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Entretien avec Daniele Cantini – Le système éducatif au Moyen-Orient

Par Daniele Cantini, Mathilde Rouxel
Publié le 30/11/2017 • modifié le 18/12/2017 • Durée de lecture : 7 minutes

Daniele Cantini

Comment définiriez-vous les différentes politiques d’éducation menées au Moyen-Orient ?

Les révolutions de 2011 ont montré l’importance du secteur éducatif dans les sociétés du Moyen-Orient, et ce à plusieurs niveaux – d’un côté purement quantitatif, car il s’agit des populations jeunes au sein desquelles le taux de scolarisation est en plein essor, mais aussi du côté de la place prise par l’institution (l’école, l’université), de plus en plus centrale dans la vie contemporaine. C’est elle qui est en charge de dispenser des compétences, de régler l’accès au marché du travail, voire d’opérer des distinctions de valeurs (entre professions, différents environnements éducatifs).

Au cours de mes recherches, menées principalement en Jordanie et en Egypte depuis 2003, je me suis plutôt intéressé à l’enseignement supérieur et à l’université. Je répondrai à vos questions en me référant pourtant principalement au système tertiaire. Mon point de départ a été l’individuation de l’université comme institution centrale pour la prise de conscience du devenir adulte, ainsi que pour l’émergence d’une réflexion critique dans la vie quotidienne au sein de ces pays qui connaissent une censure très forte et un contrôle politique assez présent dans les institutions éducatives. Dans le panorama des études menées sur le Moyen-Orient, on note une remarquable absence des études qui prennent en considération les espaces éducatifs, et comment la jeunesse les habite. Par mon travail, j’ai essayé de contribuer à remplir ce vide.

Il était difficile d’offrir une perspective régionale sur cette question, car il existe des différences substantielles entre les pays du Machrek et les pays du Golfe, et les pays du Maghreb qui sont parfois plus proches du Machrek que du Golfe. Ils se rassemblent néanmoins autour d’une histoire largement commune, avec une grande mobilité des étudiants, facilitée par une communauté linguistique et religieuse. Cette unité régionale existe jusqu’à aujourd’hui - les universités privées égyptiennes et jordaniennes accueillent beaucoup d’étudiants « arabes », c’est-à-dire provenant des pays du Golfe, et la compétition existant entre les établissements pour s’assurer des étudiants prêts à payer pour leur éducation est assez marquée (1).

Pour synthétiser à l’extrême, on peut parler de trois différents types d’universités dans la plupart des pays de la région.
 L’université publique, généralement plus ancienne, compte un plus grand nombre d’étudiants, mais le personnel administratif et enseignant se voit sous-financé et « en crise » (2).
 L’université privée à but non lucratif, plus rare mais aussi ancienne (les universités américaines à Beyrouth et au Caire, l’université Saint-Joseph à Beyrouth). Elle bénéficie généralement d’un grand prestige, se veut élitiste et affiche des liens forts avec les pays occidentaux.
 L’université privée à but lucratif, permise par une législation récente (début des années quatre-vingt-dix) et présente dans la plupart des pays qui ont considéré l’éducation comme un droit de la citoyenneté depuis l’indépendance. Dans cette catégorie, on compte des institutions locales dont la réputation est souvent mal établie, et les branch campuses des universités américaines, françaises, allemandes, anglaises, etc. Ce dernier type domine aujourd’hui, du moins dans les pays du Golfe, même si le nombre d’étudiants inscrits dans les établissements du premier type reste majoritaire dans la plupart des pays de la région.

Comme on va l’expliquer plus avant, cette privatisation doit être comprise dans son contexte politique et social. Il est établi qu’elle est complètement dissociée d’une libéralisation politique : bien au contraire. Elle ne signale pas une retraite de l’Etat ou une politique de laissez-faire dans le secteur éducatif au moins. Il s’agit plutôt d’une reconfiguration du rôle de l’Etat dans l’éducation via des privatisations - une stratégie qui n’est pas inconnue en Europe non plus.

Quelle est la place de la religion dans les systèmes éducatifs des différents pays du Moyen-Orient ? Comment considère-t-on les minorités ?

D’un point de vue historique, l’éducation primaire et secondaire a souvent été associée à la religion - les universités privées à but non lucratif ont été établies par des missionnaires, protestants ou catholiques, et les universités religieuses proprement dites (Al-Azhar ou Zaytouna), sont aussi reliées de façon directe à des établissements (aujourd’hui gérés directement par l’Etat). Les universités publiques, en revanche, ne font pas directement référence à une religion, et sont dans la plupart des pays théoriquement « laïques ». On dit théoriquement car, comme on le sait bien, le fait religieux est (re)devenu depuis les années 70 très important dans la région. Naturellement, même avant les années 70, la religion islamique s’inscrivait dans la plupart des systèmes éducatifs comme référence (3). Mais depuis le retour de l’idéologie islamique dans la société, on assiste à une influence croissante de la religion dans le quotidien de l’institution universitaire. On observe ce phénomène principalement parmi des étudiants - les parties politiques islamiques ont quasiment supplanté les partis de gauche, les interactions quotidiennes sont marquées par un éthos religieux de plus en plus manifeste, pas seulement durant Ramadan - mais aussi au niveau de l’enseignement : discuter de la religion en classe est devenu un fil rouge, et l’espace donné à la possibilité de critiquer les dogmes se réduit constamment. Au niveau de l’institution elle-même, il apparaît par ailleurs que l’université considère que l’éducation morale des étudiants fait partie de sa mission, et cette éducation est généralement tirée des préceptes islamiques.

