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Par Corentin Denis
Publié le 11/11/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

L’évolution de son nom en témoigne : la conquête du territoire est l’enjeu essentiel de la lutte menée par les djihadistes de l’EI. Alors qu’Al-Qaeda prônait un djihad déterritorialisé, tourné contre un ennemi abstrait et lointain - l’Occident, l’EI entend conquérir un territoire de plus en plus vaste, y mettre en place une administration et y faire respecter son interprétation de la charia. La source d’inspiration revendiquée par les dirigeants de l’EI est la fulgurante expansion de l’Islam sous l’Empire abbasside, au VIIIème siècle [1].

La diplomatie française l’appelle plutôt par l’acronyme du nom arabe, « Daesh », équivalent des acronymes ISIS ou ISIL en anglais, afin de ne pas laisser l’organisation imposer sa propre sémantique et ne lui reconnaître ni la légitimité d’un État, ni une identité islamique. Nous utiliserons l’acronyme EI, même pour désigner l’organisation avant son changement de nom.

Cet article présente, à l’aide de cartes, d’abord les revendications et la rhétorique de l’organisation islamiste (I), puis la stratégie mise en œuvre actuellement pour progresser face aux autorités, aux résistances locales et à l’intervention internationale (II).

I. Un objectif affiché : la reconquête du califat

Le 29 juin 2014, premier jour du ramadan, l’organisation annonce le rétablissement du califat et proclame Abou Bakr al-Baghdadi calife sous le nom d’Ibrahim. Le titre de calife, disparu depuis 1924, désigne celui qui a le pouvoir spirituel et temporel sur l’ensemble de la communauté des musulmans, l’oumma. Ibrahim se revendique donc comme un successeur de Mahomet au même titre que les précédents califes. C’est à l’occasion de cette proclamation que l’organisation abandonne ses restrictions territoriales : l’État islamique en Irak et au Levant devient simplement EI. Le calife Ibrahim, Abou Bakr « de Bagdad », prétend en effet effacer les divisions imposées par des puissances coloniales et exercer son autorité sur tous les musulmans, comme à l’âge d’or du califat sunnite.

Le discours du porte-parole de l’EI a été diffusé sur internet sous forme de vidéo accompagnée d’une transcription en anglais. Dans son allocution, il se satisfait de l’avancée des combattants islamistes et annonce que l’ambition est désormais de parvenir à imposer l’autorité du nouveau calife à l’ensemble des musulmans par la conquête, au-delà des seules frontières de la Syrie et de l’Irak : « Ici flotte le drapeau de l’État islamique. […] Son ombre recouvre les terres, d’Alep à Diyala. En-dessous, les murailles des imposteurs ont été démolies, leurs drapeaux sont tombés et leurs frontières ont été détruites. [… Ibrahim] est partout imam et calife des Musulmans. […] L’expansion de l’autorité du calife et l’arrivée de ses troupes dans une région abolit la légalité de tous les émirats, les Etats et les organisations «  [2]. »
La référence de l’EI est le califat abbasside. Il atteint son apogée vers le milieu du VIIIème siècle, après un siècle de grandes conquêtes, depuis la péninsule arabique vers le Maghreb, le sud-Caucase, le Khorasan et la vallée de l’Indus. La capitale de l’empire est Bagdad, fondée par le calife al-Mansour en 762 et dont le sac en 1258 marque la fin du règne de la dynastie abbasside sur le monde islamique. On comprend donc que Bagdad soit un objectif symbolique pour l’EI et que le chef de l’organisation se fasse appeler « al-Baghdadi ».

