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Vivre au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale (1/2) : des conditions de vie difficiles

Par Delphine Froment
Publié le 27/10/2016 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Source : Leila Tarazi Fawaz, A Land of Aching Hearts. The Middle East in the Great War,
Cambridge, London, Harvard University Press, 2014.

Mais si l’histoire s’est longtemps proposée d’éclairer les enjeux géopolitiques que représente cet espace pour les puissances européennes entre 1914 et 1918, il est aujourd’hui nécessaire de désoccidentaliser la perspective et de recentrer notre regard sur la région du Moyen-Orient en nous intéressant aux populations locales qui ont, elles aussi, vécu la guerre au quotidien. En effet, la Première Guerre mondiale est, autant qu’en Europe, un véritable traumatisme pour le Moyen-Orient, au point qu’au Liban, avant que la guerre civile n’éclate en 1975, on considérait cet événement comme le plus tragique jamais arrivé dans la région (1). Au-delà des séquelles politiques que laisse le conflit (« révolte arabe », chute de l’Empire ottoman…), ces quatre années apparaissent également comme un bouleversement pour les sociétés moyen-orientales ; l’historienne Leila Tarazi Fawaz explique comment la présence de soldats étrangers et l’ampleur inédite du mélange d’individus venus de tous les coins du monde ont non seulement largement affecté les identités locales et reconfiguré la géopolitique de la région dans l’entre-deux-guerres, mais ont également contribué à l’évolution des représentations et des modes de vie, de manière parfois contradictoire – ouverture à la nouveauté, à la modernité et même à l’avant-garde ou, en réaction, réancrage dans la tradition (2). La Première Guerre mondiale apparaît ainsi comme le berceau des reconfigurations et redéfinitions sociales et politiques d’après-guerres ; et il est indispensable d’en comprendre les effets immédiats sur le quotidien moyen-oriental pour mieux appréhender l’histoire de la région et son évolution dans l’entre-deux-guerres.

Retour sur l’expérience de ces « héros de tous les jours » (3), soldats et civils, qui ont vécu durant la Grande Guerre, et ont dû subir ou su tirer profit des nouveaux impératifs imposés par le conflit, et ont tenté d’y survivre par des moyens extrêmement variés.

Dans ce premier article, nous verrons que, tant pour les soldats mobilisés dans le conflit, que pour les civils restés en arrière, la guerre est porteuse d’une grande misère collective.

Au front : une armée sous-équipée qui pâtit d’une logistique défectueuse

Quand l’Empire ottoman déclare la guerre en octobre 1914, l’armée est largement désorganisée et affaiblie par les différents conflits qu’a connus l’empire depuis la fin du XIXe siècle (contre la Russie en 1877-1878 et dans les Balkans en 1912-1913). Du fait de ces conflits, l’armée est orpheline de certains de ses meilleurs officiers qui sont morts au combat. Les soldats et officiers ottomans sont, à la veille de l’entrée en guerre, peu expérimentés. Surtout, l’administration centrale est bien en peine de mobiliser tous ses sujets dans l’armée. Elle pâtit tout d’abord des nombreuses exemptions dont ont toujours bénéficié certains groupes religieux (chrétiens, juifs), professionnels, nomades ou vivant dans certains territoires (les habitants d’Istanbul, de Médine et de La Mecque) : l’Empire ne peut compter que sur une partie réduite de sa population pour participer au combat, devant ainsi faire sans les juifs et les chrétiens alors qu’ils représentent 20 ou 30% de la population. Si l’Empire ottoman a bien tenté de faire passer quelques réformes avant 1914 pour mettre un terme à ces exemptions, les efforts consentis pour une plus grande mobilisation sont cependant en transition à l’aube du conflit, et l’armée reste constituée en grande majorité d’hommes sédentaires et musulmans, venus des campagnes anatoliennes. A cela s’ajoute un autre problème, qui montre les défaillances de l’administration centrale : l’absence d’un véritable recensement à l’échelle de l’Empire. En effet, les données dont dispose l’Empire sont incomplètes, ce qui rend les tentatives de recrutement inefficaces.