Pour parler du rôle des minorités au cœur de ces institutions, il est important de prendre en considération des exemples précis, car la situation change beaucoup de pays en pays. De manière générale, dans les pays où l’on compte une considérable partie de la population non musulmane, les minorités sont acceptées dans l’université. On remarque toutefois une inégalité de fait marquée entre les communautés au sein de ces universités.

Quelle est la place du secteur privé aujourd’hui ? Qui finance ces établissements ?

Comme je l’expliquais précédemment, depuis les années 90 l’impératif de privatisation croît fortement dans la région. Il est dû notamment aux restructurations suggérées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (qui reste jusqu’à aujourd’hui l’un des acteurs les plus importants qui existe lorsque l’on parle de réformes dans le secteur éducatif). En résumé, trois phénomènes sont notables, qui donnent une image de la variabilité des contextes et de la complexité de ce que couvre la notion de « privatisation ». Premièrement, la région du Moyen-Orient est l’une des plus touchées par cette vague. Il a été calculé que le tiers du branch campuses dans le monde est localisé au Moyen-Orient, et principalement dans les pays du Golfe. On note donc un énorme succès d’un point de vue quantitatif, mais qui laisse beaucoup de questions sans réponse. Deuxièmement, le statut légal ainsi que les moyens de financement de ces institutions ne sont pas toujours clairs : les universités privées peuvent-elles faire de la recherche ? Et quel est la signification du mot « privé », si dans le conseil d’administration d’une université il y a plusieurs banques publiques, voire le gouverneur de la région dans laquelle elle se trouve ? Finalement, cette privatisation n’est pas accompagnée par une nécessaire libéralisation politique. L’Etat garde son rôle, ou plus précisément il fait croître sa sphère d’influence grâce à ces établissements privés (4).

Il faut mentionner que les universités publiques restent en général les plus importantes, avec un nombre d’étudiants énorme. Les exceptions ici sont le Liban, où il n’existe qu’une seule université publique (avec ses filiales régionales et confessionnelles) qui accueille toutefois la plupart des étudiants, et les pays du Golfe où les universités privées sont les principaux établissements éducatifs.

Qu’attend la jeunesse de l’éducation dans ces pays du Moyen-Orient ?

Comme dans la plupart des pays du monde, l’éducation est largement perçue comme l’un des environnements sociaux les plus importants, même si la promesse d’avancement social ne fonctionne plus depuis les années 60. Chaque année, le nombre d’étudiants souhaitant obtenir une place à l’université est plus important que l’année précédente, et les nouvelles universités ne parviennent pas à accueillir tous les candidats. Cette donnée est encore plus significative si l’on tient compte de la mobilité étudiante, pas seulement vers d’autres pays dans la région mais aussi vers l’Europe et les Etats-Unis. La transition de l’école au marché du travail (school-to-work transition) n’est pas facile, et la plupart des études quantitatives réalisées sur cette question essaient de pointer les raisons de la rupture du contrat social établi après l’indépendance, du moins dans les pays où il y avait un régime socialiste. Dans ce contexte, les transformations du système éducatif révèlent un changement plus profond de l’Etat, une reconfiguration qui laisse beaucoup de monde sur le bas-côté. Les postes proposés dans le secteur public ne sont plus vraiment prisés, et en même temps le secteur privé ne parvient pas à créer un nombre suffisant de postes. L’éducation, qui est encore considérée comme un droit dans la plupart des constitutions des pays de la région, devient une marchandise à acheter et à vendre, dans un marché qui n’est pas seulement national ou régional mais mondial, emmené surtout par la présence de l’Union européenne et de ses règles et ses politiques de partenariat.

Dans cette situation mouvante et incertaine, l’éducation demeure l’un des refuges les plus importants. Dans beaucoup de pays de la région existent des mouvements qui tentent de résister à la commercialisation de l’enseignement supérieur au nom d’un droit citoyen. On voit bien que l’importance du secteur éducatif dans ce contexte de redéfinition du rôle étatique est destinée à s’affirmer avec plus d’évidence.

Notes :
(1) Cette dimension régionale ne doit pas faire oublier qu’il existe d’autres formes de régionalisme : la relation entre Maghreb et pays de l’Afrique de l’Ouest, ou bien la présence d’étudiants venant du subcontinent indien dans les pays du Golfe, pour donner seulement deux exemples.
(2) En ce groupe, on compte également d’anciennes universités religieuses, qui sont devenues publiques à l’heure de la nationalisation de l’éducation dans la plupart des pays arabes. Voir Sari Hanafi, « University Systems in the Arab East », Contemporary Sociology, 59(3) 291–309, 2011.
(3) Voir par exemple l’étude de Marlène Nasr sur les fondements éducatifs en Jordanie, et la place de l’Islam dans leur définition. Islam et démocratie dans l’enseignement en Jordanie, Paris, Khartala, 2007.
(4) Pour plus des détails, voire Daniele Cantini (dir.) Rethinking Private Education : Ethnographic Perspectives (Brill, 2016).

Publié le 30/11/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Daniele Cantini, anthropologue, actuellement associate senior research fellow at the Research Cluster “Society and Culture in Motion” à l’Université de Halle (Allemagne). Chargé de cours aux universités de Modène et de Halle, déjà chercheur associé à l’Ifpo (Amman), au CEDEJ (Le Caire), et plus récemment chercheur à l’Orient-Institut Beirut. Auteur de Youth and Education in the Middle East : Shaping Identity and Politics in Jordan (Londres, I.B. Tauris).


 


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