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Turcs et coup d’Etat (1/2) : du coup d’Etat

Par Gilles Texier
Publié le 26/01/2018 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan gestures during a Turkish Red Crescent meeting in Ankara, 28 April 2007 under a portrait of the founder of modern Turkey, Attaturk.

AFP PHOTO/STR

Certains parlent d’une révolution qui n’en porte pas le nom (2), d’autres désignent Recep Tayip Erdogan comme le « nouveau père de la Turquie » (3). Toutefois, le paradigme des coups d’Etat ne semble pas avoir pris une ride. Il s’agit d’une conjugaison politique récente disposant de racines anciennes que Jean-Louis Balans résume bien au travers de cette énonciation « 1960, 1971, 1980, 1997, [2007, 2016,] le rythme des interventions de l’armée sur le cours de l’évolution politique turque évoque une routinisation de ses entrées et (fausses ?) sorties de la scène du pouvoir » (4).

Cette étude introductive sur les coups d’Etat en Turquie ambitionne de dresser le cadre théorique afin de permettre de singulariser le coup d’Etat comme mode spécifique de dévolution du pouvoir. Ce phénomène, inscrit dans le champ de la conflictualité, se différencie d’autres types de violence politique par son objectif de prise du pouvoir.

Le coup d’Etat dans la conflictualité

Coup d’Etat et polémologie. La polémologie, ou science du conflit, ne propose que peu d’études sur les coups d’Etat, à l’inverse des nombreuses analyses sur la guerre ou encore sur la révolution. En effet, le coup d’Etat s’apparente au conflit comme une « confrontation délibérée entre deux groupes, qui manifestent l’un à l’égard de l’autre une intention hostile, en général à propos d’un droit » (5) en essayant de convaincre ou de contraindre l’adversaire, par l’usage éventuel de la force. A contrario, si la guerre peut se définir comme « une mise en œuvre collective de l’hostilité, par l’emploi réglé de la force armée » (6), le coup d’Etat ne dispose en aucun cas d’un droit propre et se place toujours dans l’illégalité, à savoir la haute trahison. En raison de son recours à la force, le coup d’Etat se présente pour les démocraties occidentales actuelles comme un procédé archaïque de passation du pouvoir, et ainsi un antonyme à la révolution. Cependant, vouloir établir un compartimentage entre révolution et coup d’Etat n’est pas aisé, tant les circonstances et la postérité décident de tel ou tel qualificatif (7) à donner. Le référentiel idéologique ou politique des désignateurs va jouer un rôle central dans ce qualificatif. Sous un prisme occidental, le coup d’Etat serait condamnable à l’inverse de la révolution jouissant pour sa part d’une forme de « dignité supérieure » (8). Si une révolution accepte un postulat total par son ambition d’établir un nouveau régime en faisant table rase de l’ancien via l’adoption d’une nouvelle organisation politique, sociale et économique (9), le coup d’Etat se limite à une action interne à l’Etat, brusque et subite, parfois violente, supposée n’intéresser que la forme constitutionnelle du régime, sinon les titulaires des fonctions définies au sein de ce dernier régime (10). De par son origine, sa durée, sa portée, le coup d’Etat se singularise mais il entretient un rapport ambigu avec l’institution constitutionnelle.

Chaque coup d’Etat appose une certaine singularité si bien que toute tentative de trouver des régularités ou des récurrences risque très vite de sombrer en discussions sans fin. Daniel Hermant (11), au cours de ses recherches, fait remarquer que le centre de recoupement des différents coups d’Etat réside au sein du scénario de rupture politique, donnant à cet évènement son impact symbolique et idéologique. Les coups d’Etat ne prennent sens que « dans leur articulation sur des conflits précis renvoyant sur eux-mêmes aux conditions d’organisation sociétale et politique » (12). Le contexte amorce la spécificité de chaque coup d’Etat, rendant très délicat toute visée universaliste scientifique. Par voie de conséquence, la clé de compréhension pour toute typologie permettant de rendre compte de l’unité et de la diversité de la notion se trouve dans le contexte et non dans « des lectures téléologiques ou des analyses multicritères tous azimuts du phénomène » (13).

