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Identités et structures tribales à l’épreuve de la construction jordanienne

Par Delphine Froment
Publié le 18/02/2013 • modifié le 10/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

Bédouin dans le désert, à côté de Petra

Crédit photo : Marielle Gouton

Un problème se pose cependant : étant tributaire des sources (celles qui concernent le droit tribal – qui semble se concentrer surtout sur les hommes, ou la Légion arabe – soit un environnement longtemps exclusivement masculin) et des travaux scientifiques disponibles, il est difficile ici de fournir une description de la famille tribale, ainsi que d’évoquer la place de la femme dans ces sociétés. De plus, de par son évolution depuis un siècle au moins, la nature du tribalisme est particulièrement difficile à cerner et à définir ; la culture tribale d’aujourd’hui n’a en effet sans doute rien à voir avec celle du XIXe siècle. Le concept de tribalisme se joue beaucoup dans les mentalités, car les symboles tribaux que l’on perçoit aujourd’hui comme évidents ne l’étaient pas forcément il y a un siècle ; de même, les conceptions que pouvaient avoir les Britanniques du tribalisme étaient structurées par l’orientalisme. Aussi, en partant d’une tentative de description théorique du tribalisme, cet article cherchera à étudier la réinterprétation du tribalisme par les Britanniques puis par l’Etat jordanien, et sa reconfiguration dans le cadre de la construction nationale.

Les structures du tribalisme : description théorique

Une structure unie au sein d’un système complexe et hiérarchisé

D’après le modèle d’Evans-Pritchards du « lignage segmentaire », une tribu se divise en plusieurs niveaux hiérarchiques, avec à chaque niveau, plusieurs composantes similaires, opposées les unes aux autres, mais égales et intégrées toutes ensemble à un niveau supérieur. Ainsi, la plus petite composante est celle de la famille nucléaire (ahl ou bayt) ; plusieurs familles sont intégrées au sein d’un lignage plus large (hamula), lui-même intégré à des niveaux supérieurs (fakhdh puis firqa, qui ressemblent à des clans et qui peuvent être composés de 100 à 1 000 individus) ; le dernier niveau, qui englobe toute la tribu, est la qabila. Aussi, grâce à ce système, chaque membre tient une place particulière au sein de la tribu.
Cette complexité et cette hiérarchisation de la tribu n’empêchent pas pour autant son unité. En effet, l’un des points les plus importants de l’idéologie tribale est le principe d’un ancêtre commun à tous les membres de la tribu : c’est ce principe qui va former la solidarité de la communauté, et servir à l’identification et à la loyauté de chaque membre envers la tribu. Mais le tribalisme, au-delà de cette référence à un ancêtre mythique, est également une construction culturelle ; car l’organisation tribale se fonde sur un intérêt collectif, dans l’optique d’une protection mutuelle.

Le cheikh : représentant de l’autorité et des valeurs de la tribu

Il s’agit donc d’un système sociopolitique ; et à la tête de ce système, l’autorité est représentée par le cheikh, véritable leader de la tribu qui parle au nom de la communauté toute entière. Or, la succession du cheikh n’est pas patrilinéaire : le cheikh est nommé, car il répond à certaines attentes, qui sont à la fois de l’ordre de la puissance de certaines familles, et de ses qualités individuelles. En effet, certaines valeurs ont une importance toute particulière dans le tribalisme : respect des plus anciens, loyauté, courage, esprit martial, générosité, hospitalité… A cela s’ajoute une notion essentielle : la nakhwa, qui peut se traduire par « dignité », « honneur », « respect » ou « fierté » ; et c’est selon son degré de nakhwa que se jauge la noblesse d’une tribu. Ainsi, honneur et honte ont une grande influence dans les communautés tribales et dans les rapports sociaux et juridiques des individus entre eux. Toutes ces valeurs, ajoutées à la noblesse de naissance, à la fortune et aux bonnes relations au sein de la tribu importent donc particulièrement pour le choix du cheikh.
A partir de là, comment gouverne-t-il ? Deux concepts entrent ici en jeu : le consensus, tout d’abord, car le cheikh ne peut prendre de décision isolément, mais seulement après avoir convaincu les membres de sa tribu au cours de longues délibérations ; la médiation, ensuite, le cheikh étant le représentant de sa tribu devant les autres tribus et les forces extérieures. Il est également juge et arbitre des conflits internes à la tribu.

