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La conférence de « Genève 2 » sur la Syrie : les parties en présence et leurs attentes contradictoires (1/2)

Par David Rigoulet-Roze
Publié le 03/02/2014 • modifié le 21/07/2020 • Durée de lecture : 12 minutes

Switzerland, Montreux : UN Secretary-General Ban Ki-moon ©, UN-Arab League Special Envoy Lakhdar Brahimi (L-2), Russia’s Foreign Minister Sergey Lavrov (L), US Secretary of the State John Kerry ® and UN acting director Genera Michael Moller (R-2) take part in the Geneva-II Conference in Montreux, Switzerland, on January 22, 2014. The conference, called Geneva II, opened in the Swiss city of Montreux with remarks by UN Secretary-General Ban Ki-moon. Representatives of about 40 countires and several international organizations will participate to find a political solution to the Syrian civil war.

Hakan Goktepe - Anadolu Agency / AFP

Près d’une quarantaine de participants [1] ont été conviés par le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, et par le médiateur de l’ONU et de la Ligue arabe pour la Syrie, Lakhdar Brahimi : il s’agit d’entités intergouvernementales et/ou internationales comme l’ONU en tant que tel, la Ligue arabe, l’Organisation de la conférence islamique ainsi que de l’Union européenne. S’y trouvent associée une trentaine de pays membres. Deux parrains internationaux ont pesé de tout leur poids pour que cette conférence puisse effectivement se tenir en dépit des nombreux obstacles préexistants : les Etats-Unis et la Russie. Les deux anciens « supergrands » de la Guerre froide ont en effet convergé dans la nécessité de la tenue d’une telle conférence, tout en adoptant des positions divergentes sur ses attendus immédiats dans la mesure où ils constituent les soutiens déclarés des deux parties en présence dans le conflit syrien.

Même si, comme l’a rappelé le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, théoriquement « le but des négociations est d’établir, par consentement mutuel, un gouvernement de transition disposant de la plénitude d’un pouvoir exécutif », sur la base des principes définis par « Genève 1 » le 30 juin 2012, les attentes de la conférence demeurent des plus limitées. Le seul fait que la conférence puisse se tenir est d’une certaine manière une réussite en soi. Il est officiellement proclamé que « la conférence internationale sur la Syrie attendue de longue date a pour but de trouver une solution politique au conflit en cours et marque la première rencontre de pourparlers directs entre le gouvernement syrien et l’opposition depuis le début du conflit ».

La délégation de l’opposition syrienne

L’opposition est représentée par la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR) dite Coalition nationale syrienne (CNS), présidée par Ahmed Jarba, qui constitue le principal - mais loin d’être prépondérant, et c’est là tout le problème - rassemblement de l’opposition syrienne présente à « Genève 2 ». De fait, sa représentativité peut faire débat même si la CNS est officiellement reconnue depuis le 12 décembre 2012 par les « Amis de la Syrie » qui regroupe les onze pays occidentaux et arabes qui la soutiennent comme représentant légitime du peuple syrien. Elle s’est également vue attribuer le 6 mars 2013 par la Ligue arabe le siège de la Syrie au sein de l’organisation. Et pourtant, la CNS a failli ne pas venir à Genève, et pas uniquement parce que l’Iran avait été dans un premier temps invité. Les Occidentaux ont dû menacer mezzo voce la CNS de lui retirer tout soutien financier et politique si elle refusait de se rendre à Genève. Sous la pression « amicale » de ses sponsors, Ahmed Jarba s’était livré à un artifice procédural : il avait obtenu du comité juridique de la CNS que la participation éventuelle à « Genève 2 » soit tranchée à la majorité simple des votants et non plus à la majorité des deux tiers des membres, modalité pourtant requise dès lors qu’il est question d’adopter une décision contrevenant aux statuts de la CNS lesquels proscrivent tout contact direct avec le régime de Bachar al-Assad. Le vote s’était déroulé dans le huis clos tendu d’un hôtel de la banlieue d’Istanbul en Turquie. Sur les 122 membres composant la CNS, 75 seulement avaient finalement pris part au débat en raison notamment de la « sortie » - au sens propre comme au sens figuré - d’une quarantaine d’élus dont ceux membres du Conseil national syrien (CNS) dirigé par Georges Sabra [2] et principale composante [3] de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR). Le dépouillement avait finalement fait apparaître 58 votes pour, 14 votes contre, 1 vote blanc et 2 abstentions. La manœuvre n’a pas manqué de susciter la désapprobation de Moaz al-Khatib, prédécesseur respecté d’Ahmed Jarba à la tête de la CNS (entre novembre 2012-mars 2013). Déplorant que la CNS ait renoncé à obtenir la moindre contrepartie préalable en échange de son ralliement à la conférence, il est allé jusqu’à considérer que la CNS faisait preuve d’une « lâcheté politique sans précédent ».