Les problèmes que rencontre l’Empire ottoman pour l’armée ne se limitent pas à la question de la mobilisation. Cette dernière est également très mal gérée, et les conditions de vie sont très difficiles pour les soldats. Ainsi, au front, où quelque 2,85 millions de soldats entre 17 et 55 ans sont mobilisés (d’après les chiffres de l’année 1916), de nombreux témoins ont commenté la précarité des conditions dans laquelle les soldats ottomans combattent : les Ottomans marchent bien souvent pieds-nus ou en se protégeant les pieds de haillons, et sont exposés à des températures extrêmes (de -20°C en Anatolie à 55°C dans la vallée du Jourdain) sans pouvoir revêtir des uniformes appropriés et adaptés. Des conditions de combat bien en-deçà de celles que connaissent les autres armées. Un soldat ottoman retenu en captivité pendant deux ans en Russie a ainsi pu, dans un journal de bord, comparer la « situation critique des soldats ottomans » et celle des soldats russes, « chaudement vêtus et bien nourris » (4). L’historien Erik J. Zürcher a même expliqué que, l’équipement ottoman au front étant si misérable en comparaison de celui des autres nations belliqueuses, que lorsqu’un régiment ottoman sort victorieux d’un combat contre des tranchées britanniques, les Ottomans dépouillent les cadavres de leurs ennemis et échangent leurs uniformes (5).

Par ailleurs, les conditions matérielles n’aident pas au bon déroulement des opérations armées et rendent encore plus précaire la situation des soldats : le réseau ferroviaire est par exemple complètement inadapté, et contraint les régiments à marcher beaucoup plus que leurs ennemis, en ne pouvant s’appuyer presque uniquement que sur des animaux de traits pour se déplacer.

La communication entre les troupes n’est pas non plus aisée ; de nombreuses populations de langues différentes sont rassemblées sous les ordres d’officier dont elles ne comprennent pas toujours les consignes. Ainsi, un conscrit syrien se rappelle les premières semaines de sa mobilisation avec un de ses amis : « A chaque fois qu’un officier ottoman nous insultait, nous prenions peur. Il ne savait pas que nous ne comprenions pas sa langue (6) ». Néanmoins, la plupart des régiments rassemblent des soldats d’une même origine ethnique (Turcs, Kurdes, Syriens, Albanais, Bulgare…) et parlant donc un même langage.

La famine, un mal partagé entre soldats et civils

Par ailleurs, les soldats sur le front pâtissent de la malnutrition : le journal al-Muqattam rapporte en 1914 qu’ils reçoivent au déjeuner une soupe de lentilles ou des gruaux de maïs, et des haricots ou des aubergines au dîner, ainsi que trois tranches de pain par jour. Selon le même journal, « ces soldats se plaignent du manque de nourriture : le repas qui est donné à quatre personnes ne serait même pas suffisant pour deux personnes » (7). Au point que les soldats qui ont la chance d’être mobilisés à Beyrouth, à Damas ou à Tripoli s’achètent leur propre nourriture en ville plutôt que de manger celle qui leur est distribuée. La famine au sein de l’armée est telle que, pour le printemps 1918 seul, l’on dénombre 17 000 soldats morts de faim.

Malgré ces conditions de vie très difficiles, les contemporains ayant laissé des témoignages sur la vie dans l’armée décrivent un fort esprit de camaraderie entre les soldats, visible notamment au moment des repas. Ainsi, un officier allemand, Hans Kannenssieger, se rappelle, dans son ouvrage sur la campagne de Gallipoli : « C’était assez plaisant de les voir à table. Huit hommes étaient assis autour d’un plateau en étain, et partageaient un repas “à la turca”. Chacun jetait un morceau de pain dans la soupe et, avec calme et dignité, sans hâte, le récupérait avec sa cuiller. Que les soldats soient particulièrement affamés ou non, je n’ai jamais assisté à une seule bagarre pour de la nourriture » (8). Un autre officier, ottoman cette fois, expliquait que durant les combats, les soldats étaient particulièrement joyeux et déterminés à vaincre ensemble l’ennemi. On peut cependant se demander si ces différents témoins (allemands et ottomans) n’ont pas voulu embellir certains aspects du quotidien des soldats ottomans. Dans tous les cas, il ne semble y avoir que très peu de mutineries au sein de l’armée. Mais les désertions ont été, on l’a vu, assez nombreuses.

Les civils sont eux aussi largement affectés par ce manque de nourriture, et connaissent des conditions de vie également très difficiles, et ce, pour diverses raisons. En cause, tout d’abord, le blocus maritime imposé par la France et la Grande-Bretagne et qui empêche le ravitaillement de la région. Mais l’administration ottomane joue également un rôle important dans la famine qui va décimer la population moyen-orientale, du fait d’une très mauvaise gestion des denrées et des réquisitions imposées par le gouvernement (et plus particulièrement par Djemal Pacha, chef de l’armée ottomane pendant la guerre). Avec ces réquisitions, Djemal Pacha entend non seulement nourrir son armée, mais aussi s’assurer la loyauté de certains sujets : en 1915, il réquisitionne les denrées alimentaires de la Grande Syrie afin d’envoyer dix wagons complets de nourriture au chérif Hussein à Médine et tenter de s’acheter sa fidélité, alors que la « Révolte arabe » est imminente ; de même, au Liban, il impose un blocus terrestre aux populations locales pour les affamer et les empêcher de se soulever contre le pouvoir central, causant en 1916 entre 300 et 500 000 morts.

