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Où en est l’Etat islamique au Levant (2/2) ? De fragiles garde-fous à sa résurgence

Par Emile Bouvier
Publié le 05/04/2024 • modifié le 05/04/2024 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1 : Une organisation toujours très active

I. Un terreau actuellement peu favorable à une réelle résurgence de Daech

Plusieurs facteurs sont venus concourir, ces derniers mois et années, à empêcher une réelle résurgence de Daech. Le premier consiste en la différence majeure de situation entre l’année de la montée en puissance de l’EI, en 2014, et aujourd’hui : à l’époque, l’Irak comme la Syrie se trouvaient grevés par une instabilité sécuritaire majeure, alimentée par le sectarisme religieux et les divisions politiques. Aujourd’hui, la situation est toute autre : si la Syrie n’est pas encore parvenue à sortir de l’état de guerre civile dans lequel elle se trouve depuis mars 2011, le territoire est désormais fermement contrôlé par les différentes factions présentes, qu’il s’agisse du régime syrien, des Forces démocratiques syriennes (FDS) ou encore des rebelles de la poche d’Idlib. L’Irak est quant à lui repassé entièrement sous le contrôle de ses autorités légales, tout comme la région autonome du Kurdistan d’Irak (RAK). Les forces combattantes de chacune de ces factions ont désormais nettement développé leurs capacités militaires et leur réseau d’alliances locales, leur permettant dès lors de contrôler efficacement leur territoire. Les capacités de manœuvre de l’Etat islamique, qui avait notamment bénéficié du chaos politico-sécuritaire de 2013-2014 pour s’emparer de vastes pans de territoire, n’en sont que plus amoindries.

Le deuxième facteur est le désintérêt relativement croissant de la population, en Syrie comme en Irak, pour les idées islamistes extrémistes. La popularité des groupes salafistes comme l’Etat islamique ou Hayat Tahrir al-Sam a considérablement diminué, en particulier au sein des communautés ayant pu vivre sous le contrôle de ces groupes et qui ont, de fait, pu assister aux actes de terreur opérés par ces organisations, y compris contre des civils et/ou des musulmans. Sans nécessairement évoquer les cas de conversion de musulmans vers le christianisme ayant pu être rapportés dans les territoires libérés de Daech [1], il est notable en revanche que l’adhésion que l’EI a pu obtenir par le passé d’une partie de la population est bien moindre aujourd’hui [2]. L’islam politique semble, de fait, de plus en plus rejeté par les populations syriennes et irakiennes [3]. Cette perte de soutien explique ainsi tant les difficultés éprouvées par l’organisation à reprendre de l’ampleur au Levant que l’expansion territoriale et socio-politique dont elle jouit au contraire au Sahel, où une partie de la population se montre plus permissive à ses idées [4].

Le troisième facteur empêchant le retour de l’EI tient à la composition démographique des territoires où le groupe opère actuellement : lorsque les FDS, l’armée irakienne épaulée des milices chiites et les forces de la coalition ont repris les derniers territoires tenus par Daech en Irak et en Syrie, ses militants et cadres ont été contraints de fuir vers les pays voisins [5] ou les régions contrôlées par d’autres puissances, comme le nord de la Syrie [6]. L’EI se trouve donc privé, dans ses zones actuelles d’opérations, de cadres et de sympathisants, et doit composer dans un environnement qui lui est globalement hostile.

Enfin, le quatrième facteur découle des trois premiers : il s’agit de l’incapacité de l’EI à attirer de nouvelles recrues pour grossir ses rangs. Gêné par des forces locales dorénavant efficaces sur le plan militaire, Daech peine à recruter au sein de populations qui lui sont désormais globalement hostiles, de surcroît dans des territoires vidés de cadres et sympathisants historiques. Cette pénurie de ressources humaines explique dès lors les tentatives répétées de Daech de libérer les militants et combattants déjà acquis à sa cause, actuellement retenus prisonniers pour la plupart par les Kurdes syriens. Si la série de tentatives d’évasion relativement spectaculaires des années 2019-2022 semble aujourd’hui s’achever, l’EI n’a pas abandonné pour autant sa volonté de libérer ses militants emprisonnés : en effet, plusieurs rapports sympathisants [7] mettent en évidence que Daech continue d’essayer d’exploiter les faiblesses des FDS en corrompant certains officiers afin de libérer des détenus à travers les emprises carcérales contrôlées par les Kurdes syriens.

