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SPECIAL CRISE AU MOYEN-ORIENT ET AU MAGHREB : LA JORDANIE

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Publié le 03/02/2011 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Manifestation à Amman le 21 janvier 2011

Khalil Mazraawi, AFP

Le pouvoir du roi et la vie politique jordanienne

La constitution du 1er janvier 1952 pose les fondements institutionnels jordaniens, en vigueur aujourd’hui, qui est la monarchie héréditaire et constitutionnelle. Le Parlement est composé de deux chambres, le Sénat nommé par le roi et la Chambre des députés composée de députés élus au suffrage universel. La Chambre peut accorder sa confiance ou la retirer au gouvernement ou a un ministre en particulier. La Constitution définit également les pouvoirs du roi, qui nomme le Premier ministre et le gouvernement, et peut les révoquer. Le roi peut aussi ajourner les sessions parlementaires de deux mois et dissoudre la Chambre des députés.

Ainsi, l’ouverture politique de la Constitution est limitée, le Parlement n’ayant que peu de pouvoir. En effet, le roi centralise autour de lui le pouvoir, qui s’articule autour de la famille hachémite et s’appuie sur l’armée et l’administration. Le Premier ministre, nommé par le roi, est responsable de la politique de l’Etat devant la Chambre des députés, mais ce n’est pas lui qui en décide.

En 1954, les partis politiques sont dissous, et la création de nouveaux partis doit recevoir l’autorisation du gouvernement. Ce n’est qu’avec la loi de juillet 1992 que les partis sont à nouveau autorisés. Les Frères musulmans, installés en Jordanie en 1943, sont reconnus par le pouvoir jordanien en 1945. Les élections législatives de 1989, décidées par le roi afin de calmer les mécontentements populaires liés aux difficiles conditions économiques (dette, inflation, chômage), voient le succès des islamistes qui gagnent 31 sièges dont 20 obtenus par les Frères musulmans. Les Frères fondent alors le Front d’action islamique (FAI), parti légalisé en 1990. Le FAI s’implique alors dans la réislamisation de la population, généralement la plus pauvre, par l’éducation et par le prêche dans les mosquées. Les relations entre le pouvoir jordanien et les Frères sont basées sur « la coexistence pacifique et intéressée » [1]. En effet, « la modération du pouvoir à l’égard du mouvement est due aussi au système politique jordanien basé sur les relations clientélistes intenses dans une société à très forte structuration tribale. Le roi peut accorder des privilèges à certaines personnalités de la confrérie en échange de leur soutien. (…) Les Frères n’ont donc pas intérêt à déstabiliser par leurs critiques excessives un régime qui les tolère » [2].

L’armée et les tribus : les deux piliers traditionnels de l’Etat jordanien

L’Etat jordanien s’appuie sur deux piliers : l’armée et les tribus. L’armée jordanienne est un fidèle pilier de la monarchie hachémite, depuis la création du royaume de Transjordanie à la suite de la Première Guerre mondiale. L’armée jordanienne, dont ses membres proviennent pour l’essentiel des tribus, est appelée Légion arabe. Elle est créée par Peake Pacha et est commandée par le britannique John Bagot Glubb, plus connu sous le nom de Glubb Pacha. Le rôle de Glubb Pacha et de la Légion arabe est essentiel dans l’histoire de la Jordanie, notamment en 1936 (révolte anti-britannique) et lors de la première guerre israélo-arabe de 1948-1949. En 1956, Glubb Pacha est évincé de la Légion arabe par le pouvoir jordanien, l’armée prend alors le nom de Forces armées jordaniennes et devient la garante de la sécurité du nouveau royaume. Le roi est le chef des armées et des services de renseignements.