Surtout, un événement dramatique et traumatique pour les sociétés moyen-orientales vient empirer ces conditions : de nombreuses invasions de criquets et de sauterelles, dans les années 1915-1916, dévastent les récoltes de l’ensemble de la région. Ces invasions durent de longs mois (de mars à octobre 1915 en Palestine, par exemple) et prennent des « proportions bibliques » (9) (ainsi, à Beyrouth et dans tout le Liban, la densité de criquets et de sauterelles est telle qu’elle éclipse le soleil durant le mois d’avril 1916).

Les conséquences sont désastreuses : de nombreux témoins décrivent de longues queues s’étirant devant les boutiques des villes, dans une quête effrénée de denrées toujours plus chères à cause de l’inflation, des individus mourant de faim, couchés dans les rues, ainsi que des cadavres s’amoncelant sur les trottoirs. Autant de scènes traumatisantes pour les contemporains syriens, libanais, turcs, allemands ou britanniques qui y assistent. L’écrivain libanais Anis Freiha raconte ainsi comment, alors qu’il était enfant, il avait découvert un nourrisson abandonné, affamé et squelettique, dont l’aspect l’avait proprement terrifié et bouleversé ; le nourrisson avait été recueilli et soigné, nourri uniquement d’eau et de lait, selon les judicieuses consignes de l’enseignant qui l’avait pris en charge et qui craignait que son estomac soit trop faible pour digérer davantage de nourriture. En effet, une autre anecdote, tragique, racontée par une danseuse libanaise renommée, Badi’a Masabni, montre comment la famine met à mal les organismes pendant la guerre : courtisée par un officier ottoman, cette danseuse vivait dans un certain luxe au Caire durant la guerre, et avait tenté d’en faire profiter une petite fille affamée aperçue depuis sa fenêtre, lui proposant de la nourriture en quantité : « Elle se jeta sur la nourriture et commença à manger comme un petit animal. Je la laissai manger tout ce qu’elle voulait sans m’imaginer que cela pourrait lui faire du mal. Mais rapidement, elle commença à avoir des ballonnements. Elle mourut une semaine plus tard » (10). Les morts sont à déplorer par centaines de milliers : ainsi, dans la province syrienne par exemple, on dénombre environ 500 000 morts causées par la famine et les épidémies.

Des épidémies ravageuses

A la famine s’ajoutent de nombreuses épidémies, dont souffrent des soldats et des civils aux organismes largement affaiblis par la malnutrition. L’historien Hikmet Özdemir a énuméré les différentes maladies dont étaient victimes les soldats de l’armée ottomane, affirmant que « le nombre de soldats morts de maladies infectieuses était bien plus grand que celui des morts liées au combat » (11). Parmi ces maladies, le typhus est extrêmement répandu, n’épargnant aucun grade, du plus simple soldat au plus haut officier (comme le Maréchal Goltz, mort du Typhus à Bagdad, ou Hafiz Hakki, l’un des commandants de la Troisième armée ottomane dans l’est de l’Anatolie, en 1915). Particulièrement présent en Mésopotamie du fait du manque de savon et de la prolifération des poux et des puces parmi les soldats, le typhus aurait ainsi tué, au total, plus de la moitié de ceux qui n’avaient pas reçu de traitement. Le choléra, la fièvre typhoïde, la dysenterie et la malaria sévissent également parmi les soldats. Les hivers profitent particulièrement à la propagation du typhus, car les troupes qui sont infectées de poux et de puces ne sont pas en mesure de se changer ou de se laver durant leurs longues marches. L’été est quant à lui plus propice aux moustiques, qui transmettent des maladies comme la malaria ou la fièvre typhoïde, tandis que l’automne est une période particulièrement marquée par maladies hydriques, comme le choléra. Là encore, le système médical ottoman se révèle particulièrement inadapté : le blocus imposé par la Triple Entente, les réseaux de communication trop peu développés, et les stocks de médicaments trop faibles rendent le traitement des malades extrêmement difficile. Un officier allemand résume ainsi : « De grandes difficultés ont été rencontrées pour le transfert des patients à l’intérieur du pays. Aucune voiture, aucun train n’était prévu à cet effet (12) ». Même les conditions des hôpitaux se dégradent rapidement, tant ils sont bondés par l’afflux quotidien de nouveaux patients.

