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Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 14/08/2014 • modifié le 09/02/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

Hirkaiserif, Ottoman treasury or sanctuary containing relics of Prophet Muhammad, exterior, Topkapi Palace (built 1462 onwards), Istanbul, Turkey Photo Credit : The Art Archive / Gianni Dagli Orti / AFP

Une institution problématique : le califat des premiers siècles de l’islam

Un retour sur la notion de califat exige de se référer aux origines mêmes de l’institution, dans la mesure où c’est à ses premiers développements que se réfèrent les traités et représentations liés à cette entité politico-religieuse. La mise en place d’un calife répondait d’abord à la nécessité de trouver un successeur à Mahomet, ayant trouvé la mort à Médine en 632 de notre ère. C’est alors que fut adopté par Abû Bakr le titre de khalifa rasûl Allâh, « successeur de l’Envoyé de Dieu ». Sa fonction consistait à assumer le pouvoir suprême au sein de la première communauté des croyants et de poursuivre l’œuvre d’expansion de l’Islam entamée par le Prophète, ceci en conservant inchangées les règles instituées par ce dernier (la sharî’a). Les fondements coraniques du pouvoir califal, bien que ténus, n’étaient pas inexistants. L’établissement d’un calife pouvait ainsi être mis en parallèle avec la promesse faite par Dieu lors de la Création : « Je vais instituer un lieutenant [khalifa] sur la terre » (Sourate 2, 30) [1]. Le devoir d’obéissance de la communauté musulmane vis-à-vis du calife trouvait lui-même des échos dans le Coran : « Vous qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez à l’Envoyé et aux responsables d’entre vous » (Sourate 4, 59) [2]. Dans ce contexte, le calife était perçu comme le dépositaire d’une autorité théocratique pour laquelle la séparation des compétences politiques, guerrières et religieuses n’avait pas lieu d’exister. Il était également le garant de l’unité de l’umma après la mort du Prophète.

Il n’en demeure pas moins que l’institution califale fut dès le VIIe siècle extrêmement problématique. Les allusions à l’autorité califale se trouvant dans le Coran, redécouvertes a posteriori par les premiers détenteurs du pouvoir, ne suffisaient pas pour définir précisément l’étendue des compétences du calife, pas plus qu’elles ne permettaient de statuer quant à son mode de désignation. Mahomet lui-même n’avait pas laissé d’instructions précises au sujet de sa succession. En raison de ces incertitudes, deux conceptions divergentes du califat se sont formées. Dans la tradition sunnite, c’est l’agrément de la communauté musulmane et la prestation d’un serment de fidélité (bay’a) qui constituent le pouvoir califal. La légitimité des quatre premiers califes – Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthman et Ali – est reconnue : tous les quatre sont issus de l’entourage immédiat du Prophète et en particuliers de la tribu Qoreïch, et tous ont été intronisés à la suite d’une prestation de serment des hauts dignitaires de la umma. Leur règne est par ailleurs conçu comme le modèle absolu pour les califats ultérieurs. Dans la tradition chiite au contraire, l’origine du pouvoir califal se situe dans la transmission du pouvoir suprême de Mahomet à son gendre Ali, et non dans un quelconque serment d’allégeance prêté par la communauté musulmane à l’un de ses membres. Les trois premiers califes – c’est-à-dire ceux qui ont précédé Ali – ne sont donc pas considérés comme légitimes, et seule la procédure de désignation testamentaire de l’héritier (nass) est à même de légitimer l’autorité du calife.

Le problème de la définition du califat s’est encore complexifié avec la formation des premiers royaumes islamiques. La concentration d’un pouvoir s’appliquant à l’ensemble des musulmans entre les mains d’un unique souverain s’est avéré intenable sur le long terme et a conduit à une minoration progressive du rôle du califat dans les systèmes politiques musulmans. L’autorité du calife semble s’être maintenue durant le califat omeyyade de Damas (671-750) et dans les premiers temps du califat abbasside de Bagdad (750-1258), mais les premiers signes de son déclin se font sentir dès la fin du IXe siècle. A l’origine de cet affaiblissement se trouvent la fragmentation du monde musulman et la démultiplication des califats, ainsi que la remise progressive aux mains d’un vizir ou d’un émir d’une partie des responsabilités politiques et religieuses autrefois assumées par le calife lui-même. Le califat abbasside de Bagdad ne bénéficiait plus que d’une primauté symbolique sur les sultans seldjoukides et se trouvait concurrencé par le califat fatimide (chiite) d’Egypte, ceci jusqu’à la fin du XIIe siècle. En ce sens, la prise de Bagdad par les Mongols en 1258, conduisant à la chute du califat de Bagdad, ne faisait qu’entériner un long processus de déclin. Le rêve d’unité et de primauté porté par le califat abbasside était devenu incompatible avec la réalité politique des XIIe et XIIIe siècles.

