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Entretien avec Tine Gade – « Tripoli est une ville historiquement contestataire »

Par Ines Gil, Tine Gade
Publié le 07/09/2023 • modifié le 07/09/2023 • Durée de lecture : 7 minutes

Votre ouvrage analyse l’histoire moderne de Tripoli et son identité politique. Pourquoi avoir décidé de travailler sur cette ville, et comment se sont déroulées vos recherches ?

J’ai commencé mes recherches en 2007, dans le cadre d’un Master, puis d’une thèse soutenue à Sciences po Paris en 2015. Pour mener à bien ce travail, j’ai réalisé plus de 300 entretiens entre 2008 et 2015, puis de nouveau à partir de 2021, à Tripoli, Beyrouth et dans d’autres villes libanaises.

Mes entretiens ont été réalisés avec des clercs religieux sunnites ou des leaders islamistes à Tripoli dans un premier temps, car c’était le sujet de mon mémoire. J’ai ensuite réorienté ma thèse sur le clientélisme et sur la stratégie des chefs communautaires à Tripoli [1]. Je me suis alors entretenue avec de nombreux responsables politiques, au sein du Courant du futur, et auprès d’autres partis implantés dans la ville, en tentant de trouver un équilibre entre les soutiens du 14 et du 8 mars.

Ma première visite au Liban s’est déroulée entre mars et mai 2008. A l’époque, le pays était le théâtre d’intenses tensions sectaires. Je me trouvais à Tripoli lors de la prise de certains quartiers de Beyrouth par le Hezbollah [2], j’ai donc été témoin des réactions des Tripolitains proches du Courant du Futur. Ces événements ont orienté mon travail vers des recherches centrées sur la question du sectarisme à Tripoli.

En parallèle, j’ai réalisé des entretiens à l’échelle des quartiers tripolitains avec des acteurs locaux clés susceptibles d’influencer les électeurs lors des scrutins (mafatih intikhabiya), ainsi qu’avec des ONG locales. J’ai réalisé une thèse très empirique, tout en essayant de lier mes analyses à des questions plus globales en sociologie politique.

Durant mes recherches, j’ai constaté qu’il y avait peu de travaux consacrés à Tripoli. Il existe certes des ouvrages sur cette ville, mais ces dernières décennies, ceux-ci portent tous sur la question de l’islamisme. Selon de nombreux Tripolitains avec lesquels j’ai pu m’entretenir, ces publications (même si certaines sont de bonne qualité) donnent une image biaisée et négative de la ville à l’extérieur, que ce soit à Beyrouth et à l’international. Le dernier livre centré sur Tripoli et qui ne portait pas spécifiquement sur l’islamisme remonte à 1967. Le chercheur Michel Seurat avait aussi écrit sur Tripoli pendant la guerre du Liban, mais il n’a pas pu terminer ses travaux. Il existe également des thèses et des mémoires sur cette ville, mais ils n’ont jamais été publiés. C’est pour cela que j’ai concentré mes recherches sur ce sujet. Je voulais écrire une histoire de Tripoli qui n’avait pas été faite, centrée sur la bataille pour l’espace public.

Si j’avais commencé ma thèse aujourd’hui, j’aurais probablement concentré mes recherches sur les organisations anti-sectaires, la socialisation, la normativité, car ces aspects ont rapidement évolué ces récentes années. Mais entre 2008 et 2015, le sujet du sectarisme était sans doute le plus pertinent.

Ville Sunnite, Tripoli de l’utopie islamiste à la “révolution” libanaise est le titre de votre ouvrage. Pourquoi avoir qualifié, dès le titre, Tripoli de « ville sunnite », Considérez-vous que le sunnisme est un aspect majeur de l’identité tripolitaine ?

Je suis satisfaite de ce titre, même s’il a été l’objet de certaines critiques. Un certain nombre de Libanais situés à gauche de l’échiquier politique, ainsi que certains chercheurs, ont pensé que je participais à l’essentialisation de Tripoli. Néanmoins, mise à part la minorité chrétienne, pour une large partie de la population locale, Tripoli est bien une ville sunnite. C’est une réalité. Cet aspect de l’identité tripolitaine est même une fierté pour une partie de la population. J’analyse par ailleurs ces questions de manière très nuancée dans le livre.