La loi tribale

Le cheikh est donc le dépositaire de la loi tribale. Pas toujours écrite mais souvent transmise oralement, encore appliquée après la création de l’Etat-nation jordanien, cette loi coutumière entrera en conflit avec les lois étatiques. Quelques exemples, non exhaustifs, peuvent être rappelés ici : tout d’abord, l’un des principes de la loi tribale est de compenser la victime pour réparer le dommage subi et de lui assurer des garanties pour l’avenir. Mais aussi, les peines recourent souvent aux notions d’honneur et de honte : ainsi, chez les Ruwala, implorer le pardon de sa victime est considéré comme la punition la plus sévère envers un criminel, car il s’agit là d’une humiliation extrême [1]. Enfin, le recours à la vengeance est possible, mais uniquement en cas d’atteinte grave à l’intégrité physique de la victime (notamment le viol) ; quand la vengeance s’impose, elle doit cependant respecter le droit tribal : si le coupable est un esclave, c’est son maître que l’on tente de tuer ; si un émir est tué, il faut tuer plusieurs hommes d’un rang moindre pour éteindre la dette de sang ; si le coupable lui-même ne peut être tué, il faut alors tuer un membre adulte de sa famille, suivant la notion de la khamsa : la vengeance s’effectue alors parmi les agnats [2] du coupable jusqu’au cinquième degré [3].

Le nomadisme

Enfin, au-delà d’un système sociopolitique et juridique particulier, le nomadisme est une autre caractéristique inhérente au tribalisme. Les tribus recherchent en effet l’indépendance : à cet égard, les tribus chamelières sont considérées comme les plus nobles, devant les éleveurs de moutons et de chèvres qui sont nécessairement moins mobiles. C’est peut-être ce particularisme tribal qui inquiètera le plus les Britanniques : en effet, les « raids » que commettraient les Bédouins contre les villages sont souvent évoqués par la puissance mandataire, et ce, dès les années 1920, pour expliquer la nécessité de sédentariser et de contrôler ces populations nomades.

Reconfiguration du tribalisme sous l’égide britannique

A partir de 1922, la puissance mandataire britannique va devenir une actrice majeure de l’intégration des tribus nomades dans la construction politique de la (Trans)jordanie. Ainsi, le département d’Administration Tribale, quasi indépendant jusque là, est aboli en 1924 ; toute une série de lois sont mises en place pour contrôler les Bédouins, notamment celles de 1925 (suite à l’accord d’Hadda, qui fixe les frontières méridionales de la Transjordanie et interdisent les déplacements des nomades d’un territoire à l’autre sans les documents appropriés) et de 1929 (loi de Supervision des Bédouins). De plus, dès son arrivée en tant qu’officier britannique en Transjordanie, Frederick Gerard Peake cherche à empêcher les raids des Bédouins et à en défendre les villages. John Bagot Glubb témoignera ainsi d’un changement radical du pays, en ce qui concerne sa sécurité, entre 1924 et 1934 : selon lui, alors qu’avant le mandat britannique, « les gouvernements concernés n’avaient pas encore tenté de contrôler le désert, et les Bédouins migraient toujours, faisaient des descentes armées et combattaient impunément [4] », grâce aux Britanniques, « dix ans plus tard le pipeline de la Compagnie Pétrolière d’Irak passait par cette route [celle de Bagdad à Amman], un puits de pétrole avait été construit dans cette étendue déserte, et les femmes anglaises y prenaient leur thé, dehors, pour des pique-niques organisés dans ces vallées rocailleuses. Ces dix années auront vu la disparition d’une époque [5]. »

