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Edward W. Saïd (1935-2003)

Par Mathilde Rouxel
Publié le 27/03/2017 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

This handout picture from Egypt’s official news agency MENA shows Prominent US-Palestinian intellectual Edward Said addressing students and staff of the American University in Cairo 17 March 2003.

AFP PHOTO/MENA/HO

Vie et activité

Edward Waidie Saïd est né à Jérusalem en 1935, sous le mandat britannique. Son père, un homme d’affaires palestinien de confession catholique, avait vécu aux États-Unis et obtenu la nationalité américaine suite à son service durant la Première Guerre mondiale. Sa mère, elle, était palestinienne protestante. Sa famille s’exile en Égypte en 1947, alors qu’il est adolescent, mais il n’y vivra que peu de temps : ses parents l’envoient étudier aux États-Unis. Il y fait une thèse de doctorat sur Joseph Conrad, puis commence à enseigner la littérature comparée dès 1963, à l’université Colombia de New York. Il y devient professeur attitré de littérature en 1991 et conservera cette chaire jusqu’à son décès en 2003 (1). L’expérience de l’exil et du passage des frontières (2) est au cœur de l’œuvre d’Edward Saïd, qui ne cessera de réfléchir sur les rapports de domination de l’Occident sur le reste du monde. Comme le note Yves Clavaron dans l’ouvrage qu’il lui consacre, « la réussite de Saïd tient sans doute moins au fait d’avoir ébranlé les représentations de l’Orient que d’avoir problématisé l’Occident et ses discours » (3) : c’est ainsi que la question orientaliste a pu se poser en d’autres termes et ouvrir de nombreux débats d’un côté et de l’autre, la lecture de Saïd s’étant largement diffusée. Sur la question palestinienne, le rôle et la position d’Edward Saïd sont également considérables : pour Pierre Robert Baduel, « ses écrits et ses prises de position publiques ont contribué à modifier l’image internationale des Palestiniens et à faire reconnaître la dignité de leur cause » (4) - un engagement fort, pour lequel il a été attaqué sur le plan personnel, ses positions étant considérées « antioccidentales ». Il conserve pourtant son indépendance et sa liberté de jugement : il démissionne ainsi en 1991 du Conseil National de Palestine, auquel il contribuait depuis 1977, il plaide pour la solution d’un État unique de coexistence entre les deux peuples (5) et critique fermement Yasser Arafat lors de la signature des accords d’Oslo.

La posture d’Edward Saïd est celle d’un intellectuel appartenant « au camp des faibles et des non-représentés » (6), posture qu’il revendique tant dans L’Orientalisme que dans ses ouvrages suivants, Culture et impérialisme (2000) en tête. Pierre Robert Baduel avance même que Saïd se voudrait plus globalement « un intellectuel de tous les mouvements de libération » (7), puisqu’il n’hésite pas à se référer à Malcom X ou à James Baldwin (essayiste et romancier afro-américain). À partir de cet héritage, il s’attache à poursuivre ses analyses de l’impérialisme et à exposer les rapports de force liés au processus colonialiste dont il s’agit de libérer les imaginaires : la connaissance n’est pas neutre, il faut donc construire, pour s’émanciper, de nouveaux systèmes référentiels en montrant l’insuffisance de la lecture idéaliste de l’Orient par les Orientalistes.

