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Par Lukas Tsiptsios
Publié le 12/02/2018 • modifié le 12/02/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Le contexte d’un recrutement

Dès l’entrée de l’Empire ottoman des Jeunes-Turcs dans la Première Guerre mondiale, la situation humanitaire est catastrophique, notamment dans les provinces arabes : inondations à Bagdad, invasion de sauterelles en Syrie et Palestine, privations et réquisitions, créant ainsi une situation de famine dans certaines régions qui fragilise fortement les Ottomans, qui n’ont pas su gérer la catastrophe. Dès 1915 également, des centaines de milliers d’Arméniens forment de longues marches forcées en Syrie, et sont enfermés dans des camps qui se constituent à partir de la Cilicie. Des milliers d’Arméniens réfugiés sont alors dispersés en Syrie et beaucoup gagnent l’Egypte où ils sont pris en charge par les Alliés. C’est donc dans une région particulièrement fragile que s’établit, à la suite de la bataille de Gallipoli, le front entre l’Empire ottoman et les Britanniques. De par ce qu’elles vivent, les populations sont peu propices à se montrer loyales envers les Jeunes-Turcs, d’autant plus que ceux-ci n’hésitent pas à éliminer les élites syriennes et libanaises ou à entrer en conflit avec le Chérif Hussein de La Mecque, qui pour sa part rejoint les Alliés.

Quand il est question pour les Alliés de débarquer en Syrie, ils repensent à la formation de corps d’auxiliaires, comme aux Dardanelles avec des irréguliers grecs (qui se sont soldés par un échec). Finalement, l’idée d’un débarquement est abandonnée, et Briand donne la priorité à l’Armée française d’Orient aux Balkans, mais le projet d’un corps d’auxiliaires est maintenu. A l’origine, celui-ci ne devait comporter que des Arméniens, réfugiés à Port-Saïd, mais Briand propose de l’ouvrir également aux Syriens et aux Libanais. Ces soldats d’origine ottomane devaient être encadrés par des officiers français, qui bien souvent ne maîtrisaient pas leur langue. La Légion, fondée le 15 novembre 1916, devait constituer une menace suffisamment importante pour que les Ottomans ne dégarnissent pas la région du nord de la Syrie. Ainsi, le front en Palestine se retrouvait affaiblit et dans le même temps, la France disposait de troupes à l’avant-garde, au plus près des territoires lui ayant été attribués par les accords Sykes-Picot, là où ses intérêts étaient les plus présents avant la guerre : en Syrie et au Liban, mais aussi en Cilicie.

Le recrutement des légionnaires a ensuite connu un certain succès, notamment du fait de l’enthousiasme des autorités arméniennes. L’Arménie étant dans la zone d’influence française, la France promettait à ceux-là un Etat indépendant, avec notamment une Cilicie arménienne (là où se trouvait anciennement la Petite Arménie au Moyen Âge). Selon Boghos Nubar, les soldats de la Légion devaient « contribuer à la libération de leur sol natal (1) », et celle-ci était censée constituer les fondements d’une future armée arménienne. La très grande majorité de la Légion était composée d’Arméniens (réfugiés ou volontaires de la diaspora), mais aussi de Syriens et de Libanais appartenant à la diaspora (environ 500 soldats) : le consul de France à Sao Paulo décrivait ainsi en août 1916 le désir des populations syriennes et libanaises de participer aux campagnes contre les Ottomans.

L’activité de la Légion dans la guerre et l’après-guerre

Fortes de leurs sentiments anti-ottomans, ces troupes s’engagent dans la campagne de Palestine, dans une seule et unique bataille, après une période d’entraînement à Chypre ou en Egypte. Ce sont finalement six bataillons d’environ 800 volontaires (au total ils sont 5 600) qui se retrouvent sur le front et permettent aux Alliés, sous le commandement du général britannique Edmund Allenby, de gagner la bataille d’Arara (ou de Naplouse) le 19 septembre 1918 au nord de Jaffa, face aux forces germano-ottomanes commandées par Liman von Sanders. Allenby après la bataille remercie la Légion d’Orient et se dit « fier d’avoir eu un contingent arménien sous son commandement », ces Arméniens qui se seraient « brillamment battus et [auraient] joué un grand rôle dans la victoire (2) ». Après l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918, la Légion est rapidement envoyée en « zone bleue », bientôt sous mandat français, les troupes arabes en Syrie et au Liban, les troupes arméniennes en Cilicie.

