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Kemal : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk (2/2)

Par Allan Kaval
Publié le 20/12/2011 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Mustapha Kemal en 1923

THE ART ARCHIVE, AFP

Lire la partie 1 : Kemal : de Mustafa à Atatürk

Ces dynamiques sont elles-mêmes catalysées par près d’un siècle de politiques réformistes qui, bien que destinées à enrayer la chute, ne peuvent que la précipiter. Au terme de la Grande Guerre (voir l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale), écrasé militairement, occupé par les alliés et démantelé par le traité de Sèvres, l’Empire ottoman n’existe plus que de manière formelle. Le pouvoir ottoman dépend des vainqueurs et l’Anatolie, ultime refuge pour les Ottomans, est elle-même en plein chaos.

Progressivement, Kemal, qui y fut envoyé comme inspecteur des armées, y construit une autorité et une légitimité personnelle concurrentes de celle du sultan de Constantinople. Tout en établissant de nouvelles institutions d’inspiration républicaine, il continue ainsi la lutte contre les Occidentaux, leurs alliés grecs et les troupes encore fidèles au sultan. De leurs côtés, Britanniques et Français se libèrent de leurs engagements en Anatolie, permettant à Kemal de concentrer ses forces contre les Grecs. Avec la chute de Smyrne au début de septembre 1922 et l’évacuation des Dardanelles par les alliés le 19 octobre, Kemal a gagné sa guerre. Dans une Anatolie désormais sienne, il met en place son programme nationaliste. Pour Kemal, cette terre doit permettre la renaissance d’une « nation turque ». Son ultime triomphe est acté le 23 juillet 1923 à Lausanne, effaçant le traité de Sèvres. L’idéologie de la « turcité » à laquelle adhère Kemal y est consacrée avec l’aval des démocraties.

La prise du pouvoir

Moins d’un an après l’abolition du sultanat, le 1er novembre 1922, la République turque est proclamée le 29 octobre 1923 et Mustafa Kemal en devient le premier président. Kemal s’inspire dans sa politique de la révolution française et du modèle laïc français : sa politique est laïque, occidentalisée, dans une Turquie qu’il souhaite homogène sur le plan de la population et de la religion. Détenant le pouvoir politique et le pouvoir militaire, il s’appuie sur sa légitimité de guerrier charismatique et de sauveur pour s’affirmer comme le chef de la nouvelle Turquie. Kemal construit un régime de parti unique autour du Parti républicain du peuple à la tête duquel il se trouve, l’ayant fondé le 11 septembre 1923. Le 4 mars 1925, la promulgation d’une loi de « rétablissement de l’ordre » suivant l’insurrection kurde menée par Cheikh Saïd, permet à Kemal d’éliminer toute opposition organisée, aussi bien sur le plan politique (le Parti progressiste républicain est notamment interdit) que sur celui de la société civile.

C’est dans ce cadre que sont menées les réformes « modernisatrices » de Kemal. Elles touchent en premier lieu aux matières religieuses. La construction de l’identité nationale turque s’est faite en référence à l’appartenance à l’Islam sunnite de rite hanéfite, excluant par la même les minorités religieuses. Le califat, détenu par les souverains ottomans depuis 1517 est aboli le 3 mars 1924, et Abdul Macid II, le dernier calife, est expulsé. Le 2 mars est créée la direction nationale des Affaires religieuses, chargée du contrôle de la religion par l’Etat. Son rôle est à la fois un rôle de propagande et de construction nationale dans la mesure où elle ne reconnaît que l’Islam sunnite. Les institutions religieuses perdent leur autonomie, les confréries sont interdites en 1925. La même année, le port de tout couvre-chef autre que le chapeau de style européen est interdit sous peine d’exécution. Poursuivant l’œuvre des Tanzimat, Kemal adopte au début de l’année 1925 de nouveaux codes civil, criminel et commercial, inspirés des codes suisses, italiens et allemands.