Pendant l’Empire ottoman, l’organisation sociopolitique repose sur la tribu. Le pouvoir jordanien s’appuie ainsi sur la culture bédouine : « le langage politique est profondément imprégné de cette culture. Ainsi, les dirigeants usent de symboles empruntés à cette culture bédouine pour associer leur pouvoir aux valeurs tribales. Le keffiyeh à damiers rouge porté par Hussein de Jordanie en est l’expression la plus visible » [3]. Ainsi, même si le « tribalisme » n’est plus aujourd’hui une réalité, il est encore prégnant dans les mentalités. Sur le plan politique, cela permet de légitimer le pouvoir et de consolider la construction de la nation. C’est sur cette base que s’organise et se structure le pouvoir politique.

Le règne d’Abdallah II (1999 à aujourd’hui)

Le roi Abdallah II appartient à la famille des Hachémites, prestigieuse famille de l’islam, qui descend du Prophète. Abdallah succède à son père Hussein le 7 février 1999, à l’issue d’un règne de 46 ans. Ce long règne soulève ainsi la question de la continuité du pouvoir, ainsi analysée par Philippe Droz-Vincent : « La continuité de ces pouvoirs n’est nullement à confondre avec une quelconque stabilité : ces régimes mettent en place les fondements de leur continuité, mais ces dimensions ne signifient nullement qu’ils ont développé les conditions de leur stabilité. (…) L’instabilité est une caractéristique essentielle de l’autoritarisme, du fait de l’importance en son sein des logiques discrétionnaires allant de pair avec et tentant de dissimuler le maintien au pouvoir d’un groupe restreint » [4].

A l’origine, le frère de Hussein, Hassan, devait lui succéder à la tête de l’Etat, mais Hussein le démet pour le remplacer par son fils Abdallah, lui reprochant notamment d’avoir profité de sa maladie pour prendre le maximum de pouvoir. Abdallah incarne alors, de par son âge, un renouveau générationnel, et de par sa formation et ses années passées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la possibilité de mettre en œuvre une nouvelle réflexion, voire des réformes. L’arrivée au pouvoir d’un jeune monarque est en outre accueillie favorablement par la jeunesse jordanienne, dont les moins de vingt ans représentent la moitié de la population (en 1998, la population jordanienne est de 4,4 millions, dont 43% a moins de 15 ans [5]). Dans les premiers temps, en conformité avec les attentes exprimées par la population, Abdallah souhaite libéraliser la politique du pays, et sur le plan économique, entend mettre en œuvre des réformes, par une politique de privatisation, par une ouverture régionale et internationale, par la lutte contre la corruption. Il s’appuie pour ce faire sur une partie de la jeune génération, formée à l’étranger pour la majorité, et dont la profession est celle d’entrepreneurs.

Sur le plan économique, la Jordanie ne dispose quasiment pas de ressources et dépend des aides financières étrangères. Le roi Abdallah suit une politique différente de celle de son père et prône l’ouverture de l’économie jordanienne : entrée à l’OMC en 2000, accords commerciaux avec l’Union européenne et accord de libre-échange avec les Etats-Unis en 2001. En 2002, le roi Abdallah II lance le plan « La Jordanie d’abord », afin de mettre en place des réformes économiques et sociales. Il fait également appel aux investissements étrangers et entend trouver une solution au chômage. Mais dans les années 2000, la perspective d’une guerre en Irak freine l’économie jordanienne, très dépendante de son voisin irakien pour l’approvisionnement en pétrole (qui est livré à un tarif préférentiel pour la moitié et gratuitement pour l’autre) et en 2003, le déclenchement de la guerre prive la Jordanie de son principal débouché commercial et de son approvisionnement en pétrole. En 2004, la Jordanie conclut un accord de libre échange avec Israël. Si la croissance s’est maintenue entre 6% et 8% entre 2004 et 2008, elle s’est réduite sous l’effet de la crise mondiale à 2% en 2009, point le plus bas depuis la crise de 1989, pour ne remonter qu’à 3,5% en 2010.