Principales œuvres

Edward W. Saïd défend ainsi « une conception exigeante du rôle social de l’intellectuel » (8). C’est d’ailleurs la guerre des Six Jours en 1967 et la défaite arabe contre Israël qui marque le début de son engagement. Parmi ses premiers écrits, resté célèbre, son livre L’Orientalisme : L’Orient vu par l’Occident, publié en 1978, est un témoignage concret de son implication politique et plus particulièrement de son intérêt pour les problématiques de la domination et des représentations. Il interroge particulièrement les modes de dominations culturelles et politiques (propres à l’impérialisme, marqué par l’héritage colonial) et moyens de contestation. L’Orientalisme a rapidement eu une influence considérable tant en Orient qu’en Occident, où il pose les jalons des postcolonial studies en articulant sciences politiques, histoire, philosophie et critique littéraire utiles pour questionner les notions de représentation et de domination. L’ouvrage questionne en effet de façon novatrice, à travers l’analyse des représentations littéraires, les représentations construites de l’Orient par l’Occident. Il remet ainsi en question les préjugés eurocentriques les plus subtils, en soulignant des failles méthodologiques qu’il juge dangereuses – en ce que, souvent, elles montrent que les démonstrations sont construites dans le but de justifier la domination occidentale plutôt que de convoquer une implacable rigueur scientifique. L’enjeu du livre de Saïd est qu’il ne se contente pas simplement de dénoncer ces manipulations dans les représentations : il montre en effet que les populations orientales elles-mêmes se sont appropriées ces préjugés, et qu’elles nourrissent désormais elles-mêmes ce sentiment de domination de la pensée occidentale. Par-là, Saïd souligne la persistance des dynamiques de colonisation, à l’origine de la binarité de la conception mythologique des rapports entre Orient et Occident.

Le succès de L’Orientalisme biaise en un sens la pensée d’Edward Saïd, devenu le penseur à l’avant-garde des études postcoloniales, lorsque le sujet d’origine du penseur était d’abord de questionner, d’un point de vue géopolitique, les rapports de force qui, dans le monde contemporain, opposaient les cultures occidentales et extra-occidentales. Aujourd’hui, l’ouvrage est perçu comme proposant le bilan d’une ère qui s’achevait : selon Daniel Rivet, la publication de L’Orientalisme « coïncida avec l’exténuation du genre [de l’orientalisme] et contribua à sa mise à mort symbolique de manière retentissante » (9). Pour l’orientaliste Maxime Rodinson, qui qualifie par ailleurs l’analyse du penseur palestinien d’« intelligente, sagace et souvent pertinente », « le mérite de Saïd est d’avoir contribué à définir mieux l’idéologie de l’orientalisme européen (en fait, surtout anglo-français) au XIXe et XXe siècle et son enracinement dans les objectifs politiques et économiques européens d’alors » (10).

Ultérieurement, Edward Saïd publie Culture et impérialisme (2000), dans lequel il revient au texte littéraire et au roman pour le définir comme le résultat d’une « interaction créatrice » entre l’auteur, son histoire et sa sensibilité : il nuance par-là ainsi les thèses développées dans L’Orientalisme et propose une analyse complexe de la fonction intellectuelle dans les rapports de force installés entre Orient et Occident. Ces réflexions sont d’ailleurs déjà en process dans Beginnings : Intention and Method (1998) et furent encore poursuivies dans Humanisme et Démocratie (2005), où la question de l’exil tient, encore une fois, une place de choix. D’ailleurs, son autobiographie, À contre-voie (1999) naît également d’une remémoration et d’une pensée du retour qui fait écho à toute l’œuvre critique d’Edward Saïd, centrée sur les notions d’exil et de frontières – tant culturelles que politiques. Il y écrit qu’il fut « un Arabe éduqué à l’occidentale » (11), et témoigne ainsi des difficultés auxquelles il fut confronté pour s’enraciner quelque part, du Caire aux États-Unis, où il fut toujours l’étranger issu d’un pays rayé de la carte du Moyen-Orient. Cette autobiographie, qui ne porte que sur sa jeunesse, mais renforce les idées qu’il développait précédemment sur l’exil et les lignes de rupture entre deux mondes et cultures, orientale et occidentale.

