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Entretien avec Jean-Pierre Filiu – Témoignage d’Alep

Par Jean-Pierre Filiu, Sixtine de Thé
Publié le 17/12/2013 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Jean-Pierre Filiu

Lauréat de Sciences Po en 1981, il est diplômé de l’Institut national de langues et civilisations orientales (DULCO de chinois en 1983 et d’arabe littéral en 1985). Il a obtenu à Sciences Po un doctorat en histoire (1985) et l’habilitation à diriger des recherches (2008). Il a été professeur invité dans les universités américaines de Columbia et de Georgetown. Il rejoint le CERI en 2009. De 1988 à 2006, Jean-Pierre Filiu a servi comme conseiller des Affaires étrangères dans les ambassades de France en Syrie, en Tunisie et en Jordanie. Il a aussi à ce titre été membre des cabinets du ministre de l’Intérieur (1990-91), du ministre de la Défense (1991-93) et du Premier ministre (2000-2002). Le président François Hollande l’a nommé en 2012 à la commission d’élaboration du Livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale.

En entrant dans cette partie d’Alep « libérée », vous avez fait le choix de vous infiltrer dans la résistance civile et non dans une faction armée. Pourquoi ?

Il s’agissait de l’aboutissement logique de ma propre démarche intellectuelle : donner à voir, derrière une actualité dominée par les soubresauts militaires – et ce tout à fait légitimement, puisque le bilan en est effroyable – ce qui fait que le mouvement de résistance existe, et comment il continue à lutter. J’ai donc choisi de privilégier le terrain de la mobilisation populaire. Et je me suis vite rendu compte que, au vu de l’état du rapport de force à Alep, s’il n’y avait pas cette assise populaire, les révolutionnaires auraient été balayés par les armées du régime en quelques semaines. C’était donc surtout cette résistance civile qui m’intéressait. En outre, cela me permettait d’éviter de dépendre d’un groupe armé qui, certes, m’aurait protégé, mais m’aurait aussi interdit une liberté de mouvement qui dans mon cas était totale. Du fait de ce choix et de ma compétence linguistique, j’ai donc pu être en contact direct avec cette résistance civile.

On précise souvent que la révolution syrienne émerge par le bas : comment pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

Ce type de mouvement qui émane des profondeurs de la société n’en est que plus difficile à appréhender. Les appareils, tout comme l’Etat, ont le plus grand mal à percevoir cette réalité qui leur est contraire, voire hostile. On assiste donc à la mise en place de récits, produits par le régime, par les différents partis – Frères musulmans, djihadistes ou même des groupes d’opposition laïques structurés depuis longtemps – qui ne perçoivent pas du tout ce qui se passe.

Je peux pourtant témoigner d’un phénomène bien spécifique à la Syrie. J’ai séjourné en Afghanistan pendant le djihad antisoviétique, au Liban pendant la guerre civile, en Somalie, en Bosnie, en Palestine très régulièrement, et, sur tous ces théâtres, le militant se présentait comme militant de tel ou tel parti d’entrée de jeu. Parce que c’est le parti qui non seulement le finance, mais qui lui donne son identité, le situe dans la société. Or, je n’ai rien vu de tout cela à Alep. On est dans une appartenance de quartier, avec donc une structure nettement plus éclatée, mais aussi beaucoup plus intéressante. C’est du moins ce que j’ai constaté à Alep. Je ne prétendrais pas du tout étendre ce constat à l’ensemble de la société syrienne en révolution.

Autre chose : une explication sociologique voudrait que le mouvement soit porté par les campagnes. Par campagnes j’entends soit les « campagnes dans les villes », c’est-à-dire les quartiers informels, soit les campagnes déshéritées qui se révoltent contre un régime accusé de ne pas avoir tenu, avec le fils, les promesses du père. Il y a eu en effet un vrai processus de promotion de la paysannerie défavorisée sous Hafez al-Assad. Mais ce que j’ai vu à Alep n’est pas un phénomène de classe. C’est un phénomène interclasse où l’on trouve effectivement cette paysannerie déshéritée, le quartier de Salaheddine dont je parle dans mon livre en est un très bon exemple. Mais on a aussi des jeunes bourgeois, des médecins, des étudiants, qui sont en phase militante pour ainsi dire. Ils se retrouvent tous dans les comités révolutionnaires et les animent encore aujourd’hui. On a donc des paysans ou des bourgeois dans les deux camps. Mais il y a sans doute plus d’étudiants bien formés du côté de la révolution. Parce que l’université d’Alep était un berceau de la révolution.