Métamorphoses et chute du califat : l’ère mamelouke et ottomane

Après 1258, le califat perdit la quasi totalité de ses compétences politiques et vit son prestige considérablement affaibli au sein du monde musulman. Le calife, désormais déplacé au Caire, n’avait plus pour fonction que d’investir symboliquement le sultan mamelouk. Réduits à de simples gages de légitimité pour les sultans, les califes ne pouvaient plus cultiver l’ambition d’assumer une fonction de guide religieux dans l’ensemble de l’umma et n’étaient reconnus que par une minorité de princes islamiques. La mise des califes sous la coupe des sultans égyptiens interdisaient également toute prise de position de leur part dans la vie politique égyptienne et a fortiori musulmane.

Vidée de son contenu, la fonction de calife ne fut plus assumée après l’annexion de l’Egypte mamelouke à l’Empire ottoman en 1516. Ceci ne signifie pas que le califat fût formellement aboli. Les reliques du Prophète et les insignes du califat furent transférées à Constantinople de manière à mettre en scène la continuité entre le califat abbasside et son pendant dans l’Empire ottoman. Le sultan (ou padishah) ottoman pouvait ainsi se présenter comme détenteur du califat sans pour autant intégrer officiellement le titre de calife à la titulature impériale.

C’est seulement au XIXe siècle que les padishah trouvèrent un intérêt réel à cette fonction, qu’ils réintégrèrent finalement dans leur titulature à l’occasion de la promulgation de la constitution ottomane de 1876, disposant que « le sultan, en tant que calife, est protecteur de la religion musulmane ». Ce regain d’intérêt pour le califat s’explique par la situation politique délicate de l’Etat ottoman au XIXe siècle. Le progressif démantèlement de cet Empire au profit de nouveaux Etats nationaux, soutenu par l’Europe, a conduit les autorités turques à opposer la notion de califat au principe d’une division par nations de ses anciens territoires. L’intention sous-jacente était d’affirmer le primat du sultan ottoman sur les populations musulmanes nouvellement séparées de l’Empire, et ainsi de poser une limite à l’indépendance complète de ces territoires. L’auteur égyptien Djamal al-Din al-Afghani alla même plus loin et défendit l’idée d’une refondation de l’Empire ottoman sur une base panislamiste, allant de pair avec une revalorisation de la fonction califale. Le lien religieux entre les Musulmans pourrait constituer une alternative au lien « national » pour refonder un Etat moderne. C’est ainsi comme un rejet du nationalisme que doit être comprises les dernières reformulations du concept de califat à la fin du XIXe siècle. Du reste, ce n’est guère un hasard que ce soit Mustafa Kemal Atatürk, fervent défenseur du nationalisme turc, qui mit définitivement fin au califat ottoman en 1924. Avec lui triomphait un modèle d’organisation étatique d’origine européenne, sonnant le glas du rêve ancien de renouer avec l’unité de la communauté musulmane.

Refonder le califat ? L’appropriation islamiste d’un idéal politico-religieux classique

Dans ce contexte, quel sens et quel crédit faut-il accorder à la proclamation d’un nouveau califat quatre-vingt dix ans après la chute de cette institution ? A en écouter les déclarations du porte-parole de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani, il faut d’abord comprendre que ce mouvement reprend le flambeau de la lutte contre le principe d’une organisation nationale et démocratique du monde musulman : « Musulmans, […] rejetez la démocratie, la laïcité, le nationalisme et les autres ordures de l’Occident. Revenez à votre religion » [3]. Le nouveau califat donne ainsi corps à la volonté de faire de nouveau primer les solidarités religieuses sur le lien national au Moyen-Orient. La continuité avec l’idée califale de la fin du XIXe et du début XXe siècle s’arrête néanmoins ici. Le mouvement pro-califal de cette période s’appuyait en effet sur une réflexion politique et religieuse partagée dans une grande partie de l’aire méditerranéenne. Il allait de pair avec l’organisation de colloques internationaux, tels le congrès de Jérusalem de 1931 ou le Congrès de l’Unité Arabe tenu en 1937, débattant des conditions de refondation du califat. Il s’accompagnait également de discussions sur les compétences et limites du pouvoir califal – une démarche du reste nécessaire au regard des transformations historiques de cette institution. La proclamation du califat islamique du 29 juin 2014 entend passer outre à ces difficultés pour imposer unilatéralement le retour intégral au califat des premiers temps, celui des quatre califes orthodoxes Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthman et Ali. Que ce passé fasse l’objet d’une forte idéalisation ne fait pas l’ombre d’un doute : les divisions et querelles occasionnées par les premiers développements du califat, que nous avons détaillées, ne sont pas thématisées par les représentants de l’EI. Ce qu’incarne le souvenir du califat, c’est l’idée d’un retour à une communauté musulmane unifiée au sein d’un régime théocratique réglementé par l’application stricte de la sharî’a. De même, le recours à la mémoire du califat de la première umma permet de placer le djihad contemporain dans la continuité de l’expansionnisme musulman du VIIe siècle de notre ère. L’instrumentalisation du souvenir du califat fournit ainsi une base de légitimité à l’action des groupes islamistes radicaux intégrés à l’EI, bien plus qu’elle ne se situe dans la continuité de la réflexion multiséculaire sur la place de cette institution dans le monde musulman.

