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Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens, une insurrection manquée

Par Théo Blanc
Publié le 28/12/2017 • modifié le 26/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Jusqu’ici, la littérature secondaire mettait l’accent sur des variables conjoncturelles et/ou externes pour expliquer l’essor de l’islamisme saoudien contestataire depuis les années 1970 – l’introduction d’éléments de modernisation (radio, TV), le contre-choc pétrolier des années 80 et le ressentiment anti-américain notamment – sans prêter attention à ses modalités de mobilisation. Pourtant, rappelle l’auteur, « les frustrations et tensions ne peuvent, seules, expliquer « pourquoi [et comment] les hommes se rebellent » (p. 7). Il faut, pour avoir un tableau complet des déterminants de l’action collective, également prendre en compte les ressources matérielles et symboliques ainsi que les structures d’opportunité de la mobilisation. C’est en effet dans l’imbrication entre le conjoncturel et le structurel, entre l’événement politique et son interprétation, que réside la clef de compréhension de ce mouvement social si spécifique : celui d’un islamisme « importé », « organisé » et implanté dans les institutions officielles (p. 317-8) ; autant de caractéristiques inhabituelles pour une mouvance islamiste et qui justifient l’utilisation par l’auteur de la théorie des mouvements sociaux.

Au cœur du mouvement islamiste saoudien se trouve la Sahwa al-islamiyya (le Réveil islamique), produit d’une hybridation entre le wahhabisme saoudien et l’islam politisé des Frères musulmans, que le royaume accueille comme réfugiés à partir des années 1950. Les sahwistes, s’ils diffèrent des islamistes traditionnels par leur ‘aqida (doctrine de la foi) wahhabite, partagent avec eux une vision de l’islam comme un système total et par-là même autosuffisant pour gouverner la cité, et suivent une orthopraxie stricte. Incorporés aux institutions étatiques (le système éducatif en particulier) et privilégiant un activisme social qui se traduit par l’organisation d’activités extrascolaires (camps d’été, cercles de mémorisation du Coran), ils sont dès le départ dans une position de force pour diffuser leur idéologie (tarbiya) et constituer une large base sociale étudiante. Or, c’est précisément la capacité de la Sahwa à recruter parmi les milieux étudiants qui lui permettra de s’implanter dans les divers champs de la société saoudienne (religieux, intellectuel, éducatif, etc) et, in fine, susciter une large mobilisation dans l’ensemble de l’espace social. L’histoire de la Sahwa est dans ce sens celle d’une désectorisation croissante de ces différents champs, à contre-courant de la politique de segmentation de l’espace social sur laquelle s’appuie le pouvoir politique afin de renforcer son contrôle et de préserver la paix sociale entre ses composantes libérales et conservatrices.

L’affirmation de la Sahwa dans les années 70 n’est pas sans rencontrer de résistances de la part d’acteurs qui n’entendent pas lui laisser s’accaparer le champ religieux. Les wahhabites exclusivistes, les Ahl al-Hadith de Muhammad Nasir al-Din al-Abani et les jihadistes considèrent l’islam politisé des sahwistes comme une déviation théologique. Au-delà de rivalités pour les ressources matérielles injectées par le pouvoir politique dans le champ religieux, c’est en fait une concurrence pour les ressources symboliques de l’islam qui structure les relations entre ces quatre mouvances. C’est d’ailleurs ici que réside un paradoxe majeur du royaume saoudien : la religion constitue à la fois le fondement de la légitimité du pouvoir politique et une ressource pour disputer à ce dernier le « monopole du divin » (p. 2).

C’est donc tout naturellement que les frustrations induites par le contre-choc pétrolier des années 1980 et la récession économique qui s’en suit trouvent leur expression dans l’islam. « Langage premier […] [des] conflits sociaux » (p. 2), l’islam constitue pour la nouvelle génération à la fois socialisée dans les milieux sahwistes et marquée par un « habitus de l’abondance » (p.159) (boom pétrolier) la clef de lecture privilégiée d’une crise économique qui apparait essentiellement morale à leurs yeux : celle de la décadence séculariste de la génération précédente, accusée de comploter avec les Etats-Unis pour extirper l’islam hors du royaume. C’est donc une véritable génération politique (jil al-sahwa) qui émerge de l’interconnexion de la récession économique et de la critique des ainés (intelligentsia moderniste et oulémas wahhabites en particulier), et qui, en se mobilisant à la fois dans les champs intellectuels et religieux, produit une « désectorisation conjoncturelle de l’espace social » (p. 180) qui débouchera sur une crise politique au lendemain de l’appel aux troupes américaines par le roi Fahd.