En Cilicie, la Légion d’Orient débarque en novembre-décembre 1918 à Mersin, et installe son quartier général à Adana, principale ville de la région. Le général Brémond, ancien militaire actif au Maroc puis au Hedjaz, est nommé gouverneur de la région, avant d’être remplacé par le général Dufieux, lui aussi auparavant en poste au Maroc et en Algérie. Les deux se disent connaisseurs du monde musulman et reflètent la volonté de pouvoir établir un contact proche avec les autorités locales ottomanes. En outre, les autorités françaises tentent, tout en gardant les fonctionnaires ottomans sur place, d’organiser le rapatriement des populations arméniennes en Egypte ou en Syrie avec la création d’un Service central français des rapatriements arméniens. De manière chaotique, ce dernier prend en charge les populations arméniennes, mais aussi assyro-chaldéennes, syriennes catholiques et parfois grecques et kurdes. Entre 100 000 et 150 000 Arméniens sont ainsi réinstallés en Cilicie, en dépit de l’insécurité.

Par la suite, la Légion d’Orient, devenue officiellement Légion arménienne en Cilicie à partir de 1919, forte de 4 124 hommes, s’engage dans la campagne de Cilicie, qui oppose la France aux forces kémalistes, organisées par la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT). La révolte aurait été déclenchée après l’agression de femmes de Mara ? par des soldats de la Légion arménienne le 1er novembre 1919. La Cilicie était particulièrement importante pour les kémalistes, du fait du dynamisme économique d’Adana et de la situation stratégique des monts Taurus. Le mouvement nationaliste turc pouvait notamment bénéficier du soutien des populations musulmanes, soulevées dans toute l’Anatolie à la suite du débarquement des forces grecques à Smyrne en mai 1919. De plus, le repeuplement opéré par les Français inquiétait les populations musulmanes dans la région, qui risquaient de se retrouver minoritaires. Elles l’ont d’ailleurs été un temps à Adana, lors de leur reflux du fait de la pression des troupes arméniennes après le déclenchement de la guerre franco-turque. Dans le même temps, les troupes arabes de la Légion étaient notamment envoyées au Liban en vue de réprimer les contestations en zones montagneuses.

Des contestations et un échec

A mesure que les kémalistes se renforcent, la révolte des populations musulmanes en Cilicie se généralise, avec le soutien des fonctionnaires ottomans et notamment des gendarmes turcs, quand bien même le gouvernement ottoman condamne le mouvement kémaliste. Le Taurus se retrouve dès 1920 sous contrôle des bandes kémalistes. Le 11 avril 1920, la garnison française d’Ourfa est massacrée. Le gouverneur français manque de moyens pour gérer dans le même temps l’insurrection kémaliste et les revendications nationales de plus en plus fortes des communautés chrétiennes et notamment des Arméniens, qui sous l’égide du catholicos Georges V, réclament un Etat-tampon en Cilicie avec une autonomie totale. De ce fait, la Légion arménienne a ses propres buts distincts de la politique du Quai d’Orsay. Elle voyait la France comme une force libératrice, qui lui promettait un Etat et non comme une future puissance coloniale dans la région. D’où certains actes de vengeances isolés contre les populations turques qui se multiplient, notamment chez les soldats arméniens qui ont vécu la politique génocidaire des Jeunes-Turcs et qui cherchent à reprendre leurs biens et se venger s’ils sont originaires de Cilicie. Cette très forte conflictualité dans la région mettait les autorités françaises en situation de faiblesse, les Arméniens leur reprochant de ne pas tenir leurs promesses et les fonctionnaires ottomans demandant une occupation de la Cilice par des forces françaises et non des auxiliaires arméniens, ce que demande sans succès le général Hamelin au ministère de la Guerre. Cette situation oblige la France à demander un cessez-le-feu avec les kémalistes le 23 mai 1920.

