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Tensions entre l’Irak et le Kurdistan irakien autour des hydrocarbures : quels enjeux ?

Par Ilham Younes
Publié le 09/06/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

IRAQ : Carte de l’Irak, avec la région autonome du Kurdistan et les principaux pipelines, ainsi que la production de pétrole.

BJ/DMK/MM VB/JMC/ AFP

Les querelles entre les deux communautés ne sont certes pas nouvelles, mais la question des ressources énergétiques du nord de l’Irak les exacerbe. En effet, après l’invasion américaine en Irak de 2003, les Kurdes ont profité de la faiblesse du centre pour développer leur propre région, au nord du pays, riche en pétrole et en gaz. Ils ont poursuivi une politique pétrolière indépendante depuis 2007 qui s’est actualisée par la signature de plus de 40 contrats avec des compagnies pétrolières étrangères.

Le Kurdistan d’Irak : un processus d’autonomisation croissant

Les Kurdes constituent une communauté très présente au Moyen-Orient. On compte environ 35 millions de Kurdes dans cette région, ce chiffre restant approximatif car il n’existe pas de recensement les concernant. Ce peuple vit sur quatre États principaux : la Turquie (18 millions), l’Iran (8 millions), l’Irak (7 millions) et la Syrie (2 millions). Les Kurdes constituent le seul peuple au monde le plus important numériquement à ne pas avoir d’État. En Irak, la situation des Kurdes est différente puisqu’ils sont parvenus à construire une entité politique leur permettant d’avoir une large autonomie et un propre gouvernement depuis 1992 placé à Erbil (nord-est du pays) et devenu capital du Kurdistan irakien [1].

Ce processus d’autonomisation s’est accentué après la deuxième guerre du Golfe. En effet, l’instabilité provoquée par l’intervention américaine en 2003 contre Saddam Hussein va offrir aux Kurdes une nouvelle opportunité d’émancipation dans le nord du pays, les troupes américaines associant largement les Kurdes irakiens à leurs opérations, qui vont leur permettre d’étendre leur territoire à l’ensemble de la zone de peuplement kurde. La rédaction d’une nouvelle constitution en 2005 va permettre la reconnaissance des institutions kurdes et l’autonomie du Kurdistan irakien. Aujourd’hui, les Kurdes ont légalement un Président représenté par Massoud Barzani (en fonction depuis 2005), un gouvernement placé à Irbil, un Parlement et une Constitution régionale distincte de la Constitution irakienne. Ils ont également leur propre armée, les Peshmergas, chargés de protéger les frontières acquises et la ville stratégique de Kirkouk (nord-est) riche en réserves pétrolières.

En effet, Kirkouk constitue la principale réserve de pétrole de l’Irak avec la ville de Bassora située dans le sud du pays. Or, en l’absence d’une loi fédérale sur le partage des réserves de pétrole national, le gouvernement kurde irakien (KRG) s’est estimé en droit de gérer les gisements présents sur le territoire kurde irakien [2]. Toutefois, les Kurdes ne contrôlent pas complètement cette manne énergétique : sans l’approbation du centre, Bagdad, ils n’ont pas les moyens d’exporter leur pétrole. À ce jour, le gouvernement fédéral utilise son contrôle sur le réseau de gazoducs national, ainsi que son emprise sur le budget (la région autonome kurde reçoit dix milliards de dollars par an du gouvernement central, afin de contenir les ambitions kurdes) [3]. Désireux de devenir indépendant énergétiquement, les Kurdes se tournent vers un autre débouché potentiel pour son pétrole : la Turquie. Mais le terrain est glissant. Le Président turc Erdogan ne souhaite pas mettre en péril ses relations avec l’Irak et préfère la mise en place d’une loi fédérale commune aux deux parties sur les hydrocarbures.