Dans votre ouvrage, vous évoquez la manière dont Tripoli a souffert d’un déclin et d’une marginalisation à partir de la création du Grand Liban. Pourriez-vous élaborer cet aspect ?

C’est une spécificité de cette ville. Historiquement, sur le plan économique ainsi qu’au niveau du tissu familial, Tripoli a longtemps été très connectée avec la Syrie. A partir de 1920, la création du Grand Liban a constitué une souffrance pour la population locale car Tripoli était jusqu’au milieu du 19e siècle une des trois capitales dans le Bilad-el-Cham avec Damas et Alep. Progressivement, souffrant d’un isolement de plus en plus grand, la ville a connu un déclin. Dans mon ouvrage, je compare la situation de Tripoli avec celle de Mossoul, qui était très connectée avec l’économie turque avant l’indépendance de l’Irak.

De ce fait, Tripoli a constitué un théâtre important de la contestation anti-mandat français. Abdelhamid Karami, fondateur de l’identité moderne tripolitaine, a joué un rôle important dans la durabilité de la contestation vis à vis du Grand Liban, car il a refusé le fait libanais jusqu’en 1943 [3], alors que les nationalistes de Beyrouth et de Saïda l’avaient accepté dans les années 1930. Je n’ai pas consulté d’archives du mandat français, néanmoins, en recoupant la littérature secondaire avec mes entretiens, j’ai pu constater que la population tripolitaine considère que la ville a été plus punie que le reste du Liban par la France durant le mandat. Selon la mémoire collective locale, il y aurait eu plus de répression que dans les autres villes libanaises. Une mémoire collective utilisée par des élites politiques locales désireuses de mobiliser une partie de la population.

Selon vous, le clientélisme libanais et l’affaiblissement de l’État ont favorisé le phénomène des groupes armés à Tripoli

Le phénomène de groupuscules armés semble effectivement plus accentué à Tripoli que dans le reste du Liban car ils sont liés à un conflit opposant le quartier sunnite de Bab al-Tebbaneh au quartier alaouite de Jabal Mohsen. Bien évidemment, le phénomène des groupuscules armés sunnites dont on parle ici a toujours été très limité, très peu professionnel, mal structuré, peu armé, et ne peut donc pas être comparé au Hezbollah chiite.

A partir de 2011, l’affaiblissement de l’Etat libanais a renforcé certaines forces locales (mahawat), favorisant l’émergence de groupes sectaires, armés ou non, qui ne sont par ailleurs pas nécessairement islamistes. Le secteur de la sécurité a été très affecté, car des groupes en partie armés se battent alors pour le contrôle de certains territoires.

De natures diverses, situés entre le gang et la milice, ces acteurs changent et s’adaptent selon les périodes. Ce phénomène s’est néanmoins amoindri en 2014, après une série d’arrestations. Or, depuis l’effondrement de l’économie libanaise en 2019 et la crise politique qui s’en est suivie, des groupes non-étatiques, armés ou non, prennent de plus en plus de place dans l’espace public et l’approvisionnement des services.

Des acteurs de la société civile se sont aussi imposés plus récemment. Depuis la crise des poubelles à Beyrouth en 2015, la société civile à Tripoli s’est progressivement recomposée vis-à-vis des zaïm, et s’est professionnalisée. Avant cela, elle était davantage constituée d’individus qui faisaient l’éloge de certains chefs politiques. Mais à partir de 2015, elle s’est éloignée des chefs locaux et s’est considérablement renforcée. Ces groupes émergeants méritent aujourd’hui une étude approfondie, car il existe des lacunes dans nos recherches concernant la jeunesse, le rôle des femmes, les marginaux ou encore le rôle des activistes environnementaux dans cette ville. Si j’avais commencé mes recherches plus récemment, j’aurais davantage abordé cet aspect, mais je me suis focalisée sur le sectarisme qui était une réalité importante à Tripoli entre 2008 et 2015.

Tripoli a changé d’image avec la « révolution » libanaise. Du fait des manifestations massives en octobre 2019, elle a été renommée « fiancée de la révolution ». A travers vos recherches, vous montrez que cet esprit protestataire n’est pas nouveau. La seconde ville du Liban a souvent été contestataire ces récentes décennies

Effectivement, Tripoli est une ville historiquement contestataire. La contestation prend néanmoins plusieurs formes selon les acteurs et l’époque.