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous estimez que la Syrie a une place cruciale dans la géopolitique du Moyen-Orient ? Vous parlez des « peuples à l’heure de la révolution syrienne », pour reprendre le titre d’un de vos derniers livres. Quelle est sa place spécifique par rapport au phénomène que l’on appelle le « printemps arabe » ?

Je crois profondément que la révolution en Syrie donnera, pour le meilleur et pour le pire, le tempo à l’ensemble de la région. Car ce pays se trouve au cœur du processus de dépossession du droit arabe à l’autodétermination, ce qui remonte à plus d’un siècle, aux accords Sykes-Picot en 1916. Cette perspective longue d’un siècle renvoie aussi à la création du Moyen-Orient par les Américains comme concept de projection de puissance.

Par ailleurs, on voit combien la Tunisie et l’Egypte demeurent aujourd’hui engluées dans des structures politiques d’ancien régime avec une contre-révolution, soit insidieuse, soit de plus en plus violente. En Syrie, à l’issue de ce processus de révolution, l’ancien régime aura été démantelé. C’est déjà palpable dans l’Alep « libérée » que j’ai connue cet été. C’est bien différent à cet égard du système libyen, égyptien ou tunisien dans lesquels l’ancien régime, l’Etat profond, est encore très présent.

Cette révolution sera, et ce pour le meilleur et pour le pire une fois de plus, la plus radicale. Parce que le régime Assad, ce « système », ne peut tolérer aucune négociation. J’établis à cet égard une distinction claire entre l’Etat syrien et ce « système » : sans vouloir faire du révolutionnarisme, tant que le régime Assad sera en place, il restera une menace pour toute tentative démocratique. On a une société civile qui ne se contente pas d’un exil intérieur, d’une sourde dissidence, car elle entretient un réseau dans toute la Syrie qui sape les bases mêmes du régime. C’est Jonathan Littell qui employait l’expression de révolution de termites.

La Syrie présente une situation exceptionnelle où le régime est perçu comme extérieur, comme une armée d’occupation, ce qui n’est le cas ni en Tunisie ni Egypte. C’était le cas en Libye, mais il y a eu beaucoup de récupération du fait des conditions de renversement du régime et du développement des milices. Et la plupart des soi-disant révolutionnaires d’aujourd’hui sont en réalité des anciens partisans du régime, ce qui serait impossible en Syrie. Ce que l’on voit aujourd’hui en Syrie, c’est que si le régime paie des salaires y compris dans les zones libérées – et ça il faut bien le souligner – son principal mode de relation avec la population reste les bombardements. Comme d’autres dictatures, la terreur est consubstantielle au régime. On a d’ailleurs de très nombreux déserteurs, ce qui prouve qu’une grande partie de la population n’est pas dans une optique de soutien au régime. J’en veux pour preuve que sur 300 000 soldats dans l’armée du régime, on en compte environ 30 000 « utiles », car véritablement engagés dans les tâches de répression.

Vous êtes initialement parti à Alep pour effectuer un documentaire pour la revue XXI sur les conditions de conservation possibles de la citadelle d’Alep qui est au cœur des combats. Qu’en est-il ?

Le but de ce reportage était de faire le portrait d’un jeune homme de 28 ans, de le suivre, et de montrer comment un civil, engagé depuis le début de la révolution, peut risquer sa vie pour la protection du patrimoine de sa ville. Il la risque d’abord par la non-violence, puis dans le soutien de fait aux actions des brigades, même s’il reste toujours critique, ce qui fait la spécificité de cette révolution, j’y insiste dans mon livre. Certes, on demande aux insurgés la protection de sites classés « zones militaires fermées », mais on continue à les surveiller pour qu’ils ne commettent pas eux-mêmes des pillages. Et bien sûr on se méfie des djihadistes aux tendances iconoclastes, y compris à l’égard des mausolées soufis.