Coup d’Etat et droit constitutionnel. Les juristes constitutionnalistes dédaignent le coup d’Etat, ce mode d’action faisant loi du fait accompli. Raymond Carré de Malberg énonçait au sujet du coup d’Etat qu’« il n’y a plus ni principes juridiques, ni règles constitutionnelles : on se trouve plus ici sur le terrain du droit mais en présence de la force […] il n’y a point place dans la science du droit public pour un chapitre consacré à une théorie juridique des coups d’Etat » (14). Ces propos nous permettent de comprendre la place des juristes dans le débat sur le coup d’Etat, même s’il est important de noter que cette opinion n’est pas partagée par l’ensemble de la communauté des juristes. Le professeur Adhémar Esmein rend par exemple compte des effets réels d’un coup d’Etat dans l’ordre juridique constitutionnel, obligeant le droit à prendre en considération ce mode de transfert du pouvoir politique (15). In fine, pour le juriste, le coup d’Etat se présente comme un « évènement » étrange, à la lisière du droit, presque insaisissable, mais « durant lequel le droit cède la place au fait qui, à son tour, va donner naissance à un droit nouveau » (16). Pour toutes ces raisons d’instabilité et d’irrégularité, le coup d’Etat singularise l’idée même de l’exception en droit constitutionnel.

Un instrument politique. Le coup d’Etat renvoie à un mode d’action limité se positionnant hors de la constitution, dans le but de prendre le contrôle du pouvoir politique. Dans cette définition, la loi constitutionnelle, qui est donc l’expression de la souveraineté nationale, prévoit le mode de passation du pouvoir de manière pacifique assurant une certaine inertie et une stabilité socio-politique et socio-économique. La prise du pouvoir est le but, le coup d’Etat est le moyen, « et un moyen sans but ne se conçoit pas » (17). Comme la guerre, le coup d’Etat « n’est jamais une réalité indépendante mais dans tous les cas envisageables un instrument politique » (18). A titre d’exemple, dans une dimension eschatologique de l’histoire de la République de Turquie, le « coup d’Etat » joue ce rôle d’outil politique par l’idée même d’un retour à la loi donnée par les Pères fondateurs et donc, au sens primaire de la Révolution. Selon ce sens primaire, la Révolution apparaît comme un évènement fondateur duquel découle le destin d’une Nation, d’un peuple, donnant ainsi un sens à l’Histoire, cette dernière étant réécrite sous le prisme de la Révolution. En l’espèce, la guerre d’indépendance nationale Kurtuluş Savaşı (19 mai 1919-11 octobre 1922) en facilitant l’accès à la modernité vue selon les canons occidentaux, donne naissance à la destinée du peuple turc. Le coup d’Etat post-révolution serait alors un retour à la tradition. Mustafa Kemal, ainsi que le dogme du Kémalisme qui sera mis en vigueur après sa mort, apparaitraient comme les héros du retour des Turcs à la « terre des ancêtres, des origines ».

De la raison d’Etat à la haute trahison

L’évolution historique des concepts dévoile la pluralité de significations que peut recouvrir la notion de coup d’Etat. « Loin d’occuper l’ensemble du champ sémantique désignant les interruptions brutales du pouvoir politique » (19), il demeure évident que tout un vocabulaire descriptif existe pour désigner ce terme, comme coup de force, putsch, pronunciamento, intervention, rébellion, insurrection, etc.