La délégation de l’opposition porte donc les stigmates des divisions politiques qui l’ont affectée. Sans même parler de son influence des plus limitées via son bras armé officiel, le Conseil militaire suprême (CMD) dirigé par le général Salim Idriss, sur la nébuleuse de groupes d’insurgés actifs sur le terrain militaire relevant théoriquement de l’ASL (Armée syrienne libre). Cette dernière a d’ailleurs fait savoir fin 2013 par la voix de Fahad al-Masri, porte-parole du commandement conjoint : « La CNS n’a pas été créée par les forces révolutionnaires à l’intérieur du pays, elle a été au contraire imposée par certains pays régionaux et occidentaux. […] Depuis sa création, cette instance n’a rien fait pour la révolution syrienne, et elle a désormais perdu le peu de crédibilité dont elle disposait ». En fait, l’ASL ou ce qu’il en reste depuis la montée en puissance des groupes djihadistes, s’est dissocié de la CNS au motif que le préalable du départ de Bachar al-Assad ne serait pas entériné avant Genève. C’est officiellement ce qui a poussé le général Slim Idriss, chef en titre d’une ASL qui n’existe pourtant plus véritablement en tant que telle, à annoncer le 26 novembre que les forces qui lui sont fidèles ne participeront pas à la conférence de « Genève 2 » : « Les conditions ne sont pas réunies pour organiser les pourparlers de Genève 2 à la date indiquée. Nous, en tant que force militaire et révolutionnaire, ne participerons pas à la conférence », a-t-il ainsi déclaré à la chaîne de télévision qatarie al-Jazira. En ajoutant : « Nous ne cesserons pas le combat pendant la conférence de Genève et après celle-ci. Ce qui nous préoccupe, c’est d’acquérir les armes dont nos combattants ont besoin ». Trois groupes rebelles ont néanmoins finalement accepté d’être représentés par la délégation de la CNS à Genève : le « Front des révolutionnaires syriens » (FRS) [4] mouvement d’obédience nationaliste plutôt qu’islamiste fondé le 9 décembre 2013 (également actif surtout dans les provinces d’Idlib et d’Hama) ; le Jaish al Moudjahidin (l’« Armée des Moudjahiddines ») [5] fondé le 3 janvier 2014 (actif dans les provinces d’Alep et d’Idlib) ; le Jund al Châm (« Les soldats du Levant ») aussi connu sous l’appellation de Firqat Suleiman al-Muqatila (« le groupe combattant de Souleiman »), mouvement indépendant de l’ASL fondé en 2011 mais mixant une rhétorique salafiste et nationaliste (actif dans les provinces d’Idlib et d’Hama) [6].

Le président de la CNS a prévenu qu’une participation à la conférence ne signifiait pas la fin des opérations menées contre les troupes de Bachar al-Assad par les combattants reconnaissant la légitimité de l’opposition à l’extérieur. Bien que l’accord de « Genève 1 » ne mentionne pas explicitement le départ du président syrien Bachar al-Assad dans le cadre d’une transition politique attendue, Ahmed Jarba n’a de cesse de marteler que les négociations de « Genève 2 » ont « comme unique but de satisfaire les demandes de la révolution […] et avant tout de retirer au boucher [Assad] tous ses pouvoirs ». Au nombre de ses soutiens occidentaux, le Secrétaire d’Etat américain John Kerry valide cet objectif tout en présentant les choses de manière plus nuancée : « La conférence de paix de Genève [n’est] pas la fin mais le début, le commencement d’un processus, un processus qui constitue le meilleur moyen pour l’opposition d’atteindre les objectifs du peuple syrien et de la révolution ».