Une loi fédérale sur les hydrocarbures qui tarde à voir le jour

La Constitution irakienne adoptée en 2005 reste très floue sur le partage des richesses pétrolières au niveau national. Deux articles sont consacrés à cette question : l’article 111 de la Constitution dispose que « le pétrole et le gaz sont la propriété de tous les Irakiens dans toutes les régions et les provinces » ; l’article 112 quant à lui dispose que « le gouvernement fédéral administrera le pétrole et le gaz extraits des champs existants en coopération avec les gouvernements des régions et provinces productrices à condition que les revenus soient distribués de manière juste et compatible avec la distribution démographique du pays ». Ces deux articles sèment le doute sur l’administration et la gestion des ressources pétrolières entre Bagdad et ses entités fédérées et posent la question de la distribution des revenus de la rente pétrolière.

Ce flou constitutionnel a enclenché un processus de réforme visant à mettre en place une loi nationale sur les hydrocarbures. En effet, en 2006, une nouvelle loi sur le pétrole soutenue par les Kurdes a été présentée au Parlement. Elle vise à introduire un plus haut degré de décentralisation dans le domaine énergétique. Très contestée par les partisans d’une centralisation de la production pétrolière et de ses revenus, l’initiative parlementaire a été suspendue. Face à ce blocage, le gouvernement kurde irakien a adopté en 2007 une loi sur le pétrole et le gaz de la région du Kurdistan fondée sur un partage de la production et des revenus entre les autorités régionales et les opérateurs étrangers. Concrètement, cette loi permet la mise en place de Contrats de Partage de Production (Production Sharing Contract) [4]. L’intérêt de ces contrats est qu’ils sont très lucratifs puisqu’ils offrent un prix fixe par baril de brut contrairement aux Contrats de services proposés par Bagdad. Dès lors, de plus en plus de compagnies pétrolières s’orientent vers ce type de contrat : c’est le cas de Exxon Mobil, Chevron ou encore Total qui ces dernières années ont multiplié leurs contrats avec la région autonome kurde.

Mais c’est surtout avec la Turquie que le Kurdistan irakien a développé une stratégie d’indépendance énergétique. En effet, la Turquie a été le premier pays a manifesté son intérêt pour les ressources pétrolières kurdes. Très rapidement, il est devenu le premier partenaire énergétique de la région suscitant ainsi la colère du gouvernement central qui considère que toutes les exportations de pétrole doivent passer par Bagdad. La mise en service il y a quelques mois de l’oléoduc de Fichkhabour qui relie le sud d’Erbil à la côte turque a d’ailleurs arrivé les tensions entre l’Irak et la Turquie. Jusqu’alors, le KRG devait exporter ses réserves vers la Turquie via l’oléoduc principal sous le contrôle de Bagdad qui conservait un droit de regard sur le niveau de la production.

Désormais, ce nouvel oléoduc mis en service depuis janvier 2014 permet au pétrole kurde d’être acheminé directement vers son partenaire turque et d’autres pays sans le contrôle de Bagdad. Pour ne pas inquiéter le gouvernement central irakien, le ministre turc de l’Energie annonçait à l’inauguration de l’oléoduc que le pétrole stocké « ne sera pas exporté sans le consentement du gouvernement irakien » [5]. Mais, le 23 mai 2014, la Turquie annonçait commencer à livrer le pétrole du Kurdistan irakien sur les marchés internationaux. Le gouvernement irakien a aussitôt déposé une plainte contre la Turquie devant la Chambre de commerce internationale (ICC). Ainsi, le vice-Premier ministre chargé des Affaires énergétiques déclarait : « Nous pensons que la Turquie est motivée par l’appât du gain pour essayer de mettre la main sur du pétrole irakien pas cher » [6].

Au-delà de la perte financière pour le gouvernement central (le Kurdistan irakien possède 30% des réserves pétrolières du pays), l’indépendance énergétique kurde ne constitue-t-elle pas un prémisse à l’indépendance politique, que le gouvernement central irakien craint ?

La production pétrolière croissante du Kurdistan : vers une indépendance du Kurdistan irakien ?