Ce jeune homme, Omar (il ne m’a livré que son pseudonyme), a une licence en histoire de l’art et s’est lancé dans la tâche de préserver l’héritage culturel de sa ville qui a plus de huit mille ans. La ville est coupée en deux entre la zone gouvernementale et la zone « libérée », avec au centre la citadelle, toujours tenue par l’armée, qui en pilonne les quartiers alentour. Omar s’emploie à soustraire les trésors de sa ville aux bombardements et aux pillages. Et ce jeune homme, je l’ai vu s’effondrer devant une mosaïque saccagée. Il ne lui viendrait pas à l’idée de privilégier uniquement le patrimoine islamique. Sa vision de l’histoire implique un grand respect pour les antiquités romaines ou byzantines. Ce que j’ai d’ailleurs toujours vu en Syrie.

C’est pourquoi je suis convaincu que l’intolérance djihadiste, à l’égard du patrimoine en tout cas, est une attitude absolument importée. Car le patrimoine fait partie de la chair du pays, c’est une fierté, et la plupart des Syriens ne supportent pas qu’il soit touché. C’est le régime qui, à Alep, a réduit la mosquée des Omeyyades à une zone de guerre, son minaret a été abattu, les souks ont été brûlés. La population apporte heureusement une note d’espoir dans ce tableau désastreux : il y a dans le quartier des savonniers une mosquée, la mosquée Roumi, dont le minaret a été abattu par un tir d’obus gouvernemental. Les habitants ont gardé toutes les pierres du minaret qu’ils ont mis en sécurité dans la cour de la mosquée, bien déterminés qu’ils sont à la reconstruire en temps voulu. Alors qu’en période de guerre, c’est rarement la première préoccupation. Bien sûr il y a le risque des trafiquants. Mais la guérilla a mis en place un système efficace, je peux en témoigner, où on ne peut rentrer et sortir des biens de la vieille ville qu’avec des preuves de la résidence. Le bilan général reste pourtant accablant.

Quelle est la spécificité de la ville d’Alep, à la fois au sein de la révolution syrienne, vous la décrivez comme ayant un statut assez crucial pour le régime Assad ; mais aussi quelle est sa composante confessionnel, sa moyenne d’âge, sa position géographique, facteurs qui auraient pu contribuer à son « embrasement » révolutionnaire ?

Damas et Alep ont une relation de compétition historique. A Alep, on a toujours eu une bourgeoisie entrepreneuriale qui était indépendante du pouvoir, souvent en relation avec la Turquie, et n’était pas dans ce rapport de soumission dans lequel est la bourgeoisie de Damas, notamment dans les souks. Ainsi pendant le soulèvement des Frères musulmans en 1979-1982, Damas ne bouge pas et Alep se bat près d’un an, avec un bilan de deux mille morts. Alep était ainsi trop traumatisée pour s’agiter dès 2011, d’autant qu’elle était quadrillée par les milices – les chabihas – en l’espèce des milices sunnites. Tout cela a fait qu’Alep est resté en retrait, très en retard, « optiquement » si l’on veut. Mais le jour de juillet 2012 où elle a bougé, la moitié de la ville a basculé, ce qui signifie qu’il y avait des forces qui la travaillaient à l’intérieur. Cette double spécificité tient à cette habileté à vivre en dehors des raies de l’Etat, ainsi qu’à la profondeur stratégique avec la Turquie, d’où une liberté de mouvement qui aujourd’hui fait la différence à Alep. La ville est approvisionnée, elle a une base arrière. Mais en même temps, ce que la guérilla a lancé sous le nom de « bataille des deux capitales », à Damas et à Alep, a été une erreur stratégique. Les positions sur le terrain ont très peu évolué depuis l’été 2012, ce malgré un coût humain exorbitant. Je ne crois pas à la victoire par les armes d’un camp ou d’un autre. Mais le rapport militaire doit, à mon sens, être sensiblement amélioré en faveur de la guérilla pour que des discussions sérieuses puissent commencer.

Quelle est la composante jihadiste de la rébellion ? Et par rapport à une intervention occidentale ? Maintenant c’est une composante de la révolution, comment envisager le futur ?

Personnellement, je ne peux parler que pour ce que j’ai vu. Mais il se trouve que je travaille sur les djihadistes depuis des années. Dès 2006, j’ai formalisé une distinction entre djihad national et djihad global, qui correspond assez bien à ce qui se passe en Syrie. C’est-à-dire que l’on a un djihad national de type Nusra, mené au nom d’un combat contre le régime, et un djihad global de type Al-Qaeda, implanté en Syrie à partir de l’Irak, sous l’intitulé actuel d’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant). Ces djihadistes « globaux » s’intéressent peu à la Syrie en tant que telle, ce qui les amène de fait à collaborer avec le régime. Tout d’abord pour liquider des opposants, et ensuite pour mettre en place une sorte d’émirat. La preuve est que Raqqa, la « capitale » de cet émirat djihadiste, est largement épargnée par le même régime qui bombarde Alep tous les jours. Les positions djihadistes sont rarement touchées, même quand elles sont identifiées. Je ne dis pas qu’il y a une complicité directe, mais il y a sans aucun doute une complicité objective contre la révolution.

