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Entretien avec Hamit Bozarslan – Le point sur la Turquie à l’issue du référendum du 16 avril 2017 (2/2)

Par Hamit Bozarslan, Matthieu Eynaudi
Publié le 27/04/2017 • modifié le 27/02/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Hamit Bozarslan

Lire la partie 1 : Entretien avec Hamit Bozarslan – Le point sur la Turquie à l’issue du référendum du 16 avril 2017 (1/2)

La lutte entre le gouvernement turc et la confrérie Gülen a culminé le 15 juillet 2016 avec la tentative de coup d’Etat. Cet événement sert aujourd’hui un narratif qui met en scène une refonte de l’Etat et de la société. Pouvez-vous nous parler de ce phénomène ?

La première chose à prendre en considération est la vision historique de Recep Tayyip Erdoğan : il estime que les Turcs, en tant que nation protectrice de l’islam, ont une mission historique. Cette mission constitue à dominer le monde pour le civiliser, lui apporter culture, justice etc. Cette mission aurait été entravée, suite à la trahison : des traitres en interne, de l’hostilité des ennemis étrangers en externe et suite, aussi, à l’occidentalisation, c’est-à-dire à la trahison des élites. Et selon lui, l’année 1923 revêt en ce sens une double signification. Cette année a stoppé le processus de déclin avec la création de la République turque, mais cependant, elle a accéléré le processus d’occidentalisation. Aussi, pour lui, la Turquie doit désormais se penser dans la durée à travers trois dates :

• 2023 : le centenaire de la fondation de la République ;
• 2053 : le six-centenaire de la conquête d’Istanbul ;
• 2071 : le millénaire de l’arrivée des Turcs en Anatolie.

Ainsi, la restauration doit avoir lieu pour qu’un nouveau millénaire de domination turque puisse commencer en 2071. Mais il lui faut également refonder la société sur d’autre bases, notamment la fusion entre le leader et la nation. Le leader ne peut être uniquement celui du pays comme il le serait dans n’importe quel Etat rationnel, ce serait insuffisant. Le leader doit également incarner la nation. Incarner le passé, profiter du présent pour interpréter le passé, mais aussi utiliser le présent pour construire le futur. Un tel modèle signifie que le leader ne peut souffrir l’intervention d’organes parasites, bureaucratiques, technocratiques ou même de représentation ; le lien doit être direct. Ce qui explique par exemple qu’il s’adresse directement aux maires de quartier, qu’il les convoque pour un dialogue direct, sans passer par les maires des grandes villes, les préfets ou les sous-préfets : il souhaite avoir un rapport direct et charnel. De la même façon, il souhaite entretenir un rapport direct avec les commerçants, les artisans, à qui il demande d’assurer le rôle de la police, de la justice, et ce lien charnel consiste à refonder la société par ce principe de fusion.

Ensuite, il y a un troisième point réellement important et de plus en plus inquiétant : la dynamique de para-militarisation. Celle-ci consiste non pas à décharger l’Etat de sa fonction coercitive, mais à la partager en intégrant des forces externes à l’Etat, en l’occurrence des forces sociales, les Foyers ottomans (1), éventuellement demain, les milices d’auto-défense constituées de Loup gris (2) et de renforcer les forces spéciales. Là aussi, le leader ne peut se contenter uniquement de ses forces militaires classiques mais doit être présent directement dans la société qui doit être militarisée. Cette militarisation en cours est pour moi une source d’inquiétude extrême.

En 2002, l’AKP incarnait le progrès sur plusieurs plans (les libertés civiles, la démocratie, les droits humains). Pouvez vous revenir sur l’évolution actuelle de l’AKP ?

Le noyau dur idéologique était déjà là. Nous savons quelles étaient les lectures de Recep Tayyip Erdoğan lorsqu’il avait 20-22 ans et l’influence de cette littérature ressort aujourd’hui. L’univers culturel de Recep Tayyip Erdoğan s’est fixé à cette époque et les références correspondantes sont présentes aujourd’hui. Mais effectivement, l’AKP de 2002 était issu d’un processus de double déradicalisation :

• En interne : le mouvement islamiste n’arrivait pas à s’ouvrir aux classes moyennes, à créer du sens politique, il fallait donc faire une ouverture et obtenir une alliance avec la gauche libérale et le mouvement kurde, tout simplement en se présentant comme les victimes d’un même système dont l’émancipation et la libération se feraient simultanément. Cette déradicalisation est un élément important pour expliquer l’évolution de l’islamisme politique à l’époque.