En effet, l’augmentation de la production et des exportations pétrolières kurdes permettent de facto une plus grande autonomie au premier rang desquels une autonomie financière. En effet, selon le gouvernement kurde irakien, l’oléoduc de Fichkabour fournirait aujourd’hui une capacité de 300 0000 barils/jours et dépassera une production de plus de deux millions en 2019. Les réserves de pétrole dans cette région autonome kurde seraient estimées à plus de 45 milliards de barils [7].
Sur un plan économique, une indépendance du Kurdistan irakien constituerait une perte économique importante, puisqu’il s’agit de la deuxième réserve en pétrole et en gaz la plus importante du pays. Or,
95% des revenus du pays proviennent du pétrole. D’autres débouchés pourraient s’ouvrir au Kurdistan irakien et provoquer ainsi « un bouleversement dans le jeu des interdépendances entre États sur la question énergétique » [8]. Selon Myriam Benraad, politologue et spécialiste de l’Irak : « Il est évident que la récente crise ukrainienne, et aujourd’hui l’annexion de la Crimée par la Russie, modifient en profondeur les cartes, notamment pour les Européens dans le cadre des sanctions qui visent d’ores et déjà Moscou. Il faudra à l’Europe trouver de nouvelles sources d’approvisionnement, et le gaz kurde pourrait en faire partie, d’autant qu’un certain nombre de compagnies européennes ont déjà signé des contrats avec les Kurdes, parmi lesquelles Total du côté français » [9]. Mais le gouvernement central n’est pas prêt à céder au bras de fer. En avril 2012, il avait annoncé son refus de payer les compagnies pétrolières qui ont des contrats dans le nord du pays. Face à ce contentieux financier, le gouvernement du Kurdistan irakien avait été contraint de suspendre ses exportations de pétrole.

La querelle entre le Kurdistan irakien et le gouvernement central de l’Irak au sujet des hydrocarbures n’est pas prête de s’achever. Les tensions autour de la manne pétrolière qui se sont accrues ces derniers mois interviennent dans un contexte politique instable. En effet, le 30 avril 2014, les électeurs ont voté pour élire le premier Parlement depuis le départ des troupes américaines, le 21 décembre 2011. Ces élections sous haute tensions ont permis, selon les premières estimations données le 19 mai 2014, la victoire du bloc du Premier ministre irakien chiite actuel, Nouri al-Maliki qui est arrivé en tête avec 92 sièges sur 328 mais n’a toutefois pas obtenu la majorité des sièges. Cette réélection a suscité l’indignation du Président de la région autonome kurde Massoud Barzani, qui avait déjà à plusieurs reprises menacé de présenter un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien en cas de reconduite du mandat de l’actuel Premier ministre [10]. Barzani dénonce principalement les pratiques autoritaires de Nouri al-Maliki. Face à cette instabilité, la reprise des négociations sur le statut d’une loi fédérale sur les hydrocarbures apparaît indispensable.

Lire également :
 Les Kurdes. Première partie : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
 Les Kurdes. Deuxième partie : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
 Les Kurdes, troisième partie. De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
 Kurdes : l’autre visage du conflit syrien
 Le facteur kurde en Syrie : retour sur une histoire conflictuelle et perspectives d’avenir dans le cadre de la crise en cours. Entretien avec Jordi Tejel
 Les Barzani
 Kirkouk au cœur de la nouvelle crise irakienne

Publié le 09/06/2014


Juriste de formation et diplômée de l’Institut des Sciences Politiques de Paris, Ilham Younes s’est spécialisée sur les relations Union européenne/Proche-Orient avec pour objectif de travailler dans la recherche sur ces questions. D’origine franco-palestinienne, elle a créé en 2007 et préside toujours l’association « Printemps de Palestine » dont le but est de promouvoir la culture palestinienne au travers de festivités, d’expositions ou encore de concerts.
Rédactrice-chercheur pour Carto et Moyen-Orient de janvier à mai 2012, et assistante de recherche auprès de Pascal Boniface (directeur de l’IRIS) de janvier à mai 2013 , elle a rédigé de nombreux articles sur la situation politique en Jordanie, en Égypte, ou encore au Liban. Elle s’est plus récemment impliquée aux côtés de la délégation diplomatique palestinienne pour l’éducation et la culture au cours de la 37ème Conférence générale de l’UNESCO.


 


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