Carte 1 : extension maximale de l’Empire abbasside, au milieu du VIIème siècle

Une autre vidéo de propagande diffusée par Al-Hayat Media Center et intitulée « La fin de Sykes-Picot » montre un combattant de l’EI, juché sur le talus matérialisant la frontière irako-syrienne, non loin d’un poste-frontière abandonnée par l’armée irakienne. Le symbole de cette frontière désormais ouverte appuie le discours du djihadiste, qui affirme : « Inch’Allah [Si Dieu le veut] nous briserons toutes les barrières, de l’Irak, de la Jordanie, du Liban, tous les pays jusqu’à Jérusalem [3]. »

Le découpage politique de la région est en effet en partie la conséquence des accords secrets dits Sykes-Picot, signés pendant la Première Guerre mondiale, qui visent à dépecer l’Empire ottoman et attribuer des zones de contrôle et d’influence à la France et à la Grande-Bretagne. Après la défaite de l’Empire ottoman, les territoires du Liban et de Syrie reviennent sous forme de mandats à la France tandis que la Grande-Bretagne obtient la basse Mésopotamie (l’Irak actuel) et la Palestine.

Carte 2 : le projet de partage des régions arabes de l’Empire ottoman : les accords Sykes-Picot, 1916

Les accords n’ont pas été appliqués tels quels mais ils sont restés dans les mémoires et refont leur apparition, sur Twitter par exemple, avec le mot clé « SykesPicotOver » diffusé par des soutiens de l’EI au cours de l’été 2014 [4]. Les accords symbolisent le colonialisme et la volonté des Français et des Britanniques d’attiser les nationalismes dans la région dans le but d’exercer leur influence. Or les islamistes rejettent le nationalisme comme une « ordure de l’Occident », au même titre que la démocratie et la laïcité [5]. La prise de la frontière irako-syrienne renverse symboliquement ces accords coloniaux et alimente une propagande qui mise sur l’unification des musulmans.

L’objectif affiché de reconstitution d’un empire est évidemment bien loin d’être atteint et l’EI reste cantonné à l’Irak et à la Syrie malgré le changement de nom. Cependant, l’EI a progressé dans ces deux pays et conquis plusieurs villes d’importance.

II. La progression de l’EI sur le terrain

Les combattants de l’EI ont gagné du terrain dans les régions sunnites de l’Irak et de la Syrie depuis début 2014. Fondée en Irak, l’organisation a rejoint la rébellion syrienne, s’illustrant comme le groupe le plus violent. Elle a été rejetée par les autres opposants à Bachar al-Assad, notamment l’Armée syrienne libre mais a fini par s’imposer dans la moitié nord du pays, ne laissant que quelques positions à l’organisation islamiste rivale Front Al-Nosra à l’ouest et à l’opposition non islamiste autour d’Alep. L’EI a ensuite repris pied à l’ouest de l’Irak en prenant part au soulèvement de la minorité sunnite contre le gouvernement chiite d’al-Maliki. S’emparant d’armements abandonnés par des soldats irakiens surpassés en nombre, l’EI avance jusqu’à la ville de Fallouja à proximité de Bagdad en janvier 2014. Mossoul, deuxième ville d’Irak est également prise en juin 2014, ravivant l’attention de la communauté internationale.

L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) annonce son intention de former le « noyau » d’une coalition internationale contre l’EI lors du sommet de Newport (Royaume-Uni) des 4 et 5 septembre. 26 pays promettent de participer à l’effort, dont les membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar), la Chine et la Russie. L’intervention des puissances étrangères repose à la fois sur des frappes aériennes ciblées et sur l’armement de Kurdes irakiens et de l’Armée syrienne libre afin de les aider à combattre l’avancée de l’EI sur le terrain.