• Puis, il y a eu une seconde dé-radicalisation qui concerne l’islamisme en général au Moyen-Orient. Il y a une bifurcation, dans les années 1990, avec d’un côté la formation des milieux qaïdistes et, de l’autre, la tendance des Frères musulmans ou d’Ennahda qui font massivement le choix de la déradicalisation, abandonnent tout projet révolutionnaire, adoptent le néolibéralisme, acceptent les frontières étatiques.

L’AKP de 2002 est le produit de cette double déradicalisation. Cela-dit, effectivement, des cadres comme Abdullah Gül (3) ou Bülent Arınç (4), qui ne venaient pas nécessairement d’un noyau militant radical ont, à un moment donné, porté le mouvement. Puis, on voit, à partir de 2007-2008, graduellement, cette génération être marginalisée au gré de l’idée que l’AKP n’est désormais plus menacé. En effet, l’AKP devient Etat et plus uniquement gouvernement, les forces kémalistes sont marginalisées et le moment devient peut être propice pour refonder la société et pas seulement l’Etat. Voici le cheminement qui se poursuit depuis 2007-2008, l’arrestation des militaires dans le cadre des procès Ergenekon et Balyoz etc (5).

A cela, il faudrait sans doute ajouter que l’AKP de 2002 et l’AKP de 2013-2014 n’est pas le même. On pourrait compter trois générations de militants et la toute dernière génération ne vient pas nécessairement d’une tradition islamiste. Quelqu’un comme Yiğit Bulut (6) par exemple, qui contrôle l’empire financier de l’Etat avec un budget approximatif de 20 milliards de dollars, vient du kémalisme. C’est un ultra nationaliste, il ne partage rien avec l’islamisme, mais en même temps, il a le culte de la puissance, de la force de la nation turque, il est profondément anti occidental, antisémite et antikurde. Ainsi, des personnalités comme lui ou encore Cem Küçük (7) sont des figures qui ne viennent pas de l’islamisme mais qui ont néanmoins eu la force de radicaliser l’AKP. Cette troisième génération qui a complétement laminé les deux premières, est celle qui pense par exemple que la Première Guerre mondiale n’est pas terminée, qu’elle continue avec d’autres batailles à venir, que la mission de la nation turque se définit par son opposition à l’Occident, que la Turquie doit redevenir une puissance mondiale etc. Ces références appartiennent aussi à la littérature dont Erdoğan s’est imprégné dans les années 1980, mais vient également de la gauche ultra-kémaliste puis des Loups gris. Nous sommes donc vraiment face à cette fusion des idées qui explique aujourd’hui la marginalisation totale de la première génération AKP.

Les récents résultats du référendum semblent monter que R.T. Erdoğan est toujours aussi massivement soutenu par la population turque. Pouvez-vous nous expliquer pour quelles raisons ?

Premièrement, par rapport au référendum, les fraudes ont sans doute été massives. Elles ne sont d’ailleurs pas niées ni occultées, mais plutôt légitimées. Sans doute, si le comptage avait été juste et honnête, le « Non » l’aurait emporté avec un score aux alentours de 52%. Cependant, il subsiste effectivement un bloc hégémonique derrière l’AKP. Il comprend une bourgeoisie prospère qui a émergé dans les années 1980 et 1990 à la faveur des politiques néo-libérales adoptées à l’époque, et qui est devenue une concurrente directe de la bourgeoisie d’Istanbul. Cette bourgeoisie était auparavant puritaine, elle est aujourd’hui corrompue, cleptomane, en fusion totale avec l’Etat qui lui transfère des centaines de milliards de dollars.