Sur le plan politique, en dépit des attentes de la population et des réformes annoncées, Abdallah poursuit la politique entreprise par son père et consolide le régime. Comme sous le règne de Hussein, le régime est autoritaire et la police très présente. Les élections législatives, qui devaient se tenir en juin 2001 sont repoussées jusqu’à juin 2003, pour des raisons de sécurité liées au déclenchement de la seconde Intifada en 2000. Les législatives du 17 juin 2003, les premières depuis 1997, confirment l’élection de candidats proches du pouvoir exécutif : les représentants des tribus, les grandes familles et les indépendants obtiennent la majorité des sièges. Fayçal al-Hafez est nommé Premier ministre et est chargé de former le gouvernement. Mais la société reste très conservatrice, comme le met en évidence le rejet par le Parlement de projets visant à faire évoluer le statut des femmes. Le 7 avril 2005, Abdallah nomme un nouveau gouvernement dirigé par le Premier ministre Adnane Badrane, afin de poursuivre les réformes dans le domaine économique. Cette même année, Amman, capitale jordanienne, est frappée le 9 novembre par des attentats qui font 57 tués et 300 blessés. Ces attentats sont revendiqués par al-Qaida, en désaccord avec la politique du royaume considérée comme favorable aux Etats-Unis et à Israël. Le 27 novembre, en réaction, Abdallah II nomme un nouveau Premier ministre, ancien chef de la sécurité nationale, Maarouf Bakhit, chargé de mettre en œuvre un programme sur la sécurité. En 2007, des élections municipales se déroulent en juillet et sont marquées par l’élection de femmes. En novembre, les élections législatives confirment celles de 2003 par le recul des islamistes et la stabilité du pouvoir. A la suite de ces élections, Abdallah II nomme Nader Dahabi à la fonction de Premier ministre. En 2009 cependant, le roi dissout le Parlement, deux ans avant la fin de son mandat, en raison d’accusations de fraude contre le Parlement, entrainant une vacance du pouvoir législatif jusqu’aux élections de novembre 2010. En outre, la guerre Israël/Hamas de décembre 2008-janvier 2009 et la crise économique mondiale provoquent des tensions sociales au sein de la population. Les élections du 9 novembre 2010 portent au pouvoir les proches du roi, mais elles sont marquées par le boycott de l’opposition islamiste, qui souhaite des réformes constitutionnelles afin de limiter le pouvoir du monarque. Samir Rifaï est nommé Premier ministre et son gouvernement, composé de 31 ministres dont trois femmes, prête serment devant le roi le 24 novembre.

Les relations avec les Etats-Unis, cause de mécontentement populaire

La proximité avec les Etats-Unis, consécutive à l’accord de paix signé avec Israël en 1994, fait entrer la Jordanie dans l’orbite occidentale, même si le roi Abdallah II veille à ses relations avec les Etats voisins. Les liens sont étroits avec l’administration Bush qui fournit des aides à la Jordanie, tandis que celle-ci s’aligne sur les décisions américaines lors de la crise irakienne, dans la lutte contre le terrorisme et dans le processus de paix. Tout en devant assurer la stabilité interne du royaume, la Jordanie est confrontée à deux réalités régionales : la Palestine et l’Irak. Elle est en effet concernée par le conflit israélo-palestinien pour des raisons historiques mais également pour des raisons démographiques car les Palestiniens représentent la moitié de sa population. Elle est également concernée par la crise irakienne car elle a accueilli des réfugiés irakiens à hauteur de 10% de sa population.

Ces liens entre la Jordanie et les Etats-Unis, très forts sous le règne d’Hussein, et qui se poursuivent de façon plus discrète avec Abdallah II, sont cependant la cause d’un mécontentement de la jeunesse.

La crise actuelle

Aujourd’hui, un tiers de la population a moins de 15 ans, et les jeunes sont la classe de la population la plus touchée par le chômage (le taux de chômage officiel est de 14%). Dans ce contexte démographique et de chômage, les faibles revenus de la Jordanie ne font que difficilement face à la crise sociale.