La délégation du régime syrien

Faisant face à la délégation de l’opposition, on trouve les représentants du régime syrien. Il a dévoilé le 14 janvier la composition de sa délégation. Comme le souligne l’ancien diplomate Ignace Leverrier, sa composition dominée par des diplomates au premier rang desquels l’inamovible ministre des Affaires étrangères syrien, Walid al Mouallem, et non des politiques stricto sensu, est le signe que le président Bachar al-Assad considère le conflit comme un « complot fomenté de l’extérieur » [7] dont tout règlement est censé passer par des négociations avec les puissances extérieures. En d’autres termes, le conflit en cours n’est pas appréhendé comme une guerre civile, ni comme un soulèvement populaire, mais plus comme une conspiration internationale instrumentalisant des « terroristes » pour faire tomber le régime présenté comme « légitime » et devant donc se régler d’Etat à Etat.

L’objectif de la délégation du régime est à l’opposé des attentes de l’opposition. Il consiste à bloquer toute possibilité de transition dans l’esprit à défaut de la lettre des principes de « Genève 1 ». Dans un entretien accordé le 19 janvier 2014 à l’AFP, le président Bachar al-Assad a annoncé qu’il y avait « de fortes chances » qu’il se porte candidat à un nouveau mandat en juin 2014 [8]. A cette occasion, il a contesté la représentativité supposée de l’opposition présente à Genève, la qualifiant de « fabriquée » par des puissances étrangères et s’est montré plus que jamais résolu à poursuivre ce qu’il estime être une « lutte contre le terrorisme ».

Les autres participants

Autour des deux protagonistes, on trouve les autres acteurs de la tragédie syrienne : les Occidentaux en général, et les Etats-Unis en particulier, soutiens déclarés de l’opposition syrienne ; la Russie, soutien indéfectible du régime de Bachar al-Assad.

La Russie

Grand pourvoyeur d’armement et de conseillers du régime syrien depuis le début du conflit, la Russie est le principal soutien de Damas omniprésent à Genève par la voix de son ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov. Et même si Moscou a validé l’accord dit de « Genève 1 » du 30 juin 2012, il en est fait une lecture résolument différente de celle des Occidentaux, s’en tenant à la lettre du texte - qui ne spécifie effectivement pas explicitement le départ de Bachar al-Assad - plutôt qu’à son esprit qui rend ce départ implicite pour organiser une transition politique. Pour Moscou qui proclame ne pas avoir « d’objectifs cachés » à Montreux, l’application des dispositions prévues par « Genève 1 » n’implique donc pas la fin de l’actuel régime syrien mais plutôt de « mettre un terme à la violence en Syrie, préserver son intégrité territoriale, protéger ses minorités ethniques et religieuses et garantir la stabilité du Moyen-Orient », avec en toile de fond la « lutte contre le terrorisme » qui se trouve être un viatique du régime syrien. Cela ne l’empêche pas de tenter de faire bonne mesure en poussant Damas à adopter des mesures à caractère humanitaire telles que le ravitaillement des zones urbaines sous blocus, l’échange de prisonniers, voire des cessez-le feu localisés. Autant de propositions reprises d’ailleurs par les Occidentaux.

Les Occidentaux (Etats-Unis et/ou Européens dont la France)

Les Occidentaux, faute de faire montre d’autant de résolution que les soutiens de Damas, ont adopté une « politique des petits pas ». Certes, à Montreux, Washington, Londres et Paris affirment défendre les mêmes objectifs, à savoir la mise en oeuvre d’une transition devant, à terme, mener à la mise à l’écart de Bachar al-Assad. « Un criminel de masse ne peut pas incarner l’avenir de son pays » avait affirmé Laurent Fabius le 16 janvier 2014. Une formulation peu ou prou reprise à Montreux par le chef de la diplomatie américaine, le Secrétaire d’Etat John Kerry qui a déclaré : « Bachar al-Assad ne prendra part au gouvernement de transition. Il est impossible, inimaginable que cet homme qui a mené une telle violence contre son propre peuple puisse conserver la légitimité pour gouverner ». Des propos qui, s’ils ont eu l’assentiment de l’opposition syrienne, ont bien évidemment heurté les représentants du gouvernement de Bachar al-Assad. Mais par-delà la logique d’affichage homogène, plusieurs éléments peuvent induire des évolutions à terme au sein du camp occidental. La position américaine est beaucoup plus circonspecte sur la situation que celle de certains soutiens européens à l’opposition syrienne comme la France, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, pour ne rien dire de l’Allemagne. Sur la question du danger « djihadiste », les positions de Washington et de Moscou semblent en effet paradoxalement convergentes en contrepoint du soutien apporté par certaines puissances régionales à divers groupes armés.