II. Des perspectives malgré tout favorables à l’Etat islamique ?

Plusieurs événements récents laissent toutefois entrevoir des perspectives potentiellement favorables à l’EI. Premièrement, les Forces démocratiques syriennes, fer de lance de la lutte contre Daech et actuelles geôlières de quelque 42 000 militants étrangers de l’Etat islamique et leur famille [8], ont montré ces derniers mois des signes de désunion notables. En effet, des affrontements ont éclaté le 27 août 2023 entre les Kurdes syriens - qui dominent la coalition des FDS - et plusieurs tribus arabes de la moyenne vallée de l’Euphrate membres, elles aussi, des FDS. La raison de cette crise tient à l’arrestation du chef du conseil militaire de Deir-ez-Zor, Ahmed al-Khubail ; les FDS l’accusaient de complicité dans de multiples crimes, notamment de trafic de drogue, de mauvaise gouvernance sécuritaire, d’inaction contre les cellules dormantes de l’IS et, enfin, d’avoir exploité sa position à des fins personnelles [9].

Plusieurs tribus arabes, indignées par cette arrestation et de plus en plus critiques à l’encontre de la domination des Kurdes syriens - qu’elles accusent notamment de vouloir « kurdifier » les territoires arabes du sud de la Syrie - au sein de la coalition, se sont alors révoltées, érigeant des barrages et attaquant des patrouilles et convois militaires kurdes [10]. Initialement cantonnée aux villes d’Al Busayra, Dhiban et Shahil, la révolte s’est ensuite répandue à Hawayij les jours suivants, puis dans d’autres localités encore le long de l’Euphrate et du Khabour. Les affrontements ont duré plusieurs semaines, alimentés le 25 septembre par une attaque sur l’Euphrate de quelques éléments de l’armée syrienne contre des positions kurdes [11] qui sera perçue par les mutins comme une opportunité d’affaiblir davantage encore les Kurdes. Finalement, la révolte a été matée le 27 septembre [12] et a abouti en la mort de 118 personnes : 29 membres des FDS, 79 combattants tribaux et 10 civils [13]. Cette révolte n’est pas anodine et témoigne de la désunion croissante régnant parmi les différents groupes composant les FDS ainsi que des différentes mouvances parcourant la coalition [14]. La force des FDS et leur efficacité à l’encontre de Daech résident dans leur union : toute fragilisation de cette dernière, à l’instar de ce que ces récents événements ont pu démontrer, apparaîtrait comme une opportunité que ne manquerait pas de saisir l’EI en redoublant ses attaques ou en attisant davantage encore les ressentiments parcourant certains groupes de la coalition des FDS.

Une autre perspective certainement favorable à Daech est celle du départ potentiel des troupes américaines du sol irakien. En effet, à la suite des attaques - quelque 180 depuis le 7 octobre [15] - menées par les milices chiites contre les bases américaines situées au Levant, les Etats-Unis ont initié une riposte volontariste ayant abouti en plusieurs occasions en des frappes aériennes en territoire irakien, notamment le 4 janvier à proximité de Bagdad [16]. Si ces frappes sont tolérées dans le cadre de la lutte contre Daech par les autorités irakiennes, elles ne l’ont pas été, en revanche, contre les miliciens des Forces de mobilisation populaire (PMF) ; des manifestations anti-américaines ont dès lors été organisées en Irak [17], concomitamment à un refroidissement très net des relations entre Washington et Bagdad qui a accusé les Américains d’être à l’origine « d’une agression et d’une dangereuse escalade » [18].

Les autorités irakiennes ont dès lors fait savoir aux Etats-Unis leur souhait de voir partir du sol irakien le contingent de soldats américains [19], fort de 2 500 hommes. Le 25 janvier, Washington et Bagdad annonçaient avoir tenu leur premier cycle officiel de négociations visant à organiser le départ ordonné et progressif des forces américaines [20]. Le Premier ministre irakien Mohammed Shia al-Sudani admettait toutefois en privé à des responsables américains le 9 janvier 2024 ne pas souhaiter le départ des forces américaines [21]. Les négociations, de fait, auraient été gelées d’ici la fin de l’élection présidentielle américaine, selon les déclarations à Reuters d’un responsable irakien ayant souhaité garder l’anonymat [22]. Le départ des forces américaines d’Irak serait une véritable bouffée d’oxygène pour Daech : si l’essentiel des forces combattantes américaines avaient déjà quitté le sol irakien depuis 2020 [23], les contingents restants se montrent déterminants dans la transmission de renseignement d’intérêt militaire aux forces irakiennes dans leur lutte contre Daech ainsi que dans la formation des soldats irakiens et, occasionnellement, dans la conduite de frappes aériennes contre des militants du groupe djihadiste.