Au demeurant, il paraît douteux que l’EI nourrisse l’espoir d’une réalisation concrète de son idéal politique d’unité de l’umma. Sans surprise, la légitimité du nouveau califat a été rejetée par la quasi totalité des autorités musulmanes. Les responsables de l’EI n’étaient de toute façon pas sans ignorer que les précédentes tentatives de restauration du califat avaient échoué en raison de la place croissante prise par les solidarités nationales face à la seule solidarité religieuse au sein du monde musulman. Les négociations entreprises dans les années trente concernant la possible refondation du califat, menées à l’occasion des deux congrès internationaux précédemment évoqués, n’avaient abouti qu’à la formation de la Ligue Arabe en 1945. Celle-ci ne retenait que l’idée d’une solidarité de principe entre Etats arabes et rejetait le projet de leur intégration dans d’une entité politico-religieuse unique. Depuis 1945, la situation n’a pas évolué dans un sens plus favorable au retour du califat. Au contraire, les liens nationaux [4] voire infranationaux [5] se sont révélés d’une importance toujours plus décisive pour comprendre la situation politique du Moyen-Orient, rendant obsolète l’idée d’une institution regroupant l’intégralité du monde musulman en son sein. Au-delà du discours de l’EI sur l’unité musulmane, il faut sans doute voir dans la refondation du califat une tentative de l’organisation d’élargir son influence au sein des groupes islamistes de la région, dans le cadre de sa lutte d’influence avec Al-Qaida. L’exigence d’obéissance au calife au-delà des frontières nationales semble ainsi servir une stratégie d’ascension régionale de l’EI au sein des mouvances radicales régionales, bien plus qu’elle ne soutient la réunification effective de la communauté musulmane mondiale. L’apparence d’un simple retour à une institution dissoute en 1924 est donc trompeuse. A travers l’instrumentalisation du souvenir du premier califat musulman, la politique de l’EI consiste davantage à soutenir ses intérêts locaux et régionaux qu’à renouer avec la tradition califale interrompue avec la chute de l’Empire ottoman.

Bibliographie :
 Berque Jacques, Le Coran, Paris, Sindbad, 1990.
 Gibb Hamilton A. R., « The Heritage of Islam in the Modern World (I) », International Journal of Middle East Studies, vol. 1, no 01, 1970, pp. 3 ?17.
 Lambton A. K. S., "Khalifa", in Encyclopaedia of Islam, Brill, vol. IV, 1978, pp. 937-953
 Nagel Tilman, « Theokratie im frühesten Islam. Von Mohammed zum Kalifat der Omaijaden », in Kai Trampedach (ed.), Theokratie und theokratischer Diskurs, Tübingen, Mohr Siebeck, 2013, pp. 235 ?253.
 Nagel Tilman, Staat und Glaubensgemeinschaft im Islam, Zürich, Artemis Verlag, coll. « Die Bibliothek des Morgenlandes », 1981.
 Sourdel Janine et Sourdel Dominique, "Le califat", in Dictionnaire historique de l’Islam, Paris, PUF, 1996, pp. 179-182
 Califat irakien ? : le rêve de l’Oumma peut-il devenir réalité ??, http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/07/04/31002-20140704ARTFIG00215-califat-irakien-le-reve-de-l-oumma-est-il-realiste.php, consulté le 5 août 2014.
 L’EIIL proclame son califat en Irak et en Syrie, http://www.liberation.fr/monde/2014/06/30/l-eiil-proclame-son-califat-en-irak-et-en-syrie_1054273, consulté le 5 août 2014.
 Groupes de solidarité au Moyen-Orient, http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/groupes-de-solidarite-au-moyen-orient, consulté le 5 août 2014.

Publié le 14/08/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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