Comme le constate Philippe Droz-Vincent : « En Jordanie, la monarchie a réussi à se construire comme un puissant foyer d’identification pour les Jordaniens, mais les échecs économiques, les blocages politiques provoquent un désenchantement et des contestations qui depuis plus de dix ans touchent désormais la base sociale du régime autrefois la plus loyale, le sud du pays » [6]. C’est ainsi que dans ce contexte troublé, une émeute se déclenche le 4 janvier 2011 dans la ville de Ma’an, située au sud de la Jordanie. En raison d’une tension entre tribus dans cette ville, des violences éclatent contre les bâtiments publics et contre la police. Les émeutiers expriment également leur désarroi face aux difficultés économiques, particulièrement visible dans cette ville, touchée par le chômage et la cherté de la vie. Le calme revient le lendemain et le ministre de l’Intérieur annonce qu’il va être très ferme contre les responsables des émeutes.

Quelques jours plus tard, la tension populaire reprend dans tout le pays, nécessitant que le gouvernement annonce le 11 janvier la mise en œuvre de mesures destinées à baisser les prix sur les produits de base et sur le carburant, et à agir sur les causes du chômage. Néanmoins, les manifestations se poursuivent. Le 14 janvier, des milliers de Jordaniens manifestent dans tout le pays, contre la vie chère et contre l’inflation. La démission du Premier ministre Samir Rifaï est également demandée. Le 20 janvier, le gouvernement annonce qu’il débloque 200 millions de dinars afin d’augmenter le salaire des fonctionnaires, des retraités et des militaires. Le lendemain, après la prière du vendredi, à l’appel du Front de l’action islamique (FAI), environ 4000 personnes manifestent dans la capitale Amman, reprenant toujours les mêmes thèmes de la vie chère et de la politique économique menée par le gouvernement. L’appel à la démission du Premier ministre et à la formation d’un nouveau gouvernement est à nouveau lancé. Fin janvier, le roi Abdallah II appelle alors à l’accélération des réformes par le Parlement, dans le domaine économique et politique, comme le réclament les manifestants. En parallèle, une nouvelle manifestation se déroule le 28 janvier à Amman, avec les mêmes revendications. Le mouvement d’étend également à d’autres villes jordaniennes, Irbid (environ 300 000 habitants) et Kerak.

Le roi reçoit également des membres du FAI, qui demandent plusieurs changements : la démission du gouvernement actuel, le changement de la loi électorale, la mise en place d’un gouvernement « de salut national », l’élection du Premier ministre et non plus sa nomination par le roi. Répondant aux demandes des manifestants, le roi Abdallah nomme Marouf Bakhit le 1er février à la place de Samir Rifaï. Le nouveau Premier ministre est son ancien conseiller militaire, et a déjà été Premier ministre de 2005 à 2007, ambassadeur de Turquie en 2002 et en Israël en 2005,. Il est chargé par le roi de mener les réformes politiques demandées par les manifestants et par le FAI. Celui-ci conteste cependant la nomination de Marouf Bakhit, l’accusant d’être impliqué « dans des affaires de corruption », et lui préférant une autre personnalité à la tête du gouvernement. Le FAI appelle à de nouvelles manifestations.

Il est à noter que si les appels à la démission sont lancés contre le gouvernement, le personnage du roi n’est pas mis en cause par les manifestants ni la légitimité de la famille hachémite au pouvoir, comme cela a pu se produire en Tunisie contre le président Ben Ali. Comme le souligne Gérard Claude, « le fait que les Hachémites appartiennent à une dynastie descendante du Prophète explique la retenue des Frères envers la monarchie » [7].

Sources et bibliographie :
Presse : RFI, Le Monde, Le Figaro
Site de la Documentation française
Site du ministère français des Affaires étrangères
Gérard Claude, L’Orient arabo-musulman, manuel de géopolitique, Paris, Ellipses, septembre 2010, 431 pages.
Philippe Droz-Vincent, Moyen-Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, Paris, PUF, 2005.
Louis-Jean Duclos, La Jordanie, Paris, PUF, 1999, 127 pages.
Maurice Flory, Les régimes politiques arabes, Paris, PUF, 1991, 578 pages.
Henry Laurens, L’Orient arabe à l’heure américaine, De la guerre du Golfe à la guerre d’Irak, paris, Hachette, 2008, 452 pages.

Publié le 03/02/2011


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


 


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