Conclusion

Ainsi, l’Etat islamique montre des signes d’activité toujours notables, tant en Syrie qu’en Irak ; il doit sa résilience à l’instabilité et l’insécurité toujours rampantes au Levant, et au fanatisme de ses quelques milliers de combattants toujours actifs dans la région. Le groupe djihadiste n’est pas parvenu, en revanche, à amorcer de véritable résurgence, malgré un climat géopolitique qui aurait pu s’y prêter ces derniers mois ; diverses raisons ont en effet présidé à maintenir l’Etat islamique dans un état de clandestinité et de basse intensité opérationnelle. Toutefois, diverses perspectives montrent que la situation garde un potentiel très évolutif et éventuellement favorable à Daech ; la nécessité d’une implication constante de la communauté internationale dans la lutte contre l’Etat islamique et les ramifications de son émergence restent ainsi toujours autant d’actualité.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
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 Les milices chiites au Levant : historique et point de situation de leurs activités. Partie 2 : les milices chiites, des proxys aussi bien politiques que militaires pour l’Iran

Sitographie :
 Life under ISIS led these Muslims to Christianity, NBC News, 03/02/2019
https://www.nbcnews.com/news/world/life-under-isis-led-these-muslims-christ-n963281
 ISIS keeps dwindling in Syria, GIS Reports, 13/06/2023
https://www.gisreportsonline.com/r/syria-isis-terrorism/
 A religious revolution is under way in the Middle East, The Economist, 29/11/2023
https://www.economist.com/international/2023/11/29/a-religious-revolution-is-under-way-in-the-middle-east
 Turkish-occupied areas in Syria become safe haven for ISIS leaders, North Pres Agency, 15/07/2022
https://npasyria.com/en/80424/
 Revictimizing the Victims : Children Unlawfully Detained in Northeast Syria, Human Rights Watch, 27/01/2023
https://www.hrw.org/news/2023/01/27/revictimizing-victims-children-unlawfully-detained-northeast-syria
 Syria : Dozens killed in fighting between SDF and Arab tribesmen, BBC, 05/09/2023
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-66711352
 US-backed SDF say deadly battles with Arab militias in eastern Syria have ended, The New Arab, 09/09/2023
https://www.newarab.com/news/sdf-say-battles-arab-militias-east-syria-have-ended
 Syria Insight : Deir az-Zour tribal uprising sparks new war, The New Arab, 27/09/2023
https://www.newarab.com/analysis/syria-insight-what-sparked-deir-az-zour-uprising
 Deir Ezzor sectarian strife | 118 people killed in two rounds of bloody clashes between local gunmen and SDF, Syria Observatory of Human Rights, (SOHR), 27/09/2023
https://www.syriahr.com/en/312064/
 Two currents within the Kurdish SDF ;US and interests halt the clash, Enab Baladi, 10/08/2023
https://english.enabbaladi.net/archives/2023/08/two-currents-within-the-kurdish-sdfus-and-interests-halt-the-clash/
 Leaving Iraq May Be Washington’s Wisest Choice, Washington Institute, Davi Schenker, 26/02/2024
https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/leaving-iraq-may-be-washingtons-wisest-choice
 U.S. strike in Baghdad kills key militia commander, officials say, The Washington Institute, 07/02/2024
https://www.washingtonpost.com/national-security/2024/02/07/us-strike-baghdad-iranian-proxies/
 Iraq, protests against the USA in Baghdad : “Allah is great, America is Satan – video, Agenzia Nova, 07/02/2024
https://www.agenzianova.com/en/news/iraq-protests-against-usa-in-baghdad-allah-and-great-lamerica-and-satan-video/
 US strike kills Iran-backed militia leader in Baghdad as regional tensions rise, The Guardian, 04/01/2024
https://www.theguardian.com/world/2024/jan/04/baghdad-airstrike-kills-iran-backed-militia-leader
 Iraq prepares to close down US-led coalition’s mission – PM, Reuters, 05/01/2024
https://www.reuters.com/world/middle-east/iraq-prepares-close-down-us-led-coalitions-mission-pm-statement-2024-01-05/
 US, Iraq begin formal talks on winding down US-led military coalition, Al Jazeera, 27/01/2024
https://www.aljazeera.com/news/2024/1/27/us-iraq-begin-formal-talks-on-withdrawing-us-led-military-coalition
 Iraqi officials privately signal they want US forces to stay, Politico, 09/01/2024
https://www.politico.com/news/2024/01/09/iraq-us-troops-removal-00134564
 Talks to end US-led coalition in Iraq may take until after US election, Iraqi official says, Reuters, 12/03/2024
https://www.reuters.com/world/talks-end-us-led-coalition-iraq-may-take-till-after-us-elections-source-2024-03-12/
 US announces troop drawdown in Iraq, CNN Politics, 09/09/2020
https://edition.cnn.com/2020/09/09/politics/us-troops-iraq/index.html
 An Enduring Challenge : ISIS-linked Foreigners in Türkiye, Crisis Group, 28/02/2023
https://www.crisisgroup.org/europe-central-asia/western-europemediterranean/turkiye/267-enduring-challenge-isis-linked-foreigners
 25 Dead as Damascus Loyalists Clash With Kurdish-Led Forces : Monitor, The Defense Post, 26/09/2023
https://www.thedefensepost.com/2023/09/26/damascus-loyalists-kurdish-forces-clash/

Publié le 05/04/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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