De même, du côté des civils, nombreuses sont les maladies qui se répandent parmi les populations du Moyen-Orient : la tuberculose gagne toute l’Anatolie et Istanbul durant les années de guerre, la fièvre typhoïde fait de très nombreuses victimes au Caire, en Arménie, en Syrie et en Irak, ainsi que la peste bubonique et le typhus dans l’ensemble de l’Egypte. Le journal al-Muqattam rapporte qu’en juillet 1915, le nombre de Cairotes atteints par la fièvre typhoïde, qui sévit depuis 1914, a considérablement réduit, s’abaissant à seulement vingt personnes infectées par jour – nombre qui donne une idée de l’ampleur de l’épidémie. La situation dépasse le Département de la Santé de l’Empire ottoman, qui tente néanmoins de prendre en charge tout à la fois la prévention des dangers et la guérison des malades. Ainsi, de nombreux articles de journaux sont publiés afin d’expliquer aux populations comment éviter de contracter telle ou telle maladie et des désinfectants sont distribués. De manière générale, la prévention des épidémies et la gestion des questions d’hygiène et de santé par l’Etat sont assez critiquées par les témoins occidentaux, à l’instar de l’ambassadeur américain Henry Morgenthau quand il évoque les « services médicaux et sanitaires largement inadaptés » (13).

En définitive, les conditions de vie sont extrêmement difficiles pour les sociétés du Moyen-Orient. On comprend le traumatisme général qu’a pu représenter le conflit, tant les populations de la région ont été saignées à blanc par les mobilisations dans l’armée, les réquisitions de denrées alimentaires et les épidémies. Mais quelles ont été les conséquences de ces difficultés sur les sociétés moyen-orientales ? Comment les individus ont-ils réagi face à la souffrance inédite imposée par la Première Guerre mondiale ?

Lire la seconde partie : Vivre au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale (2/2) : les sociétés face à la guerre

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :

 Les Relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Deuxième partie : du milieu du siècle à la Première Guerre mondiale

 1915 : L’année des premières grandes tragédies collectives du 20ème siècle, ou le devoir de mémoire

 Première Guerre mondiale et chute de l’Empire ottoman

 La pénétration allemande dans l’Empire ottoman à la fin du XIXème siècle (1880-1914)

Notes :
(1) Leila Tarazi Fawaz, A Land of Aching Hearts. The Middle East in the Great War, Cambridge, London, Harvard University Press, 2014, p. ix.
(2) Ibid., p. 3.
(3) Ibid., p. 7.
(4) Ibid., p. 195.
(5) Erik J. Zürcher, « Between Death and Desertion : The Ottoman Empire Experience in World War I », Turcica, 28, 1996, p. 248.
(6) Leila Tarazi Fawaz, A Land of Aching Hearts, op.cit., p. 165.
(7) Ibid., p. 196.
(8) Hans Kannengiesser, The Campaign in Gallipoli, London, Hutchinson & Co, 1927, p. 149.
(9) Ibid., p. 94.
(10) Ibid., p. 107.
(11) Hikmet Özdemir, The Ottoman Army 1914-1918 : Disease and Death on the Battlefield, Salt Lake City, University of Utah Press, 2008, p. 9.
(12) Ibid., p. 41.
(13) Leila Tarazi Fawaz, A Land of Aching Hearts, op.cit., p. 113.

Bibliographie :
 Olivier Bouquet, Philippe Pétriat, Pierre Vermeren, Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours. Au-delà de la question d’Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.
 Leila Tarazi Fawaz, A Land of Aching Hearts. The Middle East in the Great War, Cambridge, London, Harvard University Press, 2014.
 Hikmet Özdemir, The Ottoman Army 1914-1918 : Disease and Death on the Battlefield, Salt Lake City, University of Utah Press, 2008.
 Elizabeth Williams, « Economy, Environment and Famine. World War I from the perspective of the Syrian Interior », in M. Talha Çiçek (éd.) Syria in World War I : Politics, Economy, and Society, London, New-York, Routledge, 2016, pp. 150-168.
 Erik J. Zürcher, « Between Death and Desertion : The Ottoman Empire Experience in World War I », Turcica, 28, 1996.

Publié le 27/10/2016


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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