Si, dans un premier temps, la famille royale est tenue hors du périmètre des critiques sahwistes, la guerre du Golfe et la présence de soldats américains sur le sol saoudien dès le 7 août 1990 marque en effet une véritable crise de légitimité pour le régime qui ne parvient plus à maintenir la segmentation entre les champs intellectuel et religieux désormais unis dans leur critique de la politique des Saoud. Un front d’opposition composé d’oulémas sahwistes, d’oulémas wahhabites (al-munasirun) et d’intellectuels sahwistes (al-mustanirun) se constitue derrière un projet de réforme requérant la mise en place d’un majlis al-shura et l’application de la shari’a (Lettres de demandes et Mémorandum de conseil), puis s’institutionnalise avec la création du Comité de défense des droits légitimes en 1993. La contestation souffre toutefois d’une ambiguïté sur la nature de ses objectifs car si la réforme politique semble être l’horizon commun, chacune des parties poursuit un objectif propre à son champ d’appartenance primaire, que ce soit la création d’une « démocratie islamique conservatrice » pour les intellectuels sahwistes ou l’autoconstitution en autorité religieuse indépendante pour les oulémas sahwistes. Cette ambigüité, qui « correspond à la tension, naturelle, entre logique sectorielle et transsectorielle » (p. 234), se retrouve également dans l’union de circonstances entre sahwistes, rejectionnistes et jihadistes que nous avons évoquée plus haut et qui prive la Sahwa du monopole de « la propriété symbolique » de la contestation (p. 235).

L’insurrection sahwiste est, globalement, un échec, non pas tant en raison de la répression par le pouvoir et de la montée en puissance de contre-mouvements qu’en raison du déficit de « structures fiables et solides » (p. 237) dont dispose la Sahwa. Le mouvement éclate selon trois lignes jusqu’alors subverties dans « l’euphorie contestataire » (p. 290) : les oulémas néo-sahwistes, qui optent pour une ligne quiétiste-loyaliste, les islamo-libéraux qui persistent dans la critique et les néo-jihadistes. Malgré cet échec en tant que collectif, les sahwistes tirent plusieurs avantages de cette contestation : au niveau micro, les membres de la Sahwa ont accumulé un « capital contestataire » tandis qu’au niveau méso l’esprit sahwiste s’est imposé comme « un cadre de référence […] incontournable » dans le champ des mouvements sociaux en Arabie saoudite, car, pour réussir, toute mobilisation islamiste future devra immanquablement s’inscrire « dans la continuité de la contestation sahwiste » (p. 283).

Cet échec, avance l’auteur, semble s’inscrire dans l’ère du post-islamisme où l’impuissance politique est le préalable à une « reformulation identitaire » (p. 315). L’élan réformateur de la Sahwa est-il appelé à muer vers une social-démocratie musulmane sur le modèle de l’AKP ou d’Ennahda ? Quoi qu’il en soit, l’essoufflement de la Sahwa ne marque pas « la fin de l’islamisme en Arabie » mais seulement celle « d’une mobilisation islamiste donnée » (p. 322). L’apport de cet ouvrage réside ainsi dans sa capacité de projection-prévision, car on peut déduire de sa lecture qu’il n’est pas exclu qu’une contestation similaire à la Sahwa émerge dans le futur, en particulier si, comme dans les années 80, une crise économique engendrée par une chute du prix du pétrole ouvre une fenêtre d’opportunité. Si, dans le contexte des Révolutions arabes, le pouvoir a su coopter les opposants islamistes réclamant, dans la ligne sahwiste, une monarchie constitutionnelle et un conseil consultatif élu (1), l’affaissement du cours du pétrole depuis l’été 2014 nuit gravement à la capacité du régime à acheter la paix sociale et à endiguer les demandes de réformes politiques. Le plan « Vision 2030 » du prince Muhammad ibn Salman s’inscrit ainsi dans une volonté de couper l’herbe sous le pied des islamistes en entreprenant des réformes économiques (austérité, privatisation, introduction en bourse d’Aramco, etc) dans un pays où la stabilité du politique dépend en premier lieu du bon fonctionnement de l’économie – le fameux contrat social redistributif ou rentier (2). Pour l’heure, l’hypothèse qu’une période de prix bas du pétrole pourrait créer « les conditions d’une nouvelle crise politique, dont les islamistes […] seraient les premiers à tirer profit » p. 320-1), reste encore en suspens.

Notes :
(1) LACROIX Stéphane, « Is Saudi Arabia Immune ? » Journal of Democracy, 4, 2011, pp. 48-59, en ligne : http://www.aihr-resourcescenter.org/administrator/upload/documents/22.4.lacroix.pdf
(2) CHAMPION Daryl, The Paradoxical Kingdom : Saudi Arabia and the Momentum of Reform, New York : Columbia University Press, 2003.

Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens, une insurrection manquée, Paris, PUF, 2010.

Publié le 28/12/2017


Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme. 


 


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