A une situation d’exception, une modalité d’exception. L’usage généralisé du coup d’Etat comme vocabulaire politique dans la langue française n’apparait qu’au milieu du XIXème siècle avec le coup d’Etat du 2 décembre 1851 portant le Prince Louis-Napoléon Bonaparte au statut d’empereur. Cependant, dès le XVIIème siècle, l’expression est utilisée pour désigner des « actions extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter contre le droit commun mais dans l’intérêt public » (20). Coup d’Etat et raison d’Etat viennent à se confondre en légitimant la dérogation aux lois sinon la suspension du droit face à l’état de nécessité. Trois maximes latines permettent de saisir au mieux ce droit d’exception, à savoir : princeps legibus solutus (le souverain n’est pas lié aux lois qu’il édicte), necessitas legem non habet (la nécessité ne connait point de lois), salus populi suprema lex (le salut de l’Etat est la loi suprême). Cette conception est intimement liée à la monarchie absolue de droit divin, régime vu comme gage de paix et de stabilité (21) à l’époque. Avec la fin des guerres de Religion, le roi n’est plus l’homme vertueux obéissant à sa conscience dans une confusion entre morale, religion et politique, mais bien l’homme habile (22) qui dicte sa conduite à l’aune du bien public. Etudier l’évolution de la signification de coup d’Etat dans la langue française, langue diplomatique de l’époque donc précise sur le signifié, peut nous aider à comprendre la complexité de la définition actuelle de ce mode d’action politique. Par ailleurs, la langue anglaise conserve l’appellation « coup d’état », en y ôtant la majuscule.

A une modalité d’exception, un pouvoir d’exception. Le coup d’Etat permet de penser la dictature. Cette dernière modalité d’exercice du pouvoir doit s’entendre dans le sens d’une dictature temporaire à la romaine. Dans un régime démocratique, il peut arriver que « la rivalité des partis dégénère en anarchie […]. Lorsque telle est la conjoncture, l’armée ne doit-elle pas fournir la légitimité de remplacement » (23) au travers d’un pouvoir neutre et fort qui maintiendra l’Etat pour restaurer par le sabre le règne de la loi ? Si seule la force permettait de faire reculer la violence, il est nécessaire de disposer d’une légitimité politique. Dans un coup d’Etat, les militaires ne sont que « l’indispensable auxiliaire » (24). L’armée, comme instrument, « n’exécute que la phase matérielle de l’acte, mais le principe [du coup d’Etat] n’a jamais été de la porter au pouvoir » (25). Cette dernière vient s’éclipser de la vie politique dès la fin de la répression.

En 1919, Mustafa Kemal, alors inspecteur de la IIIème Armée ottomane, est chargé par le sultan de rétablir l’ordre à l’intérieur du pays. Le fondateur de la République fait sécession et introduit ainsi dans l’essence même du régime le coup d’Etat permanent. En effet, il érige le coup d’Etat comme solution à la décadence des Ottomans. Par cette idée, le coup d’Etat se matérialise comme le péché originel de la République turque. Mustafa Kemal a ainsi ouvert la boîte de Pandore et l’armée turque, comme gardienne du kémalisme, poursuit cet héritage politique. Par le kémalisme, l’armée turque en est ainsi politisée et par le coup d’Etat, elle tend à passer outre la constitution, intermédiaire entre dirigeants et dirigés, en recourant directement au peuple souverain, qu’elle tend à incarner par la conscription obligatoire.

L’archétype du coup d’Etat turc. Dans le domaine des relations internationales, le précédent historique assume le statut de loi. Pour l’intelligentsia turco-ottomane des deux périodes constitutionnelles 1876-1878 puis 1908-1913 (26), les VIII Brumaire (Napoléon Bonaparte) et 2 Décembre 1851 (Louis-Napoléon Bonaparte) restent des modèles de prise du pouvoir. Ils endossent le statut d’archétype. Fruit de la Révolution française « grand mouvement d’idées [à] effet réel sur le monde islamique » (27), Napoléon Ier incarne pendant longtemps dans l’Empire ottoman un grand personnage militaire, dont les traits et actes sont imités par d’importantes personnalités ottomanes telles Envers Pacha et Mustafa Kemal. C’est « une admiration, encore secrète pour Bonaparte. L’envahisseur de l’Egypte, le tyran de la France était aussi le héros de notre temps, le conquérant aux cent victoires, le porte-bannière de l’audace et du succès » (28). Tous ces hommes ont en commun « les mots magiques de la Révolution française. […] La force dont ils disposent n’est pas seulement celle des armes ; c’est aussi, plus redoutable encore, celle des idées » (29). Les deux Napoléons et leur rapport à la prise de pouvoir influencent les Turcs qui considèrent que le coup d’Etat réalisé par les militaires « en devient alors un acte accompli par un sauveur, à la demande tacite [de la Nation souveraine]. Au-delà de la légalité formelle, violée par le coup d’Etat, la légitimité qui recouvre ce dernier établit alors symboliquement une légalité supérieure en vertu de laquelle la prise du pouvoir n’est que la manifestation de la volonté nationale » (30).