La mise en œuvre d’une politique nationaliste

La modernisation de la nouvelle Turquie passe par sa nationalisation et donc par la « turcification » de l’Anatolie : diffusion de la langue ; entreprise d’assimilation des populations allogènes (arméniennes, kurdes et grecques). En réaction, les Kurdes, premiers touchés, se soulèvent sous la direction de Cheikh Saïd. Suite à une loi de 1935, il est prévu de dépeupler la région de Dersim, décision contre laquelle les Kurdes continuent à s’opposer. En effet, des rapports internes du ministère de l’Intérieur de la république préconisent la turcification des zones kurdes par la déportation de leurs populations et l’installation de colonies turques. Les révoltes kurdes se succèdent jusqu’à la fin de la présidence de Kemal. Les juifs, les Grecs orthodoxes et les Arméniens sont également touchés par cette politique d’assimilation : dès 1923, la libre circulation des juifs en Anatolie est interdite ; les Grecs du Pont et de Constantinople sont épisodiquement visés par des pogroms. En 1930, juifs, Grecs et Arméniens perdent leurs postes dans le secteur public.

Modernisation et tournant autoritaire

La politique autoritaire de Kemal est contestée, même parmi certains de ses partisans. Le 15 juin 1926, lors d’une visite à Smyrne, une tentative d’attentat est perpétrée contre lui, lui donnant l’occasion de renforcer son pouvoir. Ce renforcement se traduit par l’exécution de rivaux politiques issus de la vieille garde unioniste. A mesure qu’elle se durcit, la république évolue vers le culte de la personnalité. En éliminant ses opposants, en menant par la violence son entreprise de modernisation, Kemal s’identifie à la fois au passé mythique d’une turcité pré-ottomane au présent mais surtout au futur de la nation. Il se confond ainsi avec elle. Ce processus culmine lorsque Kemal prononce entre le 15 et le 20 octobre 1927 son Discours, sorte de texte sacré du kémalisme. Or cette nation n’existe que dans les fantasmes de Kemal et de ses partisans. Le pays est rétif à la politique kemaliste et Kemal est contraint en août 1930 d’organiser un parti d’opposition de façade, le Parti libéral. Mais la création de ce parti donne lieu à des situations à la limite de l’insurrection. Il est donc rapidement interdit après sa création. A cet égard, la politique de Mustafa Kemal est influencée par les expériences contemporaines menées par le fascisme en Italie et par le bolchévisme en Russie. En même temps que le Parti unique qui se dote de relais d’encadrement, les maisons du peuple, l’idéologie du régime incarné et dirigé par Kemal est réorganisée. Elle est orientée par les six principes, les « six flèches » du kémalisme élaborées en 1931 : le nationalisme, le républicanisme, le populisme, l’étatisme, le laïcisme et le révolutionnarisme. Le développement du culte de la personnalité autour de Kemal accompagne ce processus. Au moment où les noms de familles deviennent obligatoires, Kemal devient aux termes d’une loi spéciale de 1934 Kemal Atatürk, c’est-à-dire le père des Turcs.

Le durcissement de l’Etat au début des années 1930 va de pair avec l’intensification du processus de réformes. Après l’adoption de l’alphabet latin en 1928, l’appel à la prière est turcifié en 1933. Le 5 décembre 1934, les femmes se voient reconnaître le droit de vote et d’éligibilité. En 1935, le dimanche remplace le vendredi comme jour férié hebdomadaire. A la même période, le nationalisme de Kemal et de ses partisans, le critère doublement exclusif de la religion et de la langue tend à se doubler de préoccupations raciales liées à une entreprise de réécriture de l’histoire. Un Institut turc de l’histoire et un Institut turc de la langue sont créés respectivement en 1931 et 1932. Dans le système voulu par Kemal, leur rôle est d’inventer une « race » turque qui serait à l’origine de toutes les civilisations humaines. A cette Thèse turque d’histoire s’accole une Théorie de la langue soleil qui fait du turc l’origine de toutes les langues. Ce tournant des années 1930 se traduit en 1937 par l’organisation d’enquêtes anthropométriques menées sur ordre d’Atatürk et visant à établir l’existence d’une race turque, seule propriétaire légitime de l’Anatolie.
Le 10 novembre 1938, Mustafa Kemal Atatürk décède des suites d’une cirrhose du foie.

Bibliographie :
 Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2003.
 Robert Mantran, « Atatürk Mustafa Kemal (1881-1938) », Encyclopaedia Universalis.

Publié le 20/12/2011


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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