La France, sans pour autant être réellement défaite militairement, notamment avec la reprise des combats et l’avancée des troupes grecques en Asie Mineure en 1920, ne met aucun moyen pour réellement garder la Cilicie. Cela s’explique par l’hostilité de la Chambre des députes vis-à-vis de la campagne en question, qui oblige le ministère des Affaires étrangères à faire marche arrière, au grand dam du gouverneur Dufieux et des populations chrétiennes. En revanche en Syrie, où elle a reçu un mandat de la SDN, les troupes arabes qui avaient été séparées des Arméniens en raison de trop nombreux conflits, sont censées se maintenir face aux diverses rebellions, notamment de Faysal et son éphémère royaume arabe de Syrie, et ainsi élargir le recrutement. Ce recrutement reste néanmoins difficile, d’autant plus que la guerre face aux Ottomans a cessé et de nombreuses mutineries avaient déjà vu le jour, dès 1917 alors même que les troupes étaient encore en camp d’entraînement à Chypre. Les autorités militaires françaises s’engagent donc dans un recrutement qui fait des troupes syriennes une organisation majoritairement chrétienne, alaouite et druze, en gardant toujours les arabes sunnites (majoritaires en Syrie) en minorité dans l’armée. La Légion était par la suite devenue un moteur d’ascension sociale pour des populations minoritaires défavorisées des campagnes. De nombreux légionnaires participent ainsi à la bataille de Khan Mayssaloun, victoire française décisive face à Faysal le 24 juillet 1920. Néanmoins, la déception face à la politique française en Syrie semble avoir été grande, de même que les conditions dans la Légion n’étaient pas celles attendues (3), ce qui a conduit de nombreuses désertions et une indiscipline chronique. De là, s’est forgée l’image de soldats levantins peu efficaces, fondamentalement indisciplinés (contrairement aux goumiers marocains) dans les stéréotypes orientalistes de l’armée française.

Avec la stabilisation de la Russie soviétique, la place de la Turquie dans les représentations de la politique extérieure française se retrouve changée. La Turquie acquiert une place d’Etat-tampon après l’expansion soviétique en Transcaucasie. Le traité de Sèvres devenu très vite caduc, le gouvernement cherche finalement à négocier avec les kémalistes, déjà à la conférence de Londres le 11 mars 1921, puis officiellement avec la signature du traité d’Ankara le 20 octobre 1921, mettant ainsi fin à la guerre franco-turque, abandonnant la Cilicie et le matériel militaire sur le territoire (utilisé ensuite face aux armées grecques). Ce faisant, le gouvernement cherche à assurer ses positions en Syrie. Entre temps, la Légion arménienne s’estimant trahie par la France, s’était mutinée et avait été dissoute. Cela s’explique aussi par le manque de cadres français et l’incompréhension de ceux présents, généralement formés dans le monde musulman, des enjeux arméniens. Progressivement, la France s’était désengagée de la Cilicie, retardant ses renforts et réduisant les troupes arméniennes, afin d’assurer ses positions syriennes, quand bien même elle avait organisé le rapatriement de centaines de milliers de civils réfugiés, qui sont alors contraints de refluer.

Notes :
(1) Dzovinar Kevonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 58.
(2) Anthony Bruce, The Last Crusade : The Palestine Campaign in the First World War, London, John Murray Ltd, 2002.
(3) La paye était généralement de 2 francs par jour. Un sous-officier recevait 971 francs par mois s’il était blessé, tandis qu’un soldat 715 francs. Les veuves elles, recevaient 500 francs par mois.

Bibliographie :
N. E. Bou-Nacklie, “Les Troupes Speciales : Religious and Ethnic Recruitment, 1916-46”, International Journal of Middle East Studies, vol. 25, no. 4, 1993, pp. 645–660.
E. Tauber, « La Légion d’Orient et la Légion arabe », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 81, n°303, 2e trimestre 1994, pp. 171-180.
S. Jackson, “Global Recruitment : The Wartime Origins of French Mandate Syria”, in Ludivine Brochn Alison Carrol (Eds.), France in an Era of Global War, 1914–1945, Occupation, Politics, Empire and Entanglements, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014.
D. Kevonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

Publié le 12/02/2018


Lukas Tsiptsios est étudiant en Master d’histoire des relations internationales et des mondes étrangers à Paris 1 et à l’ENS en histoire dans le même temps.
Son mémoire porte sur l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923 à travers le club de football de PAOK à Thessalonique. Ses problématiques de recherche sont la fin de l’Empire ottoman et la constitution des Etats-nations, l’identité nationale grecque, les communautés "grecques" de l’Empire ottoman et leur passage du cadre impérial à l’Etat-nation.


 


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