Fin octobre 2014, les affrontements continuent sur plusieurs fronts.
En Syrie d’abord, la ville d’Alep, centre de la rébellion à Bachar al-Assad en 2012, est au cœur des affrontements entre le régime, l’opposition non islamiste et l’État islamique depuis l’automne 2013. Ensuite, après avoir pris le contrôle d’une partie de la frontière irako-syrienne, l’EI s’est dirigé vers la frontière turque. À Kobané, l’EI affronte des combattants kurdes de Syrie (Unité de protection du peuple, YPG), de Turquie (Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK) ainsi que les Peshmergas, forces armées du Kurdistan irakien. Les positions de l’EI dans cette zone ont par ailleurs été visées par de multiples frappes aériennes américaines.
En Irak, l’EI a réussi à prendre le contrôle de plusieurs gisements de pétrole au nord de Bagdad et s’est emparé du barrage hydroélectrique de Mossoul pendant plusieurs semaines avant d’être chassé par les Peshmergas et l’armée irakienne, soutenus par des frappes américaines. Les djihadistes combattent désormais à la frontière du Kurdistan irakien, aux alentours de la ville de Kirkouk. Des affrontements majeurs ont lieu autour de Bagdad, où l’EI a revendiqué des attentats à la voiture piégée contre des forces de sécurité chiites, notamment à l’occasion de la fête religieuse chiite de l’Achoura début novembre.

L’EI n’hésite pas à semer la terreur de la même façon qu’Al-Qaeda : l’association Human Rights Watch a fait état d’exécutions massives de prisonniers chiites, de mariages forcés de femmes yézidies et d’actes de tortures à l’égard de minorités. Cependant, la terreur n’est pas une finalité et l’EI cherche aussi à administrer les territoires conquis comme un véritable « État » et progresser à la manière d’une armée structurée. Des gouverneurs ont ainsi été mis en places dans différentes provinces afin de faire appliquer la loi islamique et prélever les impôts, notamment sur les minorités chrétiennes. Les combats sont également financés par la capture de puits de pétrole et de banques. La progression de l’EI passe par le contrôle des axes de circulation et vise en priorité les grandes villes, les régions riches en pétrole ainsi que les frontières, dont la maîtrise facilite l’afflux de combattants et la vente des butins de guerre sur le marché noir.

Cet « État » autoproclamé ne bénéficie d’aucune reconnaissance internationale, mais une structuration efficace pourrait lui permettre de renforcer son implantation et continuer à attirer des combattants venus de l’étranger, ce qui rendrait son élimination d’autant plus longue et difficile. Les frappes aériennes s’intensifient (le Canada vient de rejoindre les opérations début novembre) mais ne permettent pas de succès décisifs face à l’avancée islamiste pour le moment.

Carte 3 : les conquêtes de l’EI en Irak et en Syrie, fin octobre 2014

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 État abbasside (750-945) : l’Empire de l’Islam à son apogée ? Première partie
 État abbasside (945-1258) : la reconfiguration du monde musulman. Deuxième partie
 Entretien avec Jean Marcou – politique intérieure, Etat-islamique, Kobanê, Syrie : le point sur la Turquie
 La politique kurde de la Turquie à l’épreuve des conflits syriens
 Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique
 Califat : origine, rôle et évolution dans l’histoire

Bibliographie :
 International Crisis Group, « Rigged Cars and Barrel Bombs : Aleppo and the State of the Syrian War », Middle East Report n°155, Bruxelles, 9 septembre 2014.
 Paris, Gilles, « Proche-Orient : les rendez-vous manqués de la démocratie », Études, 2014, vol.10, n°420, p.7-17.
 Sellier, Jean et Sellier, André, Atlas des peuples d’Orient, Paris, La Découverte, 2007.
 UMAA-Advocacy, « The Crisis in Iraq : an Analysis of the Islamic State of Iraq and Levant with U.S. Policy Recommendations in Iraq », Washington D.C., juin 2014.

Sitographie :
 Human Rights Watch, http://www.hrw.org/fr, consulté le 1er novembre 2014.
 Institute for the Study of War, http://www.understandingwar.org, consulté le 1er novembre 2014.
 International Crisis Group, http://www.crisisgroup.org/, consulté le 1er novembre 2014.

Notes :

Publié le 11/11/2014


Élève à l’École normale supérieure, Corentin Denis s’intéresse à l’histoire et à la géopolitique du Moyen-Orient. Il met en œuvre pour les Clés du Moyen-Orient les méthodes d’analyse et de cartographie employées dans le cadre d’un mémoire de master de géopolitique portant sur l’Océan Indien.


 


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