. Dans ce monde désenchanté, où le religieux a perdu sa valeur d’absolu et n’est plus qu’une pratique culturelle parmi d’autres, le salafisme entend réhabiliter le sacré sous une forme répressive et normée. L’existence est posée comme un exercice de conformité à une Vérité immuable, et l’interdit devient synonyme du sacré.

Dans ce sens, malgré les différences internes au salafisme, des caractéristiques communes peuvent être identifiées. Du point de vue théologique, les salafistes ont une lecture littéraliste et rigoriste des Ecritures (Qur’an, Sīra, Hadīth) et condamnent l’usage de la raison. Pour eux, l’islam a été perverti par des pratiques culturelles païennes voire anti-islamiques et doit être restauré dans son authenticité originelle. Les salafistes se posent ainsi en gardien de l’authenticité originelle et prétendent incarner la Tradition (sunna) en imitant le comportement des premiers musulmans. La force d’attraction du salafisme repose dans ce sens sur la prétention et la capacité de ses adeptes à fournir les preuves de leur supériorité morale vis-à-vis des autres tendances de l’islam. Cette logique littéraliste et exclusiviste, Olivier Roy la décrit comme une quête vers le « pur religieux » (15).

La rigidité théologique du salafisme se traduit également par une vision conservatrice de la famille, du mariage et des relations sociales. La séparation des sexes est obligatoire et les épouses doivent se couvrir (hijab ou burqa). Les pratiques cultuelles quotidiennes sont hautement codifiées et occupent une place centrale dans l’orthopraxie salafiste (16). L’accomplissement du devoir religieux constitue ainsi une condition sine qua non de l’appartenance à l’islam ; la foi doit être explicite.

D’un point de vue sociologique, le salafisme repose sur des réseaux informels et privilégie les « mobilisations microsociales » comme l’éducation islamique (tarbiya) et le prosélytisme (da’wa) (17). Bien que les salafistes soient dans ce sens majoritairement en retrait vis-à-vis de la politique et de modes plus conventionnels de participation et d’expression, certains participent également à des partis politiques comme le Hizb An-Nur en Egypte. Qu’il soit d’orientation quiétiste, politique ou jihadiste, le salafisme repose sur un principe phare : al-walā’ wal-barā’, qui signifie l’allégeance à la communauté (salafiste) et le désaveu des incroyants. Hormis dans le cas des salafistes politisés, ce principe se traduit souvent par une sécession physique et idéologique vis-à-vis de la sociabilité dominante, soit par le communautarisme (quiétisme), soit par violence (jihadisme).

Conclusion

Cet article s’est efforcé de montrer que le phénomène de diversification des comportements politiques du salafisme allait de pair avec un phénomène de labellisation (valeur sociale de “l’étiquette salafiste“). Malgré l’existence de dénominateurs communs, le salafisme prend des orientations politiques variées qui mettent en danger la valeur analytique du concept même de « salafisme ». Or, les révolutions arabes ont dans une large mesure accéléré ce processus de fragmentation. Dans ce contexte, la Tunisie apparait comme cas d’étude pertinent.

Prochain article : Salafisme (3) : Le cas tunisien. Spécificités et méthodes

Notes :
(1) HAYKEL Bernard, « On the Nature of Salafi Thought and Action », in Roel Meijer (ed.), Global Salafism. Islam’s New Religious Movement, London, Hurst & Co. Publishers, 2009, pp. 33-56, p. 42.
(2) LACROIX Stéphane, « L’apport de Muhammad Nasir al-Din al-Albani au salafisme contemporain », in ROUGIER Bernard, Qu’est-ce que le salafisme ?, Presses Universitaires de France « Proche-Orient », 2008, p. 45-64.
(3) WIKTOROWICZ Quintan, “Anatomy of the Salafi Movement”, Studies in Conflict & Terrorism 29 (2006), pp. 207–40 ; AMGHAR Samir, Le Salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Michalon, 2011.
(4) AMGHAR Samir, « Quiétistes, politiques, djihadistes : qui sont les salafistes ? », Le Monde, 30/11/2015, en ligne : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/quietistes-politiques-djihadistes-qui-sont-les-salafistes-30-11-2015-5122_118.php
(5) LACROIX Stéphane, « L’apport de Muhammad Nasir al-Din al-Albani au salafisme contemporain », op. cit., p. 64.
(6) LACROIX Stéphane, Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, Paris, PUF, 2010.
(7) MEIJER Roel, « Salafisme : de l’observation doctrinale à l’engagement politique », in Salafisme. Un islam mondialisé ?, Moyen-Orient n° 33, pp. 28-33, p. 31.
(8) ROUGIER Bernard, Qu’est-ce que le salafisme ?, op. cit.
(9) LACROIX Stéphane & MOULINE Nabil Mouline, « Daesh est-il l’enfant du Wahhabisme ? », op. cit.
(10) KHOSROKHAVAR Farhad & LACROIX Stéphane, « Nouveaux regards sur le djihadisme », France Culture, 02/06/2016, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/nouveaux-regards-sur-le-djihadisme-44-dans-la-bibliotheque-des-djihadistes
(11) HEGGHAMMER Thomas, “Classical and Global Jihadism in Saudi Arabia”, in Bernard Haykel, Stéphane Lacroix, Thomas Hegghammer, Saudi Arabia in Transition, Cambridge University Press, 2015, pp. 207-228.
(12) ROUGIER Bernard, « Le salafisme : d’une pensée réformatrice à une interprétation guerrière », in Salafisme. Un islam mondialisé ?, Moyen-Orient n° 33, pp. 50-55, p. 51.
(13) ROY Olivier, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture, Seuil, 2012.
(14) ROY Olivier, L’islam mondialisé, Seuil, 2002.
(15) ROY Olivier, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture, op.cit., p. 28.
(16) « Olivier Roy : analyse d’une stratégie de la terreur », 05/11/2016, radio programme on RTS, en ligne : http://www.rts.ch/play/radio/sous-les-paves/audio/olivier-roy-analyse-dune-strategie-de-la-terreur?id=8108729
(17) ROUGIER Bernard, « Le jihad en Afghanistan et l’émergence du salafisme-jihadisme », in ROUGIER Bernard, Qu’est-ce que le salafisme ?, Presses Universitaires de France « Proche-Orient », 2008, p. 65-86, p. 82.

Publié le 24/10/2017


Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme. 


 


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