Les Britanniques tendent à supprimer certains aspects du mode de vie bédouin qui apparaissent comme des obstacles au pouvoir et à la modernité : les raids et le nomadisme, notamment, sont les principales cibles des lois des années 1920. Mais surtout, à travers la Légion arabe, et sous l’impulsion de J. B. Glubb, une lente modernisation de la culture bédouine est à l’œuvre. J. B. Glubb tient en grande admiration les Bédouins, tant pour leurs valeurs (noblesse et loyauté notamment) que pour leurs qualités de guerriers, et cherche dès lors à les enrôler dans l’armée. Un effort d’intégration qui sera d’ailleurs facilité par plusieurs facteurs : l’interdiction des raids incite les Bédouins à incorporer l’armée pour continuer une activité guerrière ; de plus, la situation économique des Bédouins se dégrade, suite aux sécheresses et famines de 1932 et 1933 ; et les Britanniques achètent la confiance et les services des cheikhs, qui encouragent ensuite les membres de leurs tribus à servir dans l’armée. L’incorporation dans l’armée est une telle réussite que d’autres firmes civiles cherchent également à les employer comme gardiens (par exemple, en 1933, la Compagnie pétrolière d’Irak intègre des Bédouins dans sa Patrouille du Désert, qui vise à surveiller les pipelines). Ces diverses activités poussent ainsi inévitablement les populations tribales à se sédentariser, de manière presque naturelle.

Une évolution et une transformation des Bédouins est donc à l’œuvre : de nomades, ils deviennent progressivement des soldats ou des fermiers sédentarisés, notamment du fait de l’accès à la propriété privée (et de l’initiation au capitalisme qui en découle). L’urbanisation va de pair avec cette sédentarisation : d’après J. B. Glubb, par exemple, petit village en 1924, Amman devient une ville de 25 000 habitants en 1950 [6]. Il y a là toute une entreprise de modernisation des populations tribales : éducation, hygiène et santé (notamment avec la Desert Medical Unit de 1937 qui prend en charge les Bédouins)… De plus, l’alimentation évolue, du fait de l’armée (car dirigée par des Britanniques) et de l’ouverture économique de la Transjordanie au monde : alors que les Bédouins ne buvaient que du café auparavant, ils s’approprient peu à peu le thé ; de même, le chameau, l’autruche ou la gazelle, autrefois base de l’alimentation bédouine, disparaissent au profit du riz qui s’impose peu à peu dans les plats quotidiens, à côté du boulgour. En fin de compte, les modes de vie tribaux sont progressivement occidentalisés, comme semble l’attester l’introduction de sports européens (football, cricket entre autres, afin de consolider l’esprit d’équipe au sein des régiments de l’armée), et même de musique européenne (des groupes sont ainsi formés au sein de l’armée).

La Légion arabe est le moteur principal de cette dynamique, et J. B. Glubb en est le plus grand artisan : dans le cadre de l’armée, il réinvente complètement l’apparence du soldat Bédouin, dont il veut faire le symbole-même de la « Jordanianness » ; loin d’européaniser de force l’uniforme, il cherche à lui donner une allure typiquement arabe, afin de faciliter l’incorporation des Bédouins dans l’armée. Cette stratégie rencontre un immense succès ; et le simple fait que le chèche rouge-et-blanc soit désormais un haut symbole de l’identité bédouine, alors qu’il avait été simplement pensé et imposé par J. B. Glubb aux soldats de la Légion arabe [7], montre tout ce que la culture et l’identité tribales doivent aujourd’hui à l’influence britannique.

Ainsi avec les Britanniques, et surtout J. B. Glubb, une nouvelle épistémologie du Bédouin est née, et pèse encore dans l’imaginaire tribal et dans l’identité jordanienne et bédouine ; en effet, du thé à la menthe au chèche rouge-et-blanc, une grande partie des représentations que l’on a aujourd’hui de la culture tribale est en fait largement tributaire de la période mandataire.

L’héritage britannique à partir des années 1950 : dé-bédouinisation des Bédouins et bédouinisation de l’identité nationale jordanienne