Entre temps, c’est la Palestine qui occupe les travaux d’Edward Saïd : en 1979 paraît La Question de Palestine, qui joue un rôle capital dans la sensibilisation du public américain à la question palestinienne (12). Il y propose une analyse de la société à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque l’idéologie coloniale occultait la société palestinienne et que le mouvement sioniste prenait de l’ampleur, perçu par les Arabes comme étant une partie intégrante de l’entreprise coloniale européenne. Il décrit ensuite l’attitude palestinienne au lendemain de la défaite de 1967, puis discute dans une dernière partie les accords de Camp David, signés entre Israël et l’Égypte en 1978. Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de L’Orientalisme dans cette critique du regard occidental porté sur les pays du Moyen-Orient. La publication en 1995 de The Politics of Dispossession : The Struggle for Palestinian Self-Determination rassemble par ailleurs une collection de courts essais et d’articles explorant la Palestine et la lutte des Palestiniens de 1968 à 1994, date de parution de l’ouvrage. Son engagement pour la Palestine le caractérise jusqu’à la fin de sa vie ; il publie dans des journaux du monde entier sur la possibilité d’une « troisième voie » pour un processus de paix entre Israël et la Palestine, que l’on retrouve notamment développée dans un article publié en 1998 dans Le Monde Diplomatique (13).

Comme le note Yves Clavaron en conclusion de son ouvrage, « Edward Said n’est pas seulement un Palestinien à New York, mais le Palestinien, qui concentre toutes les attaques et les menaces, notamment de la Jewish Defense League d’Amérique qui l’a traité de nazi en 1985 » (14). Saïd se définit pourtant lui-même comme « intellectuel juif, palestinien, libanais, arabe et américain » (15) ; loin d’être l’adversaire de l’Occident qu’on lui reprochait souvent d’être, Edward Saïd était un intellectuel qui appartenait à la fois aux mondes arabe et occidental. Ainsi peut-on conclure avec Pierre Robert Baduel que « tout en ayant critiqué l’orientalisme, [Edward Saïd] aura d’une certaine façon concouru au même rêve que ceux qui ont fait la Renaissance orientale : multiplier le monde » (16).

Notes :
(1) BaSES, « Edward Said », plateforme de l’Université de Lausanne, juillet 2013, en ligne. URL : https://wp.unil.ch/bases/2013/07/576/
(2) E. U. Chemla, « Saïd Edward (1935-2003) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 1 mars 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-w-said/
(3) Yves Clavaron, Edward Said, L’Intifada de la culture, éditions Kimé, 2013, p.85.
(4) Pierre Robert Baduel, « Relire Saïd ? L’Outre-Occident dans l’universalisation des sciences sociales », in Kmar Bendana, Katia Boissein, Delphine Cavallo (dir.), Biographies et récits de vie, Alfa. Maghreb et sciences sociales, 2005, p. 171.
(5) Edward Saïd, D’Olso à L’Irak, préface de Tony Judt, postface de Wadie E. Said, Fayard, Paris, p. 17.
(6) Edward Saïd, « Les intellectuels et le pouvoir », série de conférences Reith données à la BBC en 1993, cité par Pierre Robert Baduel.
(7) Op. cit. p.174
(8) E. U. Chemla, « Saïd Edward (1935-2003) », op. cit.
(9) Daniel Rivet, « Culture et impérialisme en débat » in Revue d’Histoire moderne et contemporaine n° 48-4, octobre-décembre 2001.
(10) Maxime Rodinson, La fascination de l’islam, Paris, éditions Agora, 1993, p.14.
(11) Edward W. Saïd, À contre-voie.
Descriptif de l’ouvrage de l’édition française par Actes Sud, disponible en ligne. URL : http://www.actes-sud.fr/catalogue/lactuel/la-question-de-palestine
(13) Edward W. Saïd, « Israël-Palestine, une troisième voie », Le Monde Diplomatique, août 1998, archive disponible en ligne. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/SAID/3925
(14) Yves Clavaron, op.cit.p.101.
(15) E.U. Chemla, « Said Edward W. (1935-2003) », Encyclopedia universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-w-said/
(16) Pierre Robert Baduel, op. cit. p.210.
(17) Liste établie par Pierre Robert Baduel, op. cit.

Publié le 27/03/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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