Il y a en deuxième lieu des couches défavorisées qui sont intégrées dans le système, notamment via des activités de charité, de bienfaisance, les dispensaires, les soupes populaires etc. Elles se sont laissées convaincre que leur pauvreté n’était pas une question politique, ni sociale mais simplement une question de charité. En troisième lieu, il existe un mouvement syndical qui est vraiment la confédération privilégiée : HAK-Iş et qui est en plein essor car elle est pratiquement devenue la confédération du parti AKP. En quatrième lieu, il y a cette Anatolie profonde, sunnite, turque, marginalisée dans l’Histoire, qui a prospéré après le génocide des Arméniens, l’expulsion des Grecs et qui se considère un peu comme la première nation de la Turquie et sa propriétaire. A tout cela s’ajoute une élite d’opportunité qui a émergé en 2010, une fois que l’AKP est devenu irréversible, et trouve aujourd’hui sa place dans le système. L’ensemble de ces facteurs explique le poids électoral de l’AKP.

Il faudrait également rappeler que le pouvoir a assommé la société, via la rhétorique guerrière permanente qu’il lui impose. Le pays est en guerre, mais contre qui ? Israël ? La Russie ? Aujourd’hui ces mêmes pays ne sont plus critiquables et ce phénomène rappelle sincèrement 1984. Cette rhétorique de guerre permanente détruit les repères, dans le temps et l’espace. Plus ils sont détruits, plus le leader qui les détruit s’impose comme le seul repère pérenne.

En tant que sociologue et spécialiste Turquie, quel est selon vous l’impact du soudain afflux de populations réfugiées sur la société turque ? (Pour rappel, les réfugiés composent environ 4% de la population présente sur le territoire turc aujourd’hui : 2.700.000 Syriens et 350.000 Irakiens.)

Au niveau macro, il n’y en a pas encore. En revanche, au niveau micro, lorsque l’on considère des localités comme Kilis et Gaziantep, on observe un très net bouleversement démographique. 300,000 réfugiés syriens dans une ville de la taille de Gaziantep, ce n’est pas anodin. De plus, la durée de leur présence est un facteur très important puisqu’on parle d’environ 200,000 enfants syriens nés en Turquie. Il faut évidemment prendre ces chiffres avec beaucoup précautions, tant cette présence rencontre une hostilité. Celle-ci s’observe notamment à Bursa et Izmir, où la présence syrienne a déclenché des tensions. D’autre part, la démagogie est à l’œuvre et relaie un discours qui consiste, pour certains Turcs, à dire : « Alors que nous sommes pauvres et au chômage, les Syriens viennent voler nos emplois, ils reçoivent des aides financières etc. ». Ce discours basique fragilise ceux qui sont déjà les plus fragilisés et, d’autre part, il est permis de penser qu’une partie de ces Syriens seront intégrés au système AKP, deviendront des clients du parti, éventuellement obtiendront la nationalité, constitueront des micro-colonies. Celles-ci pourraient se constituer par exemple dans des villes comme Suruç où une grande partie de la population est kurde, on ne peut imaginer les voir se développer dans des villes telles que Mardin ou Diyarbakır car le contexte ne s’y prêterait pas, mais à Suruç, oui.

(1) Osmanlı Ocakları, les « Foyers ottomans », une formation politique marquée par le néo-ottomanisme.
(2) Boz Kurtlar, « Loups gris », des militants ultra-nationalistes d’extrême droite.
(3) L’ex-Président turc de 2007 à 2014, qui avait notamment pris ses distances avec R.T. Erdoğan lors des manifestations de Gezi en 2013.
(4) Ancien président de l’Assemblée nationale et ex-vice Premier ministre.
(5) Deux procès fleuves dans lesquels des centaines d’officiers supérieurs ont été incarcérés, accusés d’avoir fomenté une tentative de coup d’Etat. Ces procès étaient, jusqu’au putsch du 15 juillet 2016, retenus comme marquant la fin de la domination de l’armée turque sur les affaires civiles.
(6) Journaliste turc, diplômé de la Sorbonne, il se rapproche des médias pro-gouvernementaux à la fin de la décennie 2000. Connu pour ses déclarations polémiques, il devient en 2013 conseiller spécial de Recep Tayyip Erdoğan.
(7) Journaliste turc proche des milieux pro-gouvernementaux.

A lire également sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :

 Entretien avec Tancrède Josseran - Le point sur la Turquie et le referendum du 16 avril 2017

 Entretien avec Jana J. Jabbour – Analyse du résultat du référendum et de ses conséquences, notamment sur la politique étrangère de la Turquie

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 Entretien avec Hamit Bozarslan – Le nouvel autoritarisme turc et ses répercussions sur la scène politique internationale

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Publié le 27/04/2017


Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.


Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.


 


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