Lire la partie 2 : Turcs et coup d’Etat (2/2) : du renversement du chaudron au renversement du sultan

Notes :
(1) BURDY Jean-Paul, « Les coups d’Etat en Turquie, mode de régulation politique en voie d’extinction ? » in Questions d’Orient-Questions d’Occident, https://sites.google.com/site/questionsdorient/turquie-et-empire-ottoman/coups-d-etat, consulté le 3 mars 2017.
(2) JOSSERAN Tancrède, La nouvelle puissance turque, l’adieu à Mustafa Kemal, Paris, Ellipses, 2010, p. 3.
(3) CHEVIRON Nicolas et PEROUSE Jean-François, Erdogan, nouveau père de la Turquie, Paris, Editions F. Bourin 2016, p. 8.
(4) BALANS Jean-Louis, « Armée et politique en Turquie ou la démocratie hypothéquée », in Pouvoirs 2005/4 (n°115), pp. 55-72.
(5) FREUND Julien, Sociologie du conflit, Paris, PUF, 1983, p. 65.
(6) CUMIN David, Histoire de la guerre, Paris, Ellipses, 2014, p. 6.
(7) BOYER Pierre-Xavier, « Coup d’Etat et Révolution », in BOUTIN Christophe et ROUVILLOIS Frédéric, Le coup d’Etat, recours à la force ou dernier mot du politique ?, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007, pp. 20-21.
(8) Idem.
(9) NAY Olivier, Lexique de science politique, vie et institutions publiques, Paris, Dalloz, 2017, p. 488.
(10) BOYER Pierre Xavier, op. cit.
(11) HERMANT Daniel, "Coups de l’Etat et coups d’Etat", in Etudes Polémologiques n°41-1er trimestre 1987 : Les coups d’Etat.
(12) Ibid., pp. 27-28.
(13) Idem.
(14) CARRE DE MALBERG Raymond, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920-1922, t. II, p. 497.
(15) ESMEIN Adhémar, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, Larose et Tenin, 1909, pp. 518 et suivantes.
(16) BOYER Pierre Xavier, op. cit.
(17) CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre, Paris, Astrée, 2014, p. 33.
(18) Ibid., p. 58.
(19) HERMANT Daniel, op. cit., p. 16.
(20) NAUDE Gabriel, Considérations politiques sur les coups d’Etat, 1639, p. 15.
(21) TEYSSIER Arnauld, « De Gabriel Naudé à Charles de Gaulle : aux origines du ‘coup d’Etat permanent’ », in BOUTIN C. et ROUVILLOIS F., op. cit., pp. 53-76.
(22) DE COULANGES Fustel, Leçons à l’impératrice, In Idem.
(23) ARON Raymond, « La mitraillette, le char d’assaut et l’idée », in European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie, Vol. 2 no 1, Le sabre et la loi (1961), Cambridge University Press, pp. 93-111.
(24) CHERRIER Emmanuel, « Le 2 Décembre, l’archétype du coup d’État », Napoleonica, La Revue, 2008/1 (N° 1), p. 195-215.
(25) Idem.
(26) Il s’agit des deux monarchies constitutionnelles correspondant à ce « long mouvement constitutionnel de parlementaire ». Cf. KAZANCIGIL Ali, La Turquie idées reçues, Paris, Le cavalier bleu, 2008, p. 65.
(27) LEWIS Bernard, Islam et laïcité, Paris, Fayard, 1988, p. 44.
(28) DE GRECE Michel, La nuit du Sérail, Paris, France loisir, 1983, p. 298.
(29) DUMONT Paul, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Editions complexe, 1983, p. 43.
(30) Idem.

Publié le 26/01/2018


Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.


 


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