Le régime hachémite va poursuivre l’intégration des populations tribales et la dissolution de leurs spécificités au sein de l’Etat. La loi de 1976, qui annule toutes les lois particulières au statut bédouin, est le meilleur exemple de cette entreprise d’intégration « par le haut ». Des évolutions des structures sociales, « par le bas », sont aussi à noter, et ce, dès les années 1950.
Ces changements sont à la fois internes et externes aux tribus. Ils se perçoivent d’abord au sein des relations sociales et familiales : du fait de l’éducation croissante, et surtout des migrations des travailleurs mâles vers les centres urbains, une dislocation de la famille semble à l’œuvre. Parallèlement, les individus prennent de plus en plus d’indépendance vis-à-vis de leurs tribus : cet individualisme naissant est consécutif de l’adoption de valeurs économiques industrielles, qui amènent les Bédouins à interagir avec des inconnus et à ne plus penser nécessairement dans l’intérêt de la tribu. L’autorité du cheikh rencontre peu à peu des oppositions de la part des autres Bédouins, lui qui, autrefois, était censé parler au nom de la tribu toute entière. D’ailleurs, si les valeurs traditionnellement exigées pour le choix du cheikh se maintiennent, de nouvelles sont également attendues, comme l’éducation, la connaissance de la bureaucratie et des fonctionnements de l’administration gouvernementale.
Des raisons extérieures à ce changement structurel sont également à noter : avec l’extension de l’administration centrale, un besoin grandissant d’intermédiaires se fait sentir. Les cheikhs, premiers concernés par ce rôle de médiateurs, sont peu à peu réduits au rôle de serviteurs civils. La direction tribale est lentement transformée par le gouvernement central en simple outil de médiation. De plus, les Bédouins continuent d’intégrer l’armée, mais sont aussi de plus en plus employés dans l’administration et le service civil.
Ceci dit, la sociabilité tribale peut encore jouer un rôle important : cela se perçoit dans des relations de patronage et de clientélisme au sein de la tribu, où l’un des membres, fonctionnaire, peut aider d’autres membres à accéder à certains avantages. Le système administratif étatique reconnait donc encore le réseau traditionnel tribal, de sorte que coexistent bureaucratie et ce que l’on pourrait appeler une « bédoucratie [8] ». Une attache au tribalisme semble donc malgré tout persister ; et le cas de la « madafa », institution tribale, sorte de club social, dans laquelle 82% des membres d’une tribu se rendent encore régulièrement en 1991 [9], tend à confirmer cette idée.
D’autant plus que la culture tribale et bédouine est complètement réinvestie dans la construction identitaire jordanienne. L’importance de ce symbole national, ferment de l’unité du pays, a été fortement réaffirmée en janvier 1985 par le roi Hussein (dont le règne s’étend de 1952 à 1999). Et ce réinvestissement se perçoit également très bien dans les lieux historiques et touristiques où les Bédouins sont très présents, comme à Pétra par exemple : en effet, tout un folklore s’y développe autour de la culture bédouine (promenades à dos de chameau, bivouacs aux portes du désert, artisanat et gastronomie locale…). Folklore qui n’a pas empêché pour autant la modernisation des modes de vie de ces Bédouins dans le village voisin d’Umm Sayhun, avec notamment le processus d’électrification depuis le milieu des années 1980.

Aussi, avec Hani Hourani [10], deux dimensions du tribalisme sont à analyser : l’une, politique, a été fortement affaiblie au cours du XXe siècle, au profit du gouvernement central ; l’autre, identitaire, est encore solidement ancrée, malgré les mutations anthropologiques qui ont pu être observées. A quoi s’ajoute une mutation anthropologique dont la sédentarisation, l’urbanisation et la modernisation des modes de vie sont les principaux éléments. Sans disparaître dans cette mutation, l’identité du tribalisme a été réinventée, notamment sous l’influence britannique, tout en étant toujours présentée comme la « vraie » identité, la « vraie » culture bédouine, et ce, même si « en y regardant de plus près, ni ses couleurs, ni sa texture, encore moins son style ou sa matière textile, ne ressemblent à ce que les Bédouins auraient appelé leur culture avant la rencontre avec les forces coloniales [11] ».

Bibliographie :
 Shirin H. Fathi, Jordan, an invented nation ?, Hamburg, Deutsches Orient-Institut, 1994.
 J. B. Glubb, A Soldier with the Arabs, Londres, Hodder and Soughton, 1957.
 J. B. Glubb, The Story of the Arab Legion, Londres, Hodder and Stoughton, 1948.
 Joseph A. Massad, Colonial Effects, New York, Columbia University Press, 2001.

Publié le 18/02/2013


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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