La justification de la non-intervention occidentale par le refus de faire le jeu des djihadistes est intenable : les djihadistes, inexistants en Syrie en 2011, ont au contraire profité de la passivité internationale pour se développer. Et cela alors même que, je l’ai vu à Alep, la population les déteste et les méprise. Il y a aussi la fluidité de l’engagement de la plupart des combattants, même djihadistes. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’engagement durable, pour la base du moins. Encore faudrait-il que l’encadrement djihadiste soit affaibli, et qu’il y ait un rapport de force avec les autres formations, afin de favoriser les retours au bercail.

Car la plupart des miliciens qui quittent l’ASL vers les djihadistes ne le font pas par conviction. L’un d’eux a été très clair : « Si pour avoir des armes et des uniformes, il faut que ma brigade s’appelle la Katiba des fans de Madonna, je veux bien. Si elle doit s’appeler la katiba des petits-fils du Prophète, je prends aussi. » Mais miser sur Bachar al-Assad pour se débarrasser des djihadistes, c’est faire le jeu à la fois de Bachar al-Assad et des djihadistes. Enfin, la communication peut nourrir une logique perverse. Les djihadistes en effet veulent s’afficher et fournissent des images-choc aux médias internationaux. Si quelqu’un veut se lancer comme journaliste freelance en Syrie, le seul sujet qu’il peut proposer en retour sont les djihadistes, donc automatiquement ça s’auto retient.

Pouvez-vous nous parler des Chrétiens d’Orient ?

Dans Alep « libérée », les gens chantaient une future Syrie libre, chrétienne et musulmane, et ce pendant le ramadan. On retrouve la même idée que pour le patrimoine, avec la conscience aiguë d’un lien indissoluble entre la communauté chrétienne et la Syrie. Les Chrétiens souffrent en Syrie tout autant que leurs compatriotes, même si des attaques particulières semblent les viser. Quant au mythe de leur protection de la part du régime, il ne faut pas oublier que la proportion de chrétiens dans la population syrienne a diminué de moitié sous le régime des Assad. En outre, les différentes Eglises sont divisées entre une hiérarchie religieuse, très contrôlée par la police politique, d’une part, et des curés beaucoup plus proches de leurs ouailles, d’autre part. Le plus inquiétant est la vulnérabilité de toutes les minorités en période de chaos, c’est une évidence. La question vraiment existentielle est alors de savoir s’il faut s’armer ou pas. Car parfois s’armer attire la violence, et parfois c’est le contraire. Les Alaouites représentent à la fois la minorité la plus exposée et la plus armée en Syrie. La menace est réelle pour les Chrétiens, mais elle n’est pas pire que pour les autres Syriens, donc je ne pense pas que ce soit bon pour eux de les individualiser.

Lire également : Jean-Pierre Filiu, Je vous écris d’Alep, au cœur de la Syrie en révolution

Publié le 17/12/2013


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain, à Sciences Po depuis 2006. Membre du département d’Histoire, il enseigne au sein de l’Ecole de Paris des Affaires internationales (Paris School of International Affairs/PSIA).
Lauréat de Sciences Po en 1981, il est diplômé de l’Institut national de langues et civilisations orientales (DULCO de chinois en 1983 et d’arabe littéral en 1985). Il a obtenu à Sciences Po un doctorat en histoire (1985) et l’habilitation à diriger des recherches (2008). Il a été professeur invité dans les universités américaines de Columbia et de Georgetown. Il rejoint le CERI en 2009.
De 1988 à 2006, Jean-Pierre Filiu a servi comme conseiller des Affaires étrangères dans les ambassades de France en Syrie, en Tunisie et en Jordanie. Il a aussi à ce titre été membre des cabinets du ministre de l’Intérieur (1990-91), du ministre de la Défense (1991-93) et du Premier ministre (2000-2002). Le président François Hollande l’a nommé en 2012 à la commission d’élaboration du Livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale.


 


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