Depuis la création du grand Liban, il existe des contestations de nature plus conservateur sunnite, qui ont tendance à s’opposer au Liban sous sa forme communautaire, dominé historiquement par les Maronites.

Il existe également une contestation de classe de longue date dans la ville. Tripoli, comme d’autres périphéries, a été très marginalisée à partir des années 1920. Jusqu’en 1958, elle a reçu peu d’investissements étatiques. Pendant la mini guerre civile du Liban de 1958, une partie contestataire de la ville de Tripoli échappe au contrôle de l’armée libanaise pendant quatre mois. Au terme de cette guerre, commence la période du chéhabisme, et Rachid Karamé, un leader important de la ville de Tripoli, devient Premier ministre. À partir de cette période et jusqu’en 1970, Tripoli commence à recevoir des investissements, mais ils sont stoppés avec la fin du chéhabisme en 1970 et le début de la guerre civile libanaise (1975-1990). Tripoli s’appauvrit ensuite considérablement dans les années 1990, en raison de son isolement du reste du Liban et du fait de ses liens avec l’économie syrienne.

Tripoli est aujourd’hui le théâtre d’inégalités extrêmes, car c’est à la fois la ville la plus pauvre et la ville des milliardaires. Cette forme de contestation socio-économique, particulièrement visible en octobre 2019, a permis de créer des synergies avec des Libanais originaires d’autres localités. Selon mes observations, durant ces manifestations, les protestataires de Tripoli s’étaient largement focalisés sur des sujets économiques, critiquant la corruption et la mauvaise répartition des richesses. En revanche, à Beyrouth, les revendications portaient aussi sur des questions sociétales, avec la demande de mise en place du mariage civil par exemple.

Néanmoins, le discours à Tripoli n’a pas été purement économique. Les protestations économiques ont aussi parfois débouché sur une critique politique. Certains discours contre la pauvreté ont eu tendance à critiquer la marginalité de Tripoli, allant jusqu’à parler d’un complot national contre la ville et, de manière plus large, contre les sunnites. L’identification des causes de la pauvreté est donc changeante. Pour certains, l’extrême pauvreté est le fait du système capitaliste libanais, pour d’autres, elle doit être imputée aux leaders corrompus, mais certains protestataires considèrent qu’elle est aussi due à une politique nationale contre les sunnites.

Outre le renforcement de la société civile, la contestation de 2019 a eu pour conséquence de modifier l’image de Tripoli à l’extérieur. En raison des fortes mobilisations dans la localité, les Libanais ont alors perçu Tripoli comme une ville ouverte. Certains Libanais l’ont visitée pour la première fois pendant la « révolution ». C’est un aspect important, car Tripoli souffrait jusqu’alors d’une très mauvaise image. L’ensemble des Libanais ont aujourd’hui beaucoup plus d’empathie et font preuve de plus de solidarité envers les habitants de Tripoli, comme en témoigne l’émotion suscitée par les naufrages dans lesquels des dizaines de Tripolitains ont été tués en tentant de rejoindre les rives européennes. Un certain nombre de Libanais ont comparé ces naufrages avec l’explosion du port de Beyrouth.

En conclusion, on peut dire que Tripoli n’est ni une ville extrémiste, ni uniquement une fiancée de la thawra, c’est une ville complexe et dynamique, comme toutes les autres villes du monde. Étant la seconde localité du Liban, elle connaît beaucoup de variations.

Publié le 07/09/2023


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Chercheuse au sein du groupe de recherche sur la paix, les conflits et le développement au Norwegian Institute of International Affairs (NUPI), Tine Gade est titulaire d’un doctorat en science politique à Sciences Po Paris et travaille principalement sur des questions liées aux conflits politiques et aux relations entre l’État et la société au Moyen-Orient.
Ell est l’auteur de « Ville Sunnite, Tripoli de l’utopie islamiste à la “révolution” libanaise » (Sunni City, Tripoli from Islamist Utopia to the Lebanese ‘Revolution’, Cambridge University Press), publié en novembre 2022.


 


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