Les puissances régionales arabes (Arabie saoudite et Qatar)

L’Arabie saoudite et le Qatar, les deux principaux bailleurs de fonds des différents groupes rebelles notamment des groupes islamistes en général, voire « djihadistes » n’étaient pas en faveur de l’initiative de « Genève 2 ». La volonté de ces deux monarchies sunnites d’obédience wahhabite - et tout particulièrement de Riyad qui a repris en main le dossier syrien depuis l’été 2013 après un effacement relatif de Doha - est de faire tomber le régime de Bachar al-Assad, afin de briser le « croissant chiite » reliant Téhéran à la Méditerranée avec le Hezbollah libanais d’Hussein Nasrallah en passant par l’Irak post-Saddam arabo-chiite de Nouri Al Maliki et la Syrie alaouite du président Bachar al-Assad. Mais la convergence de vues entre les Etats-Unis et la Russie sur la nature du conflit syrien a contraint les soutiens régionaux de l’insurrection syrienne à aller dans le sens d’une hypothétique solution politique. D’aucuns vont même jusqu’à accuser l’Arabie saoudite de « double jeu » par rapport à la conférence. Ainsi, Randa Kassis, ancienne membre du CNS [9], qui a suivi et soutenu le processus de la Conférence de « Genève 2 », estime : « Quant aux combattants sur le terrain, l’Arabie saoudite, est leur vrai financier et ils la représentent plus qu’ils ne représentent le peuple syrien pris en otage et assailli de milliers de djihadistes fanatiques venus du monde entier » […] « Il existe un double jeu des Saoudiens qui montrent par de telles conférences un visage de ’modérés’, puisque la Coalition comporte quelques Alaouites et autres membres des minorités (druzes, chrétiens, Kurdes, etc). Mais d’un autre côté, les Saoudiens appuient partout les islamistes radicaux et ils sont la vraie puissance régionale capable de financer les combattants les plus extrémistes sur le terrain, notamment ceux se réclamant de la mouvance islamiste salafiste et djihadiste. Mais en cas de transfert de pouvoir vers la coalition dans le futur proche, je suis certaine que les islamistes radicaux seraient au Palais présidentiel de Damas… Cela veut dire que les membres de la Coalition qui se réclament d’un ’islamisme modéré’ ainsi que ses figures réellement modérées mais totalement isolées ne sont que des faire-valoir. Car le vrai but des Saoudiens est de contrôler toute la Syrie en mettant au pouvoir un régime islamiste sunnite très proche d’elle. Mais leur erreur est de croire qu’ils contrôlent les islamistes radicaux qu’ils ont financés. Rappelons tout de même que Ben Laden fut lancé et sponsorisé sous la guerre froide en Afghanistan par le chef des services saoudiens, Turki al Fayçal, mais que par la suite, les Saoudiens n’ont pas réussi à contrôler les djihadistes al-qaïdistes qui se sont même retournés contre eux. Je constate que l’histoire se répète, car l’argent ne suffit pas à contrôler des fanatiques à la mentalité totalitaire qui ne respectent rien d’autre que la soif de pouvoir et de haine. Je prédis même qu’une fois au pouvoir, l’Arabie saoudite sera attaquée par ses anciens pions islamistes liés à Al-Qaïda ou non mais tous issus de la mouvance salafiste wahhabite sponsorisée par Riyad. Certes, les Saoudiens soutiennent les pires groupes salafistes djihadistes afin de contrer les Chiites, comme on le voit en Irak et en Syrie notamment, donc face à l’ennemi chiite iranien, mais cela va se retourner inéluctablement contre eux. » [10].

Lire la partie 2 : La conférence de « Genève 2 » sur la Syrie : l’ombre portée des « absents », au moins aussi importants que les « présents » (2/2)

Publié le 03/02/2014


David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.


 


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