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Le Nil, axe de développement économique et de tensions géopolitiques

Par Hervé Amiot
Publié le 28/11/2013 • modifié le 11/05/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Si l’Egypte tire sa force du Nil, c’est du fleuve que vient potentiellement sa faiblesse : située à l’aval, elle dépend des prélèvements réalisés par les autres Etats africains, du Burundi et de l’Ethiopie jusqu’au Soudan. Après une présentation générale de la géographie du fleuve (I), nous verrons que le Nil a été et reste le centre des politiques de développement égyptiennes (II). Cependant, face à l’exploitation croissante du Nil par les Etats en amont (III), les tensions interétatiques risquent de s’accroitre (IV).

I – Un fleuve dans le désert

La vallée du Nil est en bonne partie située dans une zone sèche et aride. L’isohyète (ligne imaginaire reliant des points d’égales précipitations) des 200 mm/an traverse le Soudan d’Est en Ouest en passant par Khartoum. Au-dessus de cette ligne, il tombe moins de 200 mm de pluie par an. En revanche, il existe quelques régions où les précipitations sont fortes (plus de 1000 mm par an en moyenne) : le Sud-Est du Soudan, la région des Grands Lacs (Ouganda, Tanzanie, Rwanda, Burundi) et les montagnes du centre de l’Ethiopie. Ces importantes pluies alimentent le fleuve. La frange comprise entre ces deux lignes reçoit des précipitations, mais elles sont très concentrées dans l’année (de juin à septembre). En comparaison, les précipitations annuelles moyennes en France vont de 600 mm pour les endroits les plus secs à près de 2000 mm pour les montagnes les plus arrosées (environ 800 mm dans le Bassin Parisien, 1000 mm en Bretagne).

La vallée du Nil située en zone aride est une région fortement peuplée. Habib Ayeb estime la population vivant le long du fleuve à 90 millions de personnes en 1998 (60 millions en Egypte, 20-30 millions au Soudan). Aujourd’hui, l’Egypte compte 80 millions d’habitants et le Soudan du Nord, 37 millions. De plus, cette population croît à un rythme important : 1,94% pour l’Egypte en 2012 et 2,33% pour le Soudan (à titre de comparaison : 0,49% pour la France). Cela signifie donc qu’au Nord de Khartoum vivent environ 90 millions de personnes presque entièrement dépendantes des eaux du fleuve.

L’apport des différents affluents du Nil est inégal dans le débit total qui arrive en Egypte. Les sources éthiopiennes représentent 86% de l’apport annuel (59% pour le Nil bleu, 14% pour le Sobat, 13% pour l’Atbara) tandis que le Nil Blanc n’apporte que 14% au débit total.

II – le Nil, fleuve vital pour l’Egypte

Depuis l’Antiquité, la vie des Egyptiens est rythmée par le fleuve. Les crues d’été sont d’une importance capitale : elles déposent des limons et permettent ainsi aux terres de rester fertiles. Le Nil a donc toujours été exploité par l’homme pour développer ses activités et après la Seconde Guerre mondiale, les grands projets d’aménagement ont débuté.

Le Haut barrage d’Assouan, symbole monumental de la politique de sécurité hydrique égyptienne

Le président Nasser décide de construire le barrage d’Assouan en 1956 (il sera inauguré en 1971) pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agissait de développer économiquement le pays par la production massive d’hydroélectricité. Celle-ci devait alimenter les nouvelles industries créées selon la politique de substitution aux importations. Ensuite, le but était de régulariser le cours du fleuve et d’éliminer les crues pour constituer un réservoir en cas de sécheresse. La construction du barrage n’est donc pas seulement une politique tiersmondiste d’indépendance vis-à-vis des deux Grands. Elle est à relier avec le processus d’indépendance du Soudan. C’est l’évolution du Soudan vers l’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne (indépendance acquise en 1956) qui est à l’origine de la décision du Caire de construire le Haut barrage d’Assouan, permettant la sauvegarde des intérêts vitaux du pays, quelle que soit la politique hydraulique du Soudan.

La retenue du barrage est gigantesque : 162 milliards de mètres cubes, soit deux fois le volume de la crue annuelle du Nil. Cependant, le volume utile se réduit à 90 milliards de mètres cubes notamment à cause de l’évaporation importante dans le lac Nasser. L’évaporation augmente aussi la salinité du fleuve, qui détériore les sols agricoles situés en aval (hachures noires sur la carte). Le blocage des crues réduit aussi la quantité de limon apportée aux terres, ce qui pousse les agriculteurs à acheter de coûteux et polluants engrais. Le barrage n’a donc pas que des effets positifs.

Les défis actuels posés à l’Egypte

Du fait de la forte croissance démographique, la disponibilité en eau réelle devrait passer de 922 m³ par habitant en 1990 à 337 m³/hab en 2025 (un Français dispose de 3300 m³/an en moyenne). Du côté de l’agriculture, grâce aux progrès de l’irrigation et à la maitrise du débit du fleuve, les superficies récoltées ont pu augmenter jusqu’à présent et le système de la double récolte (deux récoltes par an au lieu d’une) a pu se développer.

Cependant, l’augmentation rapide de la population entraîne un empiètement urbain sur les terres agricoles (flèches violettes sur la carte) ainsi qu’une augmentation de la consommation d’eau. Ainsi, le taux d’autosuffisance alimentaire diminue régulièrement et l’Egypte est obligée d’importer toujours plus de denrées alimentaire. Depuis 1974, les importations agricoles dépassent en valeur les exportations. Aujourd’hui, l’Egypte est le 3ème importateur mondial de céréales.

Trouver des solutions sans aggraver les inégalités d’accès à l’eau

Comment remédier à cela ? La première réponse, celle suivie par l’Egypte actuellement, est de trouver de nouvelles ressources en eau pour augmenter les surfaces agricoles. Ainsi, des canaux sont en projet dans le désert de l’Ouest (canal de Toshka) et dans le Sinaï (canal de la Paix). Ils permettront de développer respectivement 200 000 ha et 250 000 ha de terres agricoles. L’Egypte pourrait aussi exploiter l’immense nappe aquifère fossile du désert de l’Ouest. Mais les coûts d’exploitation seront-ils inférieurs aux bénéfices tirés ? De plus, cette nappe est fossile, c’est-à-dire qu’elle n’est pas alimentée en eau. Son pompage entraînerait donc sa disparition à terme.

L’autre réponse serait d’agir sur la demande en essayant de réduire la consommation en eau : il s’agirait de mettre en place des systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte dans l’agriculture, voire d’abandonner la gratuité de l’eau pour réduire le gaspillage. Cependant, cela risquerait de créer un clivage encore plus important entre les riches et les pauvres. Habib Ayeb (2006) montre qu’un Egyptien jouit d’une disponibilité annuelle moyenne de 900 m³ environ, ce qui est au-dessus du seuil de manque hydraulique extrême, que l’on peut situer à 500 m³/personne/an). Mais cette moyenne cache de fortes inégalités d’accès à l’eau. Par exemple, il note que si 91% des Egyptiens ont accès à l’eau potable, seuls 56% ont un robinet à domicile. Les campagnes sont désavantagées par rapport à la ville : 78% des ruraux ont accès à l’eau potable et seuls 38% ont un robinet à domicile. Ainsi Hayeb peut conclure qu’« en Egypte, l’eau ne manque pas … mais tout le monde n’y a pas accès ». Il s’agit donc de remplacer l’approche par les quantités par la notion d’accessibilité à l’eau.

II – L’utilisation croissante du Nil par les pays en amont

Pendant longtemps, l’Egypte perçoit le Nil comme un fleuve jailli miraculeusement du désert, et ne pose pas la question de ce qui se passe en amont. Elle commence à s’en préoccuper lorsque les Britanniques exploitent le fleuve dans leurs colonies d’Afrique de l’Est dans les années 1920. Un « Accord sur les Eaux du Nil » est signé en 1929, instaurant un partage des eaux entre Egypte et Soudan britannique. Après l’indépendance du Soudan, un nouvel accord bilatéral est conclu en 1959 entre l’Egypte et le Soudan : la première reçoit 55,5 km³, le second 18,5 km³. Le traité ne fait pas mention des pays d’amont, qui le considèrent comme nul et non avenu.

Le Soudan

Le Soudan a entrepris de construire des barrages dès 1959 (Roseires sur le Nil bleu, Khashm el-Girba sur l’Atbara). Mais les relations entre le Soudan et l’Egypte ne sont pas éminemment conflictuelles, notamment du fait de l’accord du partage des eaux signé en 1959, qui donne un cadre juridique aux relations bilatérales. Des projets communs ont même été lancés, comme la construction du canal de Jonglei en 1983.

L’histoire de ce canal est révélatrice du rôle qu’a pu jouer le Nil dans la cristallisation de tensions nationales. Le canal est conçu pour détourner le cours du Nil Blanc en lui faisant éviter la région marécageuse du « Sudd », où d’importantes quantités d’eau sont perdues par évaporation. Mais le canal répond aussi à des enjeux géopolitiques internes au Soudan. Dans le contexte de la lutte des séparatistes du Sud du pays, le canal devait aussi constituer une infrastructure de transport permettant à l’armée soudanaise de mieux intervenir au Sud et contrôler la région. Ainsi, lors de la deuxième guerre civile qui embrase le Sud du Soudan (1983 à 2005), les rebelles du Sud mènent des opérations de sabotage sur le chantier du canal dès 1983, ce qui conduit les autorités égyptiennes et soudanaises à abandonner la construction aux deux tiers.

L’instabilité politique due à la guerre civile dans le Sud a donc freiné les aménagements. A partir des années 2000, des projets sont relancés, notamment grâce aux capitaux chinois : le barrage de Merowe au Nord de Khartoum est achevé en 2010, celui d’el-Qajbar est en construction.

La situation politique a cependant été bouleversée depuis juillet 2011 et l’accession à l’indépendance de la République du Soudan du Sud. Cet événement est encore trop récent pour que les conséquences sur la gestion hydrique puissent être perçues. On peut se demander ce que deviennent les projets de barrages planifiés par le gouvernement de Khartoum. Seront-ils poursuivis par celui de Djouba (la capitale du Sud-Soudan) ? Quelles seront les relations entre les deux Etats frères ? Ceux-ci s’opposeront-ils sur la question de l’eau ?

L’Ethiopie

L’Ethiopie a jusqu’à présent peu exploité ses ressources hydrauliques, qui contribuent pourtant à 86% du débit du Nil mesuré en Egypte. Selon Lasserre et Descroix (2011), à peine 0,3% du débit du Nil bleu et des autres affluents du Nil était exploité vers 1998. La chute du régime socialiste de Mengistu (1974-1991) puis la fin de la guerre contre l’Erythrée (1998-2000) remettent au goût du jour les projets de développement des ressources. L’augmentation rapide de la population (73 millions en 2004, 85 millions en 2010) d’une part, et l’impact des sécheresses accumulées d’autre part, nécessitent l’exploitation de nouvelles ressources en eau.

Le gouvernement éthiopien rejette donc les prétentions égyptiennes à contrôler l’utilisation des eaux de son territoire. L’Egypte milite pour faire reconnaître le statut international du Nil, auquel cas l’Ethiopie se devrait de respecter les « droits acquis » de chacun des Etats de la vallée. Cette revendication est vitale pour l’Egypte, étant donné que 86% du débit du Nil à Assouan proviennent d’Ethiopie. L’Ethiopie, elle, conteste le statut international du Nil, sous prétexte qu’il n’est pas navigable sur toute sa longueur. Dans ce cas, elle pourrait aménager et exploiter la partie du fleuve qui traverse son territoire sans rendre de comptes. Outre le refus du statut international du fleuve, l’Ethiopie rejette les accords bilatéraux de partage égypto-soudanais de 1959.

Selon Lasserre et Descroix, le gouvernement éthiopien prévoirait à plus long terme de mettre en culture 1,5 millions d’ha et de construire 36 barrages. Si tous les projets étaient mis en œuvre, cela impliquerait une baisse de régime du Nil de 4 à 8 milliards de m³/an. Par conséquent, les relations entre l’Egypte et l’Ethiopie se sont rapidement détériorées.

Les pays d’Afrique des Grands Lacs

Ces pays plus en amont envisagent à leur tour l’exploitation de leurs ressources en eau comme un outil de développement. La Tanzanie envisage de pomper de l’eau du lac Victoria pour irriguer 600 000 ha dans les plaines centrales. Le Kenya s’est opposé à l’Egypte en 2003 en déclarant qu’il ne se sentait pas concerné par le traité de 1959. L’Ouganda a fait appel à l’aide israélienne pour mettre en place des projets d’irrigation.

Ainsi les projets se multiplient dans les pays en amont, au grand dam de l’Egypte. Pays situé le plus en aval, c’est elle qui dépend le plus des décisions de ces pays. En 1985, l’ancien ministre égyptien des Affaires étrangères Boutros Boutros-Ghali déclare que « la sécurité nationale de l’Egypte est entre les mains des huit autres pays africains du bassin du Nil ». L’Egypte voit donc d’un très mauvais œil les revendications successives des pays d’amont pour exploiter les eaux du Nil.

IV - Un règlement négocié est-il possible ?

L’intransigeance de l’Egypte : l’eau comme question de sécurité nationale

L’Egypte, dont 95% des ressources en eau proviennent de ses frontières, est très crispée sur la question : c’est la sécurité nationale qui est jeu. En 1979, le président Sadate déclare que « le seul facteur qui pourrait conduire à nouveau l’Egypte à entrer en guerre est l’eau ». Plus récemment, lorsque le Kenya a déclaré en 2003 qu’il ne se sentait pas lié au traité de 1959, le ministre des Ressources en eau (Mahmoud Abu-Zeid) a déclaré que cela représentait un « véritable acte de guerre ».

L’échec des négociations collectives

Toutefois, des tentatives de coopération ont été esquissées. En 1983, le projet Undugu vise à créer un forum de coopération au sein duquel les représentants des Etats membres du bassin du Nil cherchent à promouvoir un développement économique commun. Devant l’échec de cette action, l’Initiative du Bassin du Nil (IBD) est créée en 1999. Elle regroupe les dix Etats du bassin (soulignés en bleu sur la carte) et vise à promouvoir la coopération technologique. Par exemple, l’IBN a permis à l’Egypte, le Soudan et l’Éthiopie de se mettre d’accord pour la réalisation de barrages, en 2001. Cependant, plus de dix ans après l’ouverture des négociations au sein de l’IBN, aucun accord régissant les usages du fleuve n’a été signé entre les participants.

Bibliographie :
 AYEB Habib, L’eau au Proche Orient. La guerre n’aura pas lieu, Khartala-Cedej, 1998, 232 p.
 AYEB Habib, « De la pauvreté hydrique en Méditerranée : le cas de l’Egypte », Confluences Méditerranée, n°58, 2006.
 LASSERRE Frédéric, DESCROIX Luc, Eaux et territoires. Tensions, coopérations et géopolitique de l’eau, Presses de l’université du Québec, 2011, 492 p.

Publié le 28/11/2013


Hervé Amiot est Docteur en géographie, agrégé et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm). Après s’être intéressé aux dynamiques politiques du Moyen-Orient au cours de sa formation initiale, il s’est ensuite spécialisé sur l’espace postsoviétique, et en particulier l’Ukraine, sujet